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  • Mort d'un grand humaniste

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    Alfred Berchtold, lumière de l'esprit et du coeur, s'est éteint durant la  nuit du 26 au 27 octobre 2019.

    Un grand humaniste suisse vient de mourir à Genève en la personne de l'historien Alfred Berchtold, à l'âge de 94 ans. Grande tristesse de perdre cet être merveilleux.
    Adieu, Monsieur Berchtold, et merci pour votre présence irradiante et votre oeuvre sans pareille.

    Je reviendrai dès demain sur la personne et l'héritage culturel et littéraire exceptionnel que laisse l'auteur trop souvent méconnu de quelques livres majeurs, tels La Suisse romande au cap du XXe Siècle, Bâle et et l'Europe.

    Il y a quelques années, notre confrère Gilbert Salem lui avait consacré un bel hommage sur une page entière du quotidien 24 Heures, évoquant notamment le recueil d'entretiens que nous avions publié sous le titre de La Passion de transmettre, paru en 1997 à la Bibliothèque des Arts.

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    Né à Zurich en 1925, Alfred Berchtold a passé sa prime jeunesse à Paris. L'auteur de La Suisse romande au cap du XXe siècle vit depuis plus de cinquante ans à Genève. Son esprit méconnaît donc toute frontière.

    Autant l'interview journalistique devient quelquefois un exercice de routine, vite bâclé, vite écrit, vite lu et qui frustre généralement les personnalités qui s'y adonnent (et par conséquent le lecteur), autant l'entretien qui paraît sous forme de livre peut être conçu,s'il est bien conduit, comme un genre littéraire à part entière. Notre confrère Jean-Louis Kuffer, chroniqueur littéraire à 24Heures, vient d'y exceller en donnant carte blanche à Alfred Berchtold, l'un des derniers érudits suisses à la mode humaniste, l'auteur de deux sommes essentielles sur l'histoire intellectuelle de notre pays: La Suisse romande au cap du XXe siècle, portrait littéraire et moral(1963), et Bâle et l'Europe, une histoire culturelle (1990)*.

    «A l'heure, écrit Jean-Louis Kuffer, des antinomies stériles qui opposent indifférents et fanatiques, prétendus avant-gardistes et supposés rétrogrades, nationalistes chauvins et détracteurs systématiques d'une Suisse caricaturée, Alfred Berchtold tient une position qui est moins celle du confortable juste milieu que d'un équilibre sans cesse réajusté.»

    Esprit affranchi de toute théorie, allégé par un humour naturel bienveillant et sans cesse émoustillé par unesaine curiosité, il s'intéresse non seulement aux œuvres mais aussi aux hommes qui les ont faites. Il se passionne d'une manière générale pour les gens. C'est ce qui transparaît de mieux dans ce livre d'entretiens où l'on aborde les sujets les plus graves d'un ton enjoué.

    «Petit garçon, dit-il, plutôt que de jouer avec des copains de mon âge, je me plantais dans les squares à l'écoute d'un groupe de commères.»
    Plus tard, quand il alla à la rencontre des peintres et des écrivains, Berchtold éprouva beaucoup de joie à découvrir leurs caractères, leurs tempéraments, leurs silhouettes. «La concentration dans la diversité caractériserait peut-être ma démarche. Résumons:mon bonheur a été d'épier et de signaler le passage du poète (au sens le plus large du terme, je veux dire: du créateur) à travers nos cités et nos villages,et jusqu'au-delà des mers.»

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    Né à Zurich le 17 juin 1925, Alfred Berchtold est né dans une famille de souche paysanne. «Or, la paysannerie, si proche, était déjà loin de nous.» Son grand- père était juge cantonal, maire et historien; son père était directeur commercial à la fabrique Landis & Gyr, à Zoug, et fut chargé de créer une représentation générale à Paris. C'est ainsi que cette famille de Zurichois vécut durant quinze ans dans le XVIIIe arrondissement, au pied d'une butte Montmartre encore envahie par les chèvres et dans la proximité du Moulin de la Galette.

    «Une enfance parisienne m'a été donnée, dit-il, qui m'a épargné pour toujours le «traumatisme», allègrement cultivé par certains, d'avoir grandi dans une «geôle helvétique» en rêvant d'évasion.» (Plus tard, il exprimera d'ailleurs une nette réticence à l'égardde la fameuse métaphore de Dürrenmatt, dans sa lettre à Vaclav Havel, évoquant la Suisse comme une prison sans murs dont les habitants sont leurs propres gardiens).

