UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Joseph, modèle noir

    51s2IDpxFdL.jpgAVT_Bona-Mangangu_1850.jpegEntretien d'Hélène Combis avec Bona Mangangu

     

    Il surplombe le légendaire tableau de Géricault, mais qui a déjà remarqué la couleur de sa peau ? L'homme qui a permis à Géricault d'incarner ce personnage s'appelait Joseph, et était Haïtien. C'est l'un des rares modèles noirs de cette époque dont subsistent quelques traces biographiques.

    Etude d'homme d'après le modèle de Joseph, Théodore Géricault, vers 1818-1819, huile sur toile
    Etude d'homme d'après le modèle de Joseph, Théodore Géricault, vers 1818-1819, huile sur toile

    Aviez-vous déjà remarqué que la figure conquérante et optimiste qui surplombe le légendaire tableau du Radeau de la Méduse, et qui tranche avec les autres naufragés prostrés et capitulards, était un Noir ?

    Nous non plus... et alors que le Musée d'Orsay propose jusqu'au 21 juillet une exposition sur le modèle noir, nous avons voulu en savoir plus long sur celui qui a posé sous l’œil de Géricault pour incarner cette victorieuse figure de proue : il s'agit du "Nègre Joseph" (tel qu'on le baptisait à l'époque), venu de Saint-Domingue, et dont la petite histoire s'inscrit dans la grande sur fond de prémices abolitionnistes découragés par Napoléon, et de révolution haïtienne.

    Nous avons donc rencontré l'écrivain Bona Mangangu qui, en 2016, a publié chez le Tiers Livre un texte poétique inspiré de la vie de Joseph, sur laquelle il s'était largement documenté. Entretien.

    Qui était « Joseph le Maure », auquel vous avez consacré un texte littéraire ? D’où venait-il, quel a été son parcours de vie, et qu’est-ce qui l’a conduit à Paris, puis dans l’atelier des peintres romantiques du XIXe siècle, à commencer par celui de Géricault ?

    Bona Mangangu. Que sait-on vraiment de lui ? Pas grand-chose. Peu d’indices biographiques nous sont parvenus. Nous savons par Emile de la Bédollierre, dans son livre Les Français peints par eux-mêmes, encyclopédie morale du dix-neuvième siècle paru en 1840, qu’au début de la Restauration, il débarque à Marseille, après la libération d'Haïti en janvier 1804. De Marseille, il gagne Paris où il vit de petits boulots et d’expédients. Il se fait engager dans la troupe acrobate de Madame Saqui, née Marguerite-Antoinette Lalanne, danseuse de corde, pour jouer les Africains. Son succès au sein de cette troupe le conduit au petit cénacle des artistes de la rue des Martyrs. Par quelle voie a-t-il rencontré et trouvé les faveurs de Géricault ? Je l’ignore. En tout cas, grâce à ce dernier, il fréquente de nombreux ateliers de peintres de l’époque romantique. A quel âge est-il arrivé en France ? Est-il resté en France ? Quels genre de petits boulots faisait-il ? La peinture avait-elle beaucoup d’importance dans sa vie ? Où vivait-il ? De quelle manière est-il mort ? A ma connaissance, on l'ignore.

    Pour quels autres peintres a-t-il posé, et pour quels sujets ?

    Il a servi de modèle au peintre Adolphe Brune, élève de David, pour une toile intitulée Joseph, le nègre, visible au musée de Cahors. Une Etude de Nègre peinte en 1838, huile sur toile commandée au jeune Théodore Chassériau par Ingres, se trouve au musée Ingres à Montauban. Ingres forma le projet de réaliser une oeuvre à partir de cette étude mais ce projet ne vit jamais le jour. Il existe quelques dessins préparatoires au musée. Il rencontra Delacroix chez Géricault. Je me demande si la tête du Nègre vu en buste, la tête coiffée d'un turban rouge de Delacroix, qui date de 1826, ne serait pas celle de Joseph.

