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  • Bruno Ganz le médium

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    Le plus grand comédien suisse de ces dernières décennies vient de nous quitter, à l'âge de 77 ans. Au tournant de sa 70 année, le Festival de Locarno l'avait honoré.

    Ma correspondance dans le quotidien 24 Heures, en 2011.

    Septuagénaire cette année, Bruno Ganz fête aussi un demi-siècle de présence continue sur la scène internationale. On peut rappeler alors qu’avant ses débuts au théâtre, Bruno Ganz fut un petit Suisse comme les autres, ou presque.

    Né en 1941 à Zurich dans un milieu d’Helvètes moyens, il eut d’abord à affronter un père qui ne voyait pas d’un bon œil cette lubie de comédien, à moins de l’être «à côté » d’un métier digne de ce nom. Son paternel lui trouva donc une place d’apprentissage de peintre en bâtiment… à laquelle il ne se présenta jamais, préférant rejoindre les comédiens allemands souvent fameux que la capitale alémanique avait accueillis pendant la guerre.

    Dès ses vingt ans, ensuite, le jeune acteur se retrouva à Berlin où il allait participer, avec Peter Stein, à l’aventure de la Berliner Schaubühne. Dix ans plus tard, il était sacré acteur de l’année pour son rôle dans une pièce de Thomas Bernhard.

    Quant au cinéma, ce fut en 1967 qu’il y vint dans Haut les mains de Jerzy Skolimovksi, prélude à une carrière marquée par le non conformisme et la recherche de qualité.
    Avant-gardiste alors ? Pas exactement. En tout cas pas intello sectaire ! Disons plutôt que rien de ce qui est humain n’est étranger à Bruno Ganz, qui fut l’ange Damiel dans Les ailes du désir de Wim Wenders, et le démoniaque Adolf Hitler dans La chute d’Olivier Hirschbiegel.

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    Avec autant de puissance que de maîtrise intelligente, ce comédien venu du théâtre est de ceux qui n’ont pas besoin de «surjouer» pour imposer leur présence tout en se coulant dans les personnages les plus divers.

    Au Festival de Locarno, en 2006, on le découvrit ainsi en grand-père anarchisant dans Vitus, de Fredi M. Murer, puis on le retrouva l’an dernier en vieil amant émouvant dans La Disparition de Giulia de Christoph Schaub.

    L’ensemble de sa filmographie associe en outre son nom à ceux des plus authentiques créateurs du 7e art, d’Eric Rohmer (La Marquise d’O) à Théo Angelopoulos (L’éternité Et un jour) en passant par Alain Tanner (Dans la ville blanche), Francis Ford Coppola (L’Homme sans âge) ou Volker Schlöndorff (Le faussaire). Son honnêteté intellectuelle l’a amené à refuser, en 1993, d’incarner Oskar Schindler dans la fameuse Liste de Schindler de Spielberg, alors qu’il a accepté de se mettre dans la peau d’Hitler pour une interprétation dénuée de toute complaisance.

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    Si le comédien a été gratifié des plus hautes distinctions, l’homme Bruno Ganz est resté aussi simple qu’ironiquement débonnaire, tel qu’il apparaissait d’ailleurs dans Vitus. Autant dire qu’on se réjouit particulièrement de voir ce très grand Monsieur du cinéma d’auteur monter sur la scène de la Piazza Grande, le 11 août prochain, pour recevoir un léopard « à la carrière » avant la projection en première mondiale de Sport de filles de Patricia Mazuy, film français dans lequel on le retrouve en entraîneur équestre de légende.

    Enfin, nous retrouverons Bruno Ganz dans d’autres films projetés cette année à Locarno, à commencer par La provinciale de Claude Goretta, gratifié pour sa part d’un léopard d’honneur, mais également La Marquise d’O de Rohmer, La Chute déjà citée et Le couteau dans le tête de Reinhard Hauf, illustrant autant d’aspects de l’immense talent d’un véritable médium-interprète.

  • La Chine dont nous rêvons

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    Que se passait-il dans la tête du président Xi Jinping lorsque, le 17 janvier 2017, au Forum économique mondial de Davos, ce pur et dur communiste chinois fit l’éloge du libre échange devant un parterre de capitalistes durs et purs qui s’en trouvèrent apparemment épatés ?