    «La propension d'un de nos censeurs indigènes à prendre l'étranger à témoin me paraît manquer de loyalisme et de tact...»

    Après avoir fréquenté le lycée Condorcet — où il s'intéresse beaucoup à la politique française et mondiale — Alfred Berchtold revient avec les siens à Zurich, où il suit les classes du gymnase et obtient une maturité classique, débarque à Genève en 1944, assiste aux cours de Marcel Raymond, éprouve un choc décisif en écoutant ceux de René Huyghe à l'Athénée et à l'Alhambra sur la psychologie de l'art.

    Et c'est au hasard d'une lecture sur Ferdinand Hodler, dans un quelconque Almanach du Voyageur en Suisse, qu'il trouve, le temps d'une illumination, les choix majeurs de son orientation pour les cinquante années à venir: «Désormais, ce pays (la Suisse donc) qui m'intéressait moyennement, et dont les vertus et les performances ménagères, potagères, fromagères, chocolatières et bancaires me laissaient assez indifférent, ce pays que je jugeais respectable mais plutôt terne, voici qu'il avait une signification sur la carte de l'Europe culturelle; voici que son histoire révélait des lignes de force, des constantes qu'il valait la peine d'étudier; elle promettait des rencontres aussi variées qu'inattendues.»

    Après avoir passé sa licence en 1947, Alfred Berchtold travaillera durant treize ans à l'élaboration de sa thèse de doctorat, présentée en 1963.La publication, la même année, de LaSuisse romande au cap du XXe siècle suscitera d'abord de l'étonnement(l'histoire intellectuelle de la Romandie par un Alémanique de Paris, quelle gageure!), puis de l'admiration.

    C'est une somme puissante qui narre, avec érudition et rigueur, mais aussi avec saveur et bagou, le grouillement extraordinaire d'une vie de l'esprit telle qu'elle s'est manifestée, en une région donnée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

    D'Amiel à Benjamin Vallotton, en passant par le délicieux Paul Budry, Cendrars, Cingria et Crisinel, et puis Gilliard, Pierre-Louis Matthey et tout spécialement Ramuz, sans oublier Roud, Pourtalès et Gonzague de Reynold, il brosse un tableau très coloré d'une période où les lettres, en nos contrées, furent particulièrement fertiles et variées.

    Ouvertures sur le monde du théâtre,de la peinture, de la musique; ouvertures aussi sur la théologie protestante,sur les personnalités catholiques, les psychologues, les penseurs, les moralistes, les créateurs de revues littéraires. L'ouvrage compte près de mille pages et 3333 citations - c'est Madame Nicole Berchtold née Favre, sa meilleure collaboratrice, qui les a dénombrées...

    En 1990, paraît un autre livre tout à la fois volumineux, exhaus tif et voluptueux à lire: Bâle et l'Europe.

    «Pourquoi Bâle? Parce que la cité rhénane m'offrait un foyer admirablement concentré une situation géographique privilégiée et l'occasion de grands débats européens. À condition de monter et de descendre l'échelle des siècles, Bâle me permettait de rappeler combien, dans ce pays aux colorations diverses, nous sommes en Europe, quels que soient nos rapportsmomentanés avec telle ou telle institution internationale.»

    «Votre situation d'œil extérieura-t-elle favorisé ou limité parfois vos investigations?», demande Jean-Louis Kuffer.

    «Si je n'ai pas été formé en Suisse romande, je n'y ai pas été déformé, rétorque Berchtold. Mon approche d'un monde neuf pour moi en a peut-être été plus spontanée: j'abordais mes auteurs sans apriori, sans esprit de chapelle de séminaire académique ou de bistrot.»

    La Suisse, Alfred Berchtold l'aime profondément, avec son cœur de poulbot qui lui est resté de Montmartre: «Cette Suisse où l'on est confronté sans cesse à l'autre, où, butant à chaque pas contreune frontière, on est amené sans cesse à dialoguer par dessus celle-ci.»


    Alfred Berchtold: La Passion de transmettre, entretiens avec Jean- Louis Kuffer. Bibliothèque des Arts, collection Paroles vives, 180 pages. Les deux ouvrages susnommés d’Alfred Berchtold ont paru aux Editions Payot, à Lausanne.

  • Perdus

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    (Une si présente absence)

    Il y a ceux qui dorment, de nuit et de jour, et puis il y a ceux dont le regard semble ailleurs, ou tout ramené à l’intérieur, on ne sait pas trop, en tout cas la présence intense d’une absence non moins présente, si l’on peut dire, nous questionne au bord de ce gouffre de silence qui avale tout du bruit des cahots d’un train, d’une rame de métro passant soudain ou des clients du bistrot jacassant alentour.