    "Joseph, le nègre", peint par Adolphe Brune durant la seconde moitié du XIXe siècle
    "Joseph, le nègre", peint par Adolphe Brune durant la seconde moitié du XIXe siècle

    Pourquoi connut-il un tel succès, en tant que modèle ?

    Son physique est proche de statues antiques. Mais ce n’est pas pour cela qu’il a les faveurs du peintre du Radeau. Dans le volume VI du livre de La Bédollierre (Émile de La Bédollière, écrivain et journaliste, NDR) l’auteur affirme que Joseph s'attire les préférences par son charisme. Il est vrai qu’il est très beau, possède des épaules larges, des dents très blanches et un torse effilé, et qu’il sait séduire n’importe qui par son bagout, son charme et son sens de la répartie. Ce qui amène un tel succès à Joseph ? C’est plutôt le Naufrage de la Méduse. C’est une toile immense. Aucun amateur de peinture, aucun peintre n’échappe à ce corps, cette "éminence" noire au sommet d’une pyramide humaine. À partir de-là, les propositions se multiplient.

    Le Radeau de La Méduse (détail), de Théodore Géricault, peint entre 1818 - 1819. En haut, brandissant un chiffon, le personnage pour lequel Joseph a servi de modèle
    Le Radeau de La Méduse (détail), de Théodore Géricault, peint entre 1818 - 1819. En haut, brandissant un chiffon, le personnage pour lequel Joseph a servi de modèle

    - Dans Le Modèle, en 1840, Émile de La Bédollière écrit : "Pensez-vous que l’Haïtien, brûlé par le soleil des tropiques, va demeurer tranquille dans sa pose comme Napoléon sur la Colonne ? Non : vous voyez tout à coup sa figure s’épanouir, ses grosses lèvres s’ouvrir, ses dents blanches étinceler ; il se parle à lui-même, il se conte des histoires, il rit à gorge déployée ; il songe à son pays natal ; réchauffé par la chaleur du poêle, il rêve le climat des Antilles ; au milieu des émanations de la tôle rougie et de la couleur à l’huile, il respire le parfum des orangers. O illusions !" Qu’est-ce que cette vision de l’homme noir reflète de l’époque ? 

    Il y a une donnée simple, à peu près partagée par le commun des mortels de l’époque : le Noir est de race inférieure, c’est un esclave. S’il est toutefois parmi nous, il n’est pas des nôtres, il ne se comporte pas comme nous. Comme vous le notez, certains clichés et stéréotypes perdurent. De la Bédollière ne fait que mettre en relief certains préjugés. Joseph est renvoyé à sa singularité nègre, telle que perçue par l’homme occidental. On dirait un extrait du Traité de physiognomonie, une science antique méconnue où l’individu est soumis à un examen sur son apparence physique, ses mœurs et ses origines. De grands esprits, comme Buffon, quelques années plus tôt, avaient rapproché l’intelligence du Noir à celle des animaux. Le Noir est d’intelligence inférieure, il est cannibale. On pointe du doigt sa "différence" pour mieux nier son altérité et son appartenance à la communauté des hommes. En 1848, les députés, à leur tête Victor Schoelcher, finiront par abolir cette cruauté rétablie par Napoléon en 1804.

    Justement, que dit ce succès de Joseph (et plus largement celui des modèles noirs) des réflexions de l’époque sur l’esclavage?

    Il est vrai qu’on note une certaine présence des Noirs, venus des Antilles, à Paris au début du XIXe siècle, dans la rue et dans l’iconographie de l’époque. Sont-ils admis auprès des cercles d’artistes à cause de la récente abolition de l’esclavage – que Napoléon rétablit aussitôt après – et de la libération de Haïti ? Suscitent-ils de la sympathie, ou une forme de reconnaissance, en tant qu’individus et figures de l’autre ? Je ne pourrais établir un lien de cause à effet. Modèles, "héros muets", ils ne font que coopérer à la mise en forme des tableaux et des sculptures. Ils font cela pour survivre. 