    Se poser la question revient à se demander ce qui se passait dans la tête de l’actuel président de la Confédération helvétique Ueli Maurer quand, en visite à Pékin en 2013, au titre de ministre des affaires étrangères, il affirma crânement que, s’agissant du massacre de Tian’anmen, en 1989, donc il y avait plus de vingt ans de ça, il était temps de «tirer un trait» sur cette page «tournée depuis longtemps». Et l’on imagine, passant en battant de ses deux ailes, l’ange Win-Win invoqué in petto par les deux présidents.

    Dans la foulée, je me rappelle que le boss du parti suisse majoritaire UDC (Union Démocratique du Centre) auquel est affilé le ministre Maurer, le milliardaire suisse Christoph Blocher, n’avait pas attendu ces années de prescription pour «tirer un trait» sur les pages des plus sombres années du maoïsme, ayant été l’un des premiers industriels suisses à composer commercialement avec la Chine communiste sous le même battement d’ailes de l’ange Win-Win.

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    Or voici ce qu’écrivait Simon Leys il y a juste dix ans de ça, dans sa préface à la réédition du livre qui fut l’un des premiers témoignage lucides et honnêtes sur la meurtrière Révolution culturelle chinoise célébrée par tant d’idiots utiles occidentaux, de Jean-Luc Godard à Philippe Sollers, et jusque, tout à l’heure, par l’impayable Alain Badiou :
    « La Chine a connu ces dernières années de prodigieuses transformations. Elle est en passe de devenir une super-puissance – sinon la super-Puissance. Dans ce cas, elle sera – chose inouïe – une super-puissance amnésique. Car, jusqu’à présent, sa miraculeuse métamorphose s’effectue sans mettre en question l’absolu monopole que le Parti communiste continue à exercer sur le pouvoir politique, et sans toucher à l’image tutélaire du président Mao, symbole et clé-de-voûte du régime. Et le corollaire de ces deux impératifs est la nécessité de censurer la vérité historique de la République Populaire depuis sa fondation : interdiction absolue de faire l’Histoire du maoïsme en action – les purges sanglantes des années cinquante, la gigantesque famine créée par Mao (dans un accès de délire idéologique) au débit des années soixante, et enfin le monstrueux désastre de la « Révolution culturelle » (1966-1976). Treize ans après la mort du despote, le massacre de Tian’anmen (4 juin 1989) est encore survenu comme un post scriptum ajouté par les héritiers, pour marquer leur fidélité au testament laissé par l’ancêtre-fondateur. Mais ces quarante années de tragédies historiques (1949-1989) ont été englouties dans une « trou de mémoire » orwellien: les Chinois qui ont vingt ans aujourd’hui ne disposant d’aucun accès à ces informations-là – il leur est plus facile de découvrir l’histoire moderne de l’Europe ou de l’Amérique, que celle de leur propre pays. »

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    Au terme de la même préface, Simon Leys écrivait encore, par rapport à l’effort de certains de pallier l’amnésie chinoise, au risque de ne pas « tirer un trait » sur la tragédie de Tian’anmen, entre tant d'autres

    : «La métaphore la plus éloquente de la situation présente est encore ce Coma de Pékin évoqué par Ma Jian : le protagoniste du roman (la plus puissante création produite à ce jour par la littérature chinoise contemporaine) est un jeune manifestant décervelé par une balle perdue de Tian’anmen, qui flotte, paralysé, muet, sourd et aveugle, dans un coma sans fin »…

    C’était il y a dix ans. Depuis lors, le seul nom de Ma Jian, auteur de plusieurs livres tous interdits en Chine, a été condamné pour « pollution spirituelle » et vit en exil à Londres où a paru China Dream, le Rêve Chinois, satire dévastatrice des hautes sphères du pouvoir chinois actuel, disponible aujourd’hui en traduction français sous le titre de … China Dream, un tableau satirique formidablement vivant et non moins émouvant par son regard sur la Chine des Chinois réels dont le pouvoir aimerait extirper les rêves personnels pour leur imposer un seul Rêve Chinois sous contrôle et, à terme, implanté en chacun par le truchement d’une puce numérique.

    Dédié à la mémoire d’Orwell, ce roman saisissant, qui rappelle à certains égards la satire antisoviétique d’un Alexandre Zinoviev dans Les hauteurs béantes, nous est balancé comme en miroir vu que ce rêve « chinois » amnésique et hyper-consumériste est aussi le nôtre avec sa fuite en avant, son clinquant hideux, sa société inégalitaire, ses ville flottantes de luxe et ses terres spoliées, etc.