    L’apparition la plus énigmatique à mes yeux serait alors celle de ce personnage noir dans un compartiment de train rouge, vu de profil et difficile à identifier.

    S’agit-il d’un jeune pirate à l’œil masqué ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de qui le regarde, et je suis celui qui le regarde du compartiment voisin.

    Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 est explicite à cet égard : Le compartiment, 1985, 65x 81cm.

    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau frotté de garance et de suie, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, le rouge sale d’une loge de théâtre décati, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf, donc ce doit être la nuit - le peintre est alors âgé de 89 ans mais on dirait là quelque vision de je ne sais quel jeune sauvage berlinois des année 70, et puis non: pas du tout, c’est autre chose, mais quoi ? C’est «du plus pur Czapski»…

    L’observation attentive des visages des personnages de Czapski révèle l’extrême sensibilité avec laquelle le peintre rend ce qu’on pourrait dire le poids de la chair et, paradoxalement, la nature la plus délicate de la personne, à savoir son âme affleurant la bidoche.

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    Cette épaisse femme, par exemple, derrière son bar, qui a l’air d’une pocharde, entre verres et siphon, semble comme perdue dans un rêve dont on ne sait, bien entendu, rien du tout. Elle est là : elle est un peu là, comme on dit. Elle pèse de tout son poids de présence, dans une lumière et au gré d’une inclinaison qui en adoucissent la puissante, voire l’écrasante affirmation en son tas de viande porcine et mystérieuse.

    Mon regard n’est plus ici latéral et réservé, comme dans les compartiments séparés par quelque espace, mais face à face, avec quelque chose de brutal dans ma façon de dévisager cette tête de brute qui ne m’accorde, par ailleurs, aucun regard, tout occupée à peser.

    Est-ce la patronne qui pionce après le départ des derniers clients de son troquet, comme pourraient le faire penser les bouteilles et les verres alignés derrière elle et le siphon à portée de pogne, ou bien est-ce une habituée, la pauvre pute du coin ? On n’en sait rien.

    Tel marchand s’offusque de ce que Czapski ne peigne point de personnages un peu plus présentables que cette calamité vivante à face ruinée de chair orangée malpropre que marbrent des reflets bleu rose violacé comme des hématomes, mais c’est bien ça que nous regardons et qui nous regarde : c’est là, j’étais là et telle « chose » m’apparut, le regard éperdu ou plus simplement perdu, et le marchand n’en démord pas, ne voyant pas quel salon garnir de ce vilain Au bar, 1956, 46 x 61 et ne trouvant à dire à l’artiste que l’évidence sonnante et trébuchante : invendable !

    Or je vois, pour ma part, tout autre chose qu’une scène misérabiliste à la Zola ou à la Daumier, je vois des couleurs, je vois comme une portée de bois sur laquelle s’alignent les notes de musique d’une dizaine de verres retournés, et d’autre verres au premier plan, ceux-là sur leurs pieds, remplis de doux mélanges de couleur orange, je vois, sous une chevelure d’un brun qu’on dirait de crin chiné, le gros, mol et doux visage aux yeux fermés et telle grosse épaule du solide appui fuyant ensuite en défaite fatiguée de l’autre côté de la robe bleue à l’échancrure laissant voir le blanc d’un probable camisole et la chair tendre de ce corps fatigué par la vie salope, je vois, enfin : je subodore malgré la certitude verticale du siphon et l’affirmation sourdement décidée du gros poing droit serré de la daronne, je bois la couleur à fortes lampées et laisse à d’autres le soin plus subtil et scientifiquement recevable de déconstruire la chose…

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    Sur quoi je découvre cette autre coulée de chair de L’Attente, 1981, 65x 81 cm, dont le regard perdu de la femme encore jeune représentée, profil droit, visiblement en espérance, comme on dit, conjugue une nouvelle fois la présence et l’absence.

    Rien apparemment de commun, du point de vue de ce qu’on pourrait dire la tonalité plastique, entre ces trois toiles évoquées ici dans le désordre de la chronologie et le souci d’échapper à la fois à la psychologie descriptive, plus encore à l’allusion sociologique, voire à la projection métaphysique, suggérant en revanche l’unicité d’un regard confronté à la double multiplicité du réel et des moyens de le transcrire.

