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  • Le Grand Tour

     

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    47. L'inénarrable épisode
    J’étais un peu maussade ce matin-là. Il faisait gris aigre au Bonheur International, dont l’isolation défectueuse de ma chambre solitaire laissait filtrer de sournois airs glaciaux, mais il fallait que je fasse bonne figure, tout à l’heure, à la Radio tunisienne où j’avais été invité, avec Rafik Ben Salah, par la belle prof de lettres de la Manouba se dédoublant en ces lieux au journal de treize heures.
    Titubant plus ou moins de fièvre le long de l’interminable enfilade d’avenues conduisant de l’avenue Bourguiba à l’Institution en question – Rafik m’avait dit que j’en aurais pour dix minutes mais ne demandez jamais votre chemin à Rafik Ben Salah -, je finis en nage, essoufflé, au bord de la syncope dans les studios décatis de la grande maison où l’on m’attendait avec impatience.
    Mon ami écrivain s’étant défilé entretemps, j’allais me retrouver seul au micro national à raconter mon escale d’à peine douze jours. J’avais dit à la belle prof que je n'en voyais guère l’intérêt, mais elle s’était récriée et m'avait demandé "plus d'infos", aussi lui avais-je balancé par mail quelques données bio-bibliographiques concernant mon parcours terrestre incomparable et mes œuvres en voie d’immortalité.
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    Comme tout auteur est un puits de vanité et que je reste ouvert à toute expérience, cette impro radiophonique en direct m’amusait d'ailleurs, finalement, en dépit des premières attaques de la toux . «On a dix minutes pile ! » m’annonçait à l'instant la belle prof présentatrice…
    Huit minutes plustard, j’avais à peu près tout dit, à la vitesse grand vlouf, de mes observations et rencontres, les torturés de l’avenue Jugurtha et la soirée avec le ministre, les orgasmes de la niqabée et la sage soirée au Foundouk El Hattarine, quand ma fringante interlocutrice entreprit, pour souligner l’importance cruciale de mon témoignage, de présenter mon Œuvre et d’aligner les prix littéraires que celle-ci m'a valus à travers les années.
    Lorsque j’appris alors, par la voix de ma crâne interlocutrice, que je m’étais signalé dès mon premier livre, La Prophétie du chameau, comme un jeune auteur en osmose particulière avec le monde arabo-musulman, j’étais tellement estomaqué de voir confondre mon premier opuscule (une espèce d’autobiographie soixante-huitarde romantique de tournure et d’écriture kaléidoscopique ultra-raffinée) avec le premier roman de Rafik Ben Salah, que je restai baba...
    Rectifier le tir en direct, alors que la dame énonçait les autres titres de mon oeuvre si tunisienne d’inspiration (Le Harem en péril ou Récits tunisiens, sans parler des redoutables Caves du minustaire), m’eût semblé la mettre en position délicate voire impossible, alors qu’elle me félicitait maintenant pour le Prix Schiller (effectivement reçu dans mes jeunes années, à l’égal de Rafik) et le Prix Comar (distinction tunisienne dont Rafik Ben Salah et Emna Belhaj Yahia ont bel et bien gratifiés), mais nous en étions aux dix minutes accordées, il me restait à dire merci pour l’honneur insigne, sourires rapides et promis-juré: la prochaine fois nous vous prendrons une heure…
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    Quant à moi, rarement j’aurai tant ri (au téléphone illico, avec ce chameau de Rafik, en sortant des studios) d’une situation si cocasse et si caractéristique à la fois, en l’occurrence, d’une incurie que je n’avais pas envie, pour autant, de juger en aucune manière. La chère dame, prof de lettres cachetonnant à la radio, avait mélangé ses fiches et je n’eus pas le cœur de le lui faire remarquer après l’émission...
    Je n’en dirai d’ailleurs pas plus. Je ne m’en sens pas le droit. Emna Belhaj Yahia est mille fois mieux habilitée que moi au commentaire particulier ou général de l'état de la culture en Tunisie.
    Quant à moi j’avais hâte, la crève me prenant au corps, de lever le camp. Il nous restait juste, ce soir-là, à marquer nos adieux amicaux, à La Mamma, en compagnie de Rafik et de son amie Jihène. Nous ririons encore un peu de ce loufoque épisode, pour nous libérer du poids du monde comme il va ou, plutôt, ne va pas...
    Bref, trois ans après la «révolution », j’aurai retrouvé la Tunisie en étrange état, mais comment généraliser de sporadiques impressions personnelles ? Mon ami Rafik Ben Salah, moins prudent que moi en tant que Tunisien helvétisé redoutant plus que jamais le retour du pire, m’a parlé d’une ambiance d’après-guerre. Je ne sais pas.
    À mon retour en Suisse, mon vieil ami l’historien Alfred Berchtold à qui je faisais part de mes observations, m’a dit comme ça: «On se sent dépassés», avant d’ajouter : « Mais Obama aussi a l’air dépassé ». Et le merveilleux octogénaire, que ses camarades de la communale, à Montmartre, appelaient Pingouin, de conclure : «Nous sommes tous dépassés, mais la vie continue. Avec Madame Berchtold, à l’Institution, nous nous exerçons l'un l'autre à nous réciter par coeur des poèmes...»