    Une chose est certaine : le succès de Joseph n’est qu’auprès des peintres ou des sculpteurs, surtout les proches de son ami Géricault, et auprès des amateurs d’art. Les uns le choisissent comme modèle par nécessité intérieure, connue d’eux seuls. Les autres parce qu’il ressemble à un dieu grec par sa corpulence – l’époque est sans doute à une résurgence des modèles antiques, musculeux, puissants, divinement beaux. Son visage est extraordinaire. Géricault l’a pris en affection. C’est son ami. Les raisons de toute amitié sont inexprimables. Le grand public l’ignore, ignore son identité, tout comme il ignore celle d’autres modèles africains, italiens ou juifs. "Vil métier", diront certains, car le modèle est payé trois francs par séance, une misère. Ça ne nourrit pas correctement son homme. Docile, il pose. Sans bruit. Il ne réclamera à l’artiste aucune part de sa gloire.

    - La représentation de modèles noirs dans la peinture, a-t-elle eu une incidence sur la perception des Noirs par la société française ?

    Sur le plan iconographique, c’est vrai que l’époque romantique vient de se débarrasser du grotesque que le style Rococo a exalté. Les têtes de nègre grotesque, en vogue dans la décoration de l’époque, ont disparu. Ignacy Sachs souligne dans son essai que l'“on accorde au nègre individuel des traits humains voire sympathiques”. Les artistes qui épousent la cause abolitionniste veulent rendre aux Noirs leur dignité. Par militantisme, ils dénoncent la traite négrière et luttent, pinceaux en main, pour réhabiliter leur condition humaine. Je pense à Géricault et son Radeau. Le bouleversant portrait de Jean-Baptiste Belley, esclave affranchi, devenu député noir de Saint Dominique à la convention par Anne Louis Girodet Trioson (1797), frappe également les esprits. Quant au peintre Marie-Guillemine Benoist, elle a peint magistralement sa Négresse (1800) comme une madone nourricière. “Sa peau rendue avec un soin particulier” nourrit, si je puis dire, l’imaginaire du spectateur. Selon Luce-Marie Albigès, "assise dans un fauteuil à médaillon drapé d’un riche tissu, elle occupe la place traditionnelle d’une femme blanche."

    Ce succès des modèles noirs témoignent-ils des débuts d'une affirmation de l’identité noire ?

    C’est aller vite en besogne. Le monde noir est vaste. Les royaumes africains seront peu à peu réduits au silence par la ruse et la brutalité des puissances occidentales. Les seuls qui se soulèvent, jusqu’ici, ce sont les Haïtiens. Toussaint Louverture chasse les Anglais de Saint-Domingue en 1795 puis les Espagnols en 1798. Mais la Révolution française conserve sa colonie. En Guadeloupe, les officiers Delgrès et Ignace tentent une résistance, ils sont écrasés par les troupes de Napoléon qui rétablit l’esclavage en 1802. Il faut attendre 1804 pour parler de débuts de la vraie affirmation de l’identité noire aux Antilles. En effet, Toussaint Louverture ayant réussi à écarter ses rivaux blancs et mulâtres, s’empare du pouvoir et proclame l’indépendance en janvier 1804. La première république noire est née : Haïti. On connaît la suite… la cellule du Fort de Joux dans le Jura etc.

    Dans votre texte, vous semblez dire que pour Géricault, peindre Joseph au centre de son Radeau de la Méduse était un acte d’émancipation… Pouvez-vous revenir sur cette représentation, et sa force symbolique ? Pour le peintre, était-ce réellement un choix politique ?

    Détail du Radeau de La Méduse, de Théodore Géricault, peint entre 1818 - 1819
    Détail du Radeau de La Méduse, de Théodore Géricault, peint entre 1818 - 1819

    Je crois que c’est un choix politique. J’ai appris qu’il aimait se faire conter les exploits héroïques d’insurgés haïtiens. Le rétablissement de l’esclavage par Napoléon aux Antilles françaises l’avait sans doute révulsé.