    Je regarde le « dessin » très stylisé, voire élémentaire, du personnage du Compartiment me rappelant l’expression célinienne d’ «au bout de la nuit» - et j’y suis revenu à travers les années comme une noctuelle revient vers une lumière affleurant les ténèbres -, pour me trouver ensuite confronté à une rêverie éveillée suggérée dans un tout autre langage « du côté de la vie » pourrait-on dire, avec l’ « événement visuel » que représente la robe-sac de la femme enceinte à bretelles légères, dont le tissu blanc se cloisonne à traits noirs virevoltants et motifs oranges, et les parties visibles du corps de la femme est d’un jaune moutarde à l’unisson de la paroi de la salle d’attente, zigzaguant du visage taché de rose au long bras droit suggérant lui aussi l’attente avec un petit sac bleu nuit prêt à tomber, et ce bas de jambes croisées qui disent elles aussi quelque chose de l’expectative songeuse du personnage perdu dans sa nuit en plein jour.

    Les mots peinent à dire «tout ça», il faudrait plutôt dire «à peindre tout ça», ou bien il faudrait que ce qui est ici pure peinture devienne pur poème, et ce serait peut-être mieux dire, de manière « physiquement » plus suggestive et plus libre, côté lecteur, ce qui est exprimé par le jeu des formes et des couleurs, des lignes et des valeurs, qui ne ressortit ni tout à fait au réalisme ni non plus à l’expressionnisme, tant les «propositions» picturales de Czapski, ses « approximations » et ses « trouvailles », défient tout classement.

    (Ce texte est extrait de Joseph Czapski le Juste, livre en chantier)

  • La fin d'un monde

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    Sur Le Milieu de l’horizon, de Roland Buti. Prix du roman des Romands 2015.

     

    1.   D’ici et de partout

     

    Cette histoire, qui se passe non loin de chez nous dans les années 70, aurait pu se dérouler, à la même époque, en Allemagne ou en France profonde. Par la ressaisie émotionnelle des relations entre ses personnages, elle m’a rappelé les nouvelles des campagnes irlandaises de William Trevor, autant que les changements de mentalités décrits par Alice Munro dans ses récits à elle. Ajoutant à cela les très puissantes évocations de la nature plombée par la sécheresse, à l’été 1976, ou les rapports entre humains et animaux, dans une perception  fortement empreinte de sensualité et une attention particulière aux êtres fragiles ou en rupture d’équilibre, l’on se rappelle aussi, toutes proportions gardées évidemment, l’inoubliable Lumière d’août de Faulkner, sans qu’aucune référence littéraire explicite ne soit décelable pour autant dans ce troisième roman de l’auteur lausannois Roland Buti, complètement dégagé de tout étriquement régional alors même qu’il illustre un enracinement local et temporel avec une justesse de ton sans faille. 

     

    2.   Par delà les clichés

     Dans un récent entretien paru dans Le Monde, Jean-Luc Godard dit que « des trois quarts des films on sait ce que c’est juste par le petit récit qu’il y a dans Pariscope : « Un aviateur aime une dentiste »…

    De la même façon, on sait « ce que c’est » pour trois quarts des romans paraissant aujourd’hui à l’annonce de leur pitch, genre «la brillante paléontologue en pince pour l’astrophysicien».

    En ce qui concerne Le Milieu de l’horizon, cela donnerait : « Drame à la ferme, que l’épouse déserte avec la postière ». Avec sur le bandeau : « Roman paysan suisse et lesbien »…   

    Blague à part, et n’en déplaise à JLG, le roman n’est pas plus mort que le cinéma, et Le Milieu de l’horizon en est une preuve de plus, qui rompt avec les clichés anciens ou nouveaux (la dureté de la condition paysanne ou l’homosexualité sujet porteur) en transposant une réalité donnée, simple et complexe à la fois, par le truchement d’une narration aux multiples nuances et détails, qui sonne immédiatement vrai.

    Dès lors, le fameux pitch des argumentaires commerciaux juste bons à ferrer le client, se dissout dans le flux organique d’une histoire hautement symbolique, du point de vue social et psychologique, où la vie rebrassée bouscule tous les schémas. 

    3.   Le regard de Gus  

    La vie, dans Le Milieu de l’horizon, passe d’abord par le regard d’un ado de treize ans, Auguste Sutter, garçon tenant à la fois de la solide carrure de son père et de la sensibilité délicate de sa mère, associé aux travaux de la ferme par son paternel qui ne l’adoube pas pour autant alors que sa mère ne lui accorde que de froides bises..   

    Toujours est-il que c’est par les yeux hyper-réceptifs de Gus que nous découvrons le monde de cette ferme modeste de l’arrière-pays vaudois (localisée du côté de Possens), dans la cour de laquelle se croisent le semi-demeuré Rudy, lui aussi pétri de sensibilité et en contact quasi magique avec la nature, tandis que la moindre présence féminine l’affole, et le chien Shérif non moins en phase avec la nature.

    Une première grande réussite du roman, s’agissant de Gus, tient à cela que l’auteur en fait un témoin privilégié, au présent de la narration, alors qu’on sent que les faits de celle-ci sont rapportés des années plus tard, donc filtrés et épurés. Pourtant il en résulte un mélange de fraîcheur et de profonde attention, que Gus parle de Rudy et de son père au travail, de son grand-père Annibal dormant dans la paille de la jument Bagatelle, de sa soeur aînée Léa se démarquant de plus en plus de cette vie de « bouseux », de Cécile la postière « libérée » ou de Mado la sauvageonne de son âge qui lui tourne autour et le« cherche »…  

    Maître impérieux et fragile à la fois de la narration, Gus incarne pour ainsi dire l’âme du roman, autant que son corps et ses terminaisons sensuelles ou sexuelles, son atmosphère et ses transformations, sa signification sociale ou spirituelle, de manière organique.

     

    4.   Nature et contre-culture

    Ramuz affirmait que la littérature suisse n’existe pas, ce qui se défend par rapport à une vision nationaliste artificielle qui supposerait des lettres« typiquement suisses » ou des écrivains à vocation de porte-drapeaux.

    Mais une composante culturelle commune aux quatre entités linguistiques de ce pays tient au rapport de ses habitants avec la nature (dans la filiation directe de Rousseau et du romantisme), et, plus particulièrement, à l’ancrage séculaire d’une grande partie de sa population dans l’univers paysan.

    N’en déplaise au regretté Hugo Loetscher, citoyen du monde soulignant la croissante prééminence de la mentalité urbaine dans notre littérature, la culture helvétique reste imprégnée par l’univers terrien, de Jeremias Gotthelf à Ramuz ou Chappaz, et jusqu’à Noëlle Revaz, avec ou sans expérience directe de l’étable ou de l’oreiller rempli de noyaux de cerises… L’on ne s’étonnera pas, par conséquent, du fait que Roland Buti, qui n’a pas vécu dans une ferme à ce qu'on sache, en restitue parfaitement le climat et les odeurs, les heures et les travaux.

    Cela étant, le mérite original de ce roman n’est pas tant de parler de nature et de culture paysanne, comme l’ont fait Ramuz et bien d’autres,  que de le faire dans une nouvelle optique, déjà présente dans Le Pays de Carole de Jacques-Etienne Bovard, où la rupture contre-culturelle des années 60-70 coïncide avec la mutation technologique et le changement des mentalités. Dans Circonstances de la vie de Ramuz, on a vu précisément comment celui-ci « refuse » la ville, et de même retrouvera-t-on cette attitude chez Maurice Chappaz insultant les« maquereaux » de la modernité technique, et chez d'autres auteurs, surtout poètes, esthétisant la nature jusqu'à l'évanescence.

    Quant à Roland Buti, sans verser dans la sociologie, c’est en romancier, avec empathie et finesse, en médium intelligent et sensible, qu’il traite ce phénomène d’acculturation.

    Intelligent et sensible, Jean Sutter, père de Gus, a toujours défendu la noblesse de la paysannerie, et c’est avec courage qu’il aborde la mutation technologique (il investit de très grosses sommes dans l’installation d’un élevage industriel de poulets), tout en restant sur ses gardes. Mais voici qu’à la terrible sécheresse de 1976, phénomène ô combien naturel, s’ajoute, soudain, l’irruption d'un personnage que d’aucuns trouveront «contre nature», ressortissant plutôt à la contre-culture des années 60-70, sous les traits de la vive et très volubile Cécile en veine de libération sexuelle.

     

    5.Question langage    

    Un aspect tout à fait passionnant du Milieu de l’horizon, traité de manière fine par l’auteur, tient au rapport que ses protagonistes entretiennent avec le langage, observés par un Gus qui se montre très sensible, aussi, à la langue des gestes ou des regards, voire des silences.