    C’est la fin de l’Empire. Nul, au sein de son entourage proche ( le colonel Bro, Dedreux-Dorcy, Horace Vernet, Jamar...) n’ignore ses sympathies pour la cause abolitionniste. Ils aspirent tous à des changements politiques, surtout artistiques. Géricault peint Le Radeau en six mois. Entre 1818 et 1819. Vu sa dimension, on ne peut que s’émerveiller devant une telle force, une telle rapidité d’autant qu’il n’use pas de brosses. Pour les rôles héroïques, dans ses tableaux, il choisit plutôt les Africains. Le personnage de Joseph est bien placé, au centre du Radeau. Son corps, c’est la matière première mise en oeuvre par le peintre, la figure de proue "élue" par celui-ci pour envoyer des signaux au bateau l’Argus venu à la rescousse. C’est un corps noir, puissant, en bonne santé, qui s’élève au-dessus des corps blancs, survivants du radeau affaiblis par la maladie et la fatigue. Le symbole est très fort.

    Que peut-on trouver comme documents biographiques sur Joseph, aujourd'hui ? Pourquoi l'histoire n'a-t-elle retenu que son prénom ?

    Pas grand-chose. Emile de La Bédollière fournit quelques indices dans son livre. Ils sont malheureusement maigres. Adrien Goetz dans son roman La Dormeuse de Naples lui donne un rôle assez prépondérant. Il le fait admettre dans un cercle philosophico-artistique appelé "la société Antonine" dont font partie de nombreux peintres célèbres de l’époque. Il le fait invraisemblablement voyager à Rome et Naples en compagnie de Géricault et Ingres.
    Mais sinon... une biographie uniquement pour celui qui exerce un "vil métier", que le grand public ignore ? Allons donc ! Il n’est ni soldat de l’Empire, ni général aux cotés de Delgrès, de Dessalines ou de Toussaint. On ne passe pas du jour au lendemain de la troupe acrobate, de l’atelier de la rue des Martyrs au Fort de Joux dans le Jura. Non. Il demeure tranquille dans sa pose pour trois francs la séance, le jour, et amuseur le soir au troquet. Pourquoi l’histoire n’a-t-elle retenu que son prénom ? Qui connaît Cadamour, le roi des modèles, ? Qui connaît Brzozomvsky, le doyen des modèles, et Dubose, modèle de formes irréprochables, et Céveau le beau dentelé, le favori d'Ingres ? Que sait-on de la Femme noire du célèbre tableau de Marie-Guillemine Benoist au Louvre? Et le nom de la servante aux fleurs dans l’Olympia de Manet, qui le connaît ? On prétend que la mode est à l’anonymat pour les modèles...

    https://www.franceculture.fr/peinture/qui-etait-joseph-modele-noir-du-radeau-de-la-meduse

     

  • Ceux qui sont mal élevés

    10735622-444710229001063-1759913221-n.jpgCelui qui rote pour défier la sœur visitante / Celle qui fait assaut de petite vertu / Ceux qui jettent de la poudre aux vieux / Celui qui dit tout haut qu’il ne supporte pas la couleur de rôti brûlé du tablier de la jardinière d’enfants / Celle qui accueille le compliment de Monsieur Palamède par un horion et des lazzis / Ceux qui mettent leur doigt dans le nez de leurs voisins de dortoir / Celui qui se vante d’avoir vu Catherine Deneuve en culotte de cheval et sans rien dessus / Celle qui se la joue cynique genre jeune écrivain très con / Ceux qui injurient les jurés du Prix du plus mauvais poème qui les ont félicités sans autre / Celui qui louche sur le potage de sa voisine guindée / Ceux qui ont le courage de leur anonymat pour écrire dans le courié des lecteur ce qu'ils pansent des femmes / Celui qui s’est assis sur la politesse de tout son poids de mufle de juste trente ans signant son premier roman juste magnifique écrit-il sur Twitter / Celle qui glapit genre Virginie Despentes indisposée par un fumeur de cigare dans le vestiaire des nubiles / Ceux qui l’ouvrent pour montrer leurs dents cariées par la mauvaise humeur / Celui qui recommande plus de décence à sa grand-mère soixante-huitarde sur le retour libidinal / Celle qui se jette sur le poitrinaire supposé avoir quelque argent à gauche / Ceux qui préfèrent les buffles et les nèfles au bluff des mufles, etc.