    Le premier personnage combien significatif, à cet égard, est le valet de ferme Rudy, handicapé léger (il souffre d’une forme atténuée du syndrome de Down, est-il précisé) qui s’exprime au moyen de segments de phrases et répète souvent les fins de repartie de ses interlocuteurs. Or Rudy est doté d’une extrême sensibilité, qui fait de lui une espèce de radar émotif aux réactions parfois violentes. Sa langue-geste, qui rappelle celle des simples d’esprit de Ramuz ou des idiots de Faulkner, est en phase avec sa plus fine fibre affective, autant qu’avec sa sensualité énervée d’homme frustré - il a plus de trente ans en dépit de son air hors d’âge. On verra plus précisément comment, se frottant littéralement à Cécile, lui qui incarne la «nature» se trouve repoussé par la provocatrice imbue de « contre-culture », qui le taxe de perversité en parfaite petite-bourgeoise.

    Le langage de Cécile, alors, dès sa première apparition, décontractée au possible, puis à la table de la ferme où elle se répand en discours abstraits sur la vraie vie, impose une rhétorique péremptoire qui écrase bonnement le pauvre Jean tout en éblouissant la mère et la sœur de Gus. Plus tard,ce sera sans un mot, poussé à bout par les menées obliques des deux amies et l’exaspérant piapia de Cécile, qu’il sautera à la gorge de celle-ci par manière de réponse désespérée.

    6. La revanche des femmes      

    Dans une entretien avec Roland Buti paru dans la revue Générations, l’interlocuteur de l’écrivain souligne, comme pour rassurer ses lecteurs, que l’homosexualité n’est pas le thème du Milieu de l’horizon. Ce qui n’est pas faux, même si la perturbation majeure, dans la vie des Sutter, découle bel et bien d’une relation saphique entre la mère de Gus et Cécile, que le garçon surprend nues dans un ruisseau à se peloter passionnément.

    Mais l’idée ne nous viendrait pas, pour autant, d’ériger cette scène à la fois explicite et plutôt «soft» - même si Gus y voit la souillure scandaleuse de cet Eden forestier -, en thème relevant de ce qu’on appelle aujourd’hui, par retournement de conformisme sectaire, la « littérature gay ».

    De fait, ce détour « bisexuel » de deux femmes mariées évoque plutôt, en l’occurrence, l’échappée sensuelle de deux amies mariées (Cécile est à vrai dire séparée) en mal de liberté, préfigurant l’écart d’innombrables femmes, dans les mêmes années, dont une Alice Munro a détaillé maintes fois les comportements compulsifs, sans parler d’homosexualité. Ce qui ne sera pas admis, pour autant, par le pauvre Jean, doublement humilié par les ricanements de voisins toujours avides de juger les autres.

    Quant à Gus, qui prendra publiquement la défense de son père, au cours d’une fête, en traitant de « salopes » les deux amies narguant plus ou moins le pauvre homme, c’est encore lui qui se fera cogner par celui-ci – tels étant les effets de la honte…

     

    7. Une empathie admirable

    « Comprendre, ne pas juger », était la devise de Georges Simenon. Et c’est aussi, en somme, la position de l’auteur du Milieu de l’horizon, aux yeux duquel aucun personnage ne semble« condamné ».

    Roland Buti n’édulcore pas pour autant la réalité qu’il observe, loin de là. La fin du roman n’a rien du happy end douceâtre, mais le point de vue de Gus, comme pacifié par les années, sur un fond de mélancolie, serre le coeur sans tourner au noir en dépit de la désespérance solitaire, combien compréhensible, du père humilié et offensé.

    Friedrich Dürrenmatt affirmait qu’un écrivain devrait se tenir « entre le cendrier et l’étoile ». Pareillement, le Gus de Roland Buti fait le lien entre la campagne asséchée, « dure comme un biscuit », et le cosmos aux dieux plus ou moins favorables (Jean se rappelle les invocations mystiques des druides en nos régions…), l’atmosphère dantesque d’une poussinière s’écrasant sous l’orage et la bulle de tendresse où deux femmes se réfugient, la mort misérable d’une jument ou d’un chien devant pareillement figures symboliques,  ou la scène lustrale de deux ados se baignant dans le puits d’un château d’eau communal qui répandra, par tous les robinets du villages, la semence tirée du sexe du garçon  par la fille...

    Des années plus tard, Gus retrouve donc le temps perdu à sa façon grâce à l’écriture magnifiquement évocatrice de Roland Buti, dont l’empathie humaine, d’une réalité qui a  très mal, tire un roman qui fait du bien.

     

    Roland Buti. Le Milieu de l’horizon. Editions Zoé, 180p.                    

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