  • Le dandy voyou et la fée sorcière


     
    1523097253_bplt_jlk_printemps.jpg
     
    Bon-pour-la-tête-logo-1-604x270.png
     
    Le printemps de la poésie est-il plus qu’un gargarisme publicitaire ? On voudrait le croire, même si, de tout temps et partout, les vrais poètes ont toujours échappé aux organisations, sublimant toutes les formes avec la grâce jamais perdue de l’enfance et la maîtrise imperceptible du chant. Publiés ces jours à l'écart des réseaux, William Cliff, le voyou dandy, et Sylvoisal, le dandy voyou, nous rappellent aussi bien à l’ordre de l’anarchie lyrique... 

    Sans l’enfance et la folie, entre autres composantes non formatées, la poésie ne serait rien qu’une enjolivure verbale creuse, une espèce de jouet de luxe ou de babiole décorative, bref une façon flatteuse de dorer la pilule - et dire que la poésie est partout, autant que dire que nous sommes tous poètes ne fait qu’alimenter le dégobillage de vers creux dont les réseaux sociaux sont noyés par les temps qui courent.  

    7637812_rimbaud.jpg

    Est-ce dire que la poésie est rare ? Oui. Réservée à une élite ? Absolument, mais pas du tout celle qu’on croit, car l'aristocratie de la sensibilité traverse les strates sociales et les races. Doit-elle être accessible à tous ? Pas forcément. Hermétique alors ? Le moins possible, mais peut-être secrète et mystérieuse. Populaire ? Et pourquoi pas ? Des foules vibrent aux vers d'Adonis ou de Mahmoud Darwich et des classes entières à ceux de Rimbaud ou de Prévert qu'il faut être un Houellebecq mal luné pour trouver con.

    Définissable la poésie ? Peut-être par approximations.

    Explicable ? Sûrement pas plus que ce qu’on éprouve au tréfonds du chagrin ou au pic de la joie, dans l’effusion amoureuse ou dans la mélancolie du temps qui passe. 

    Alors qu’en dire ? Y aller mollo, si possible en toute subjectivité et avec des exemples chantés.

    Cingria13.JPG

    Une citation pour la route? Volontiers : du poète en prose velocipédiste Charle-Albert Cingria à propos du poète en vers Pétrarque: «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment»…  

    19247642_10213427338224749_4403053309611592175_n.jpg

    La poésie vue alors comme une cristallisation, pour dire en peu de mots, et le plus souvent avec d'autres vocables que ceux qui font poétique. Ce qui n’exclut pas, cela va sans dire, que Rossignol se prenne les ailes dans les barbelés de Gaza, ni la poésie désespérée de Paul Celan ou de Sylvia Plath.  

    Y aurait-il donc un noyau sensible commun à tous les poètes ? J’en suis, pour ma part, convaincu, mais là encore les exemples sont requis, qui me font rapprocher aussitôt, entre cent autres, deux jeunes poètes morts à la fleur de l’âge, comme on dit: le Belge Odilon-Jean Périer et le Japonais Ishikawa Takuboku.

    perier-odilon-jean.jpg

     

    Odilon-Jean Périer (1901-1928), dont la pureté limpide de la poésie réduit à l’état de vidures d’évier les injures démentes de Baudelaire adressées aux Belges, écrivait ceci dans son Histoire d’une amitié: «Le sable et les arbres jouaient / À m’égarer / Le vent et les oiseaux jouaient au plus léger / Plaisir des dunes / Une canne de jonc / Une cravate Un papillon / Écume de mer Pipe d’écume / Avec l’amitié pour enjeu / ces jeunes gens ne sont pas sérieux»…  

    Et le mélancolique Ishikawa Takuboku (1886-1912) d’évoquer lui aussi l’amitié dans les tercets des tankas de Ceux que l’on oublie difficilement : «Mon ami venait m’emprunter quelques sous / il s’en retourne / les épaules couvertes de neige». 

    Ou encore : «Cet ami avec qui / je peux parler sans feinte / je voudrais commencer à lui parler de toi»…  

    Ou pour mettre tout le monde à l’aise, on pourrait rapprocher aussi ces vers exquis de Serge Gainsbourg, dans Initials B.B. : «À chaque mouvement / On entendait / Les clochettes d’argent / De ses poignets », et ce vers de Dante que Jorge Luis Borges considérait comme le plus beau de La Divine comédie: «Douce couleur du saphir oriental / un nouveau jour se lève », etc. L’enfance poétique ressent plus qu’elle n’explique… 

    Le noyau de la poésie est évidemment émotionnel, lié au premier cri et au premier chant du primate «augmenté» que nous sommes peu ou prou; il est tellurique et céleste, musical dans sa modulation, à la fois candide et de plus en plus savant à travers les siècles au point de susciter des traités à n’en plus finir dont le moindre, récemment, n’est pas Le sexe des rimes d'Alain Chevrier, qui nous apprend que l’alternance des rimes masculines et féminines est un de fondamentaux de la versification française. Or les règles non écrites de l’harmonie se retrouvent, yes sir, chez certains (rares) slameurs de nos jours... 

    29694992_10216203540628074_3373483828388465221_n.jpg

     Ladite harmonie et ses lois, écrites ou non, ont longtemps régné sur la poésie française, puis tout a éclaté, mais Rimbaud savait le latin avant de l’envoyer valdinguer et bien étrangement, aujourd’hui, c’est un mouvement contraire qui se dessine chez certains, par delà la déstructuration formelle voire le n’importe quoi - retour par exemple au sonnet ou à l’alexandrin, comme chez Sylvoisal et William Cliff. L’extravagant Sylvoisal ! L’anachronique énergumène, qui vous apprend comme ça, mine de rien, que la poésie est une affaire d’enfance, avant l’adolescence des philosophes, à savoir : la sensation première avant l’explication. 

     

    1523096891_doublelivres2-1.jpg Or Sylvoisal, dans ses Poèmes à moi-même, déroge à tout infantilisme dans une remarquable suite poétique qui se pense et se ressent et s’écoute puisque c’est de la musique verbale bonne pour la tête et les entrailles - à ce recueil s’ajoutant la non moins folle liste de La Forêt silencieuse, que l’auteur français (établi à Lausanne depuis les années 60) a publié en même temps ces jours à Vevey, chez les éditeurs–imprimeurs-artisans-artistes du Cadratin. 

    Poèmes à moi-même de Sylvoisal, alias Gérard Joulié, est un recueil en forme de tryptique (La vieillesse d'ŒdipeLes enfants prodigues et Pour avoir préféré) d’une qualité sensible et d’une puissance d’expression qui stupéfient chez un être d’aussi frêle apparence. De fait, Gérard Joulié est une sorte de vieil ange septuagénaire tout à fait étranger au train du monde, traducteur de l’anglais au long cours (G.K. Chesterton, Ivy Compton-Burnett, John Cowper Powys, Ronald Firbank, Gore Vidal, etc.) et ne vivant que par et pour la littérature, comme un honnête homme du XVIIe siècle (il ressemble un peu à Pascal de profil) ou un Jésuite en poste à la cour de l’Empereur de Chine. 

    Le début de La vieillesse d’Œdipe est d’emblée très plastique et charnu: «Je suis le grand Oedipe innocent et coupable / Sans fille auprès de lui pour lui servir à table / Pour refaire son lit et le regarder nu, / Pour lui masser le gland et lui torcher le cul». Après quoi c’est une vie qui défile et se résume, ample et magnifiquement dérisoire comme nos existences à tous. 

    Puis ce sont Les enfants prodigues et cela donne ça : «Nous sommes des enfants enragés de plaisirs / Dont le cœur est gonflé d’insatiables désirs. / Le blâme, l’infamie, la tragédie, le drame / Occupent notre ennui et captivent nos âmes». Et Sylvoisal baudelairise ensuite: «Pour aimer une morte et rallumer sa cendre/ Nous serions descendus dans la cave nous pendre / Tant nous aimons souffrir puisqu’aimer c’est souffrir/ Aussi bien que mourir aux cimes du plaisir». Et le recueil s’achève en incantation à la fois élégiaque et franciscaine, tout en humble douceur. 

    Quant à La Forêt silencieuse, c’est une seule phrase de plus de deux cents pages, comme un inventaire de la vie ressaisi par une liste inouïe, où la musique des mots et l’enchaîné des images se font pure poésie. 

     1523096174_avt_williamcliff_2428.jpgPendant ce temps le vagabond errait… 

    De Baudelaire à Rimbaud, ou de François Villon à Jean Genet, le couple opposé, et plus ou moins kitsch, du dandy (Baudelaire) et du voyou (Rimbaud), du messager des dieux ou du clochard céleste à semelles de vent n’en finit pas d’alimenter une mythologie relancée au féminin entre fées et sorcières, veilleuses attentives ou filles du feu, etc. 

    On peut certes trouver ces clichés éculés, sinon débiles, mais il me plaît au contraire de les recycler pour faire image, surtout s’agissant de vrais personnages du genre de Sylvoisal et William Cliff. 

     Âpre et lestée de douleur existentielle, hypersensible et sensuelle à la flamande, d’un réalisme à fleur de terre et de chair, la poésie de William Cliff est à la fois d'un savant artisan de la langue et d'un vagabond. Né André Imberechts à Gembloux, en 1940, Belge comme Odilon-Jean Périer, William Cliff me semble l'un des poètes francophones les plus marquants des temps qui tanguent, tant par la profondeur vibrante de sa perception du monde que par son effort de transfigurer le quotidien le plus trivial en matière chantante et pensante. 

     

    Grand voyageur mais sans jamais sacrifier au genre à la mode, chez lui partout et nulle part, William Cliff voit et dit les choses, voit et dit les gens, avec une sorte de probité émotionnelle sans faille. La France lui a décerné le prix Goncourt de la poésie : c’est bien. Mais c’est encore mieux de le lire, et son dernier recueil tissé de 217 sonnets en huit liasses, Matières fermées, dont le titre est emprunté à son premier mentor catalan, Gabriel Ferrater, est lui aussi l’ouvrage d’un enfant prodigue développant, en alexandrins, une espèce de roman-bilan familial et mondial d’une bouleversante attention aux êtres et aux choses perdues et retrouvées, où il est de nouveau question d’enfance et d’errances, de rencontres et de marchés de la poésie fleurant la frime, du terrible poids du monde et du chant du monde. 

     On croirait entendre du Villon en lisant d’abord ça : « Me voilà déjeté, misérable séquelle, / méprisé, conspué, honni de tout le monde, / regardant cette pluie du ciel continuelle /où pataugent les girls avec leur rire immonde ». 

     Toute la vie en alexandrins, mais sans que jamais on ne sente la machine à coudre du rythme mécanique. Le grand art ne se voit pas. De Jean-Sébastien Bach à Thelonius Monk on se la joue pied-léger. 

    I23589.jpg

     Retour donc en douce au pays natal et dans la foulée de Baudelaire injuriant les Belges : «Quand partons-nous pour le bonheur ?», sur quoi voilà le jeune amant de beaux corps de naguère, voire de jadis, en vieux prodigue revivant à Venise ou ailleurs l’invitation au Voyage, lisant Oberman de Senancour dans la foulée, suppliant Dieu de garder à l’enfant son regard si émouvant, enfin remerciant ses mère et père de l’avoir jeté «dans ce pays de malheur» où demain peut-être il sera encore aimé de quelqu’un: « Me voilà écrivant, misérable poète / grâce à vous, oui j’écris ces vers alexandrins / par lesquels je voudrais déjouer ma défaite / sous le poids de ce soir qui me crève les reins »… 

    Sylvoisal. Poèmes à moi-même et La Forêt silencieuse. Le Cadratin, Vevey, 2017. 

    William Cliff. Matières fermées. La Table ronde, 2018. 

    Dessin ci-dessus: Matthias Rihs. ©Rihs/BPLT.