    Or je reviendrai, beaucoup plus en détail, sur ce roman qui nous défie de tirer aucun trait sur la réalité telle qu'elle est, fût-elle désobligeante voire carrément inappropriée...

    Ma Jian, China Dream. Flammarion, 2019. Egalement disponible en version numérique sur Kindle.

  • Au miroir de l'enfant

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    Dans la foulée de Dickens ou de Poil de carotte, l’enfance blessée n’en finit pas d’inspirer des livres qui sont parfois de terribles réquisitoires, comme « Le Prince d’Aquitaine » de Christopher Gérard, ou des remémorations plus amples et nuancées à la manière de « François, roman », récit autobiographique de François Taillandier. Deux ouvrages également remarquables par leur très belle écriture et leur pouvoir d’évocation, voire d'identification.

    L’exergue du Prologue du Prince d’Aquitaine du romancier et essayiste belge Christopher Gérard, dont le titre fait allusion au fameux poème El Desdichado de Nerval («Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l’Inconsolé / Le prince d’Aquitaine à la Tour abolie : / Ma seule étoile est morte et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie»), introduit parfaitement ce roman qu’on pourrait dire l’exorcisme littéraire d’une enfance et d’une adolescence bafouées par un père incarnant le parfait pervers narcissique : «Et là où le désordre conduit à la souffrance, et la souffrance à la plainte muette, là fleurit la poésie», citation tirée de Neiges d’antan de Gregor von Rezzori.

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    S’agit-il vraiment d’un roman, dont les personnages relèveraient de la pure fiction ? Je n’en crois rien mais ne ferai pas un début d’enquête à ce propos, car je tends à prendre pour «vérité vécue» les tribulations du narrateur qui dit JE avec une immédiate véhémence et dit TU à son père qui ne l’a pas tout à fait tué.

    De fait, Le Prince d’Aquitaine transforme le schéma œdipien classique du fils supposé tuer papa pour se taper maman, en un scénario non moins fréquent dans certaines familles dignes d’être haïes, où le père s’acharne à rabaisser sa progéniture et, si c’est un garçon trop brillant, à le «tuer» d’une façon ou de l’autre. En l’occurrence, ce sera avec une mesquinerie et une bassesse rares. Qui plus est, le père en question, incapable de transmettre quoi que ce soit à son fils, s’est ingénié à effacer, après sa mort, toute trace de son père à lui, héros de la Grande Guerre, blessé en septembre 1914 par une salve d’artillerie sous les remparts d’Anvers, immobilisé pendant des années et voué finalement à «la pitié de femmes», à commencer par la Grand-Mère en laquelle son fils trouvera un recours récurrent à ses folles dépenses et autres malversations, et le petit-fils un soutien affectif introuvable auprès de ses parents.

    La bascule des Golden sixties

    Je ne sais pas vous, mais nous autres, mes sœurs et notre frère aîné, avons eu la chance d’être entourés, aimés, encouragés par des parents soucieux de notre présent et de notre futur, avec le soutien de grands-parents également attentifs et bienveillants, dans un milieu plutôt modeste encore contraint d’«économiser», au lendemain d’une guerre qui avait épargné notre pays.

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    Or curieusement, je trouve, dans Le Prince d’Aquitaine, de multiples échos à ce que nous avons certes vécu tout autrement mais avec les mêmes «couleurs» d’époque, Christopher Gérard marquant admirablement la transition d’un monde qu’on pourrait dire d’«avant» à celui qui suivrait les « golden sixties ».

    Son instituteur Cornet aux rituels quasi militaires, je l'ai connu sous les traits d'un Monsieur Besson sévère mais juste, et même si elles nous ont été épargnées, les «colonies» pas toujours jolies où son père s’empressait de «caser» son fils durant les mois d’été, aux ambiances de petites casernes plus ou moins religieuses à réfectoires sinistres et moniteurs à l’avenant, évoquent tout un univers fleurant encore les années 50.
    À l'opposé, le papa flambeur et joueur, fonçant en Alfa Roméo ou en Porsche entre sa jeune épouse américaine humiliée et sa maîtresse allemande, ses potes de ribotes et autres putes, ses dettes accumulées et ses petites arnaques (jusqu’à piller son propre fiston) annonce le monde d’ «après» que nous connaissons, de l’égoïsme cynique et du chacun pour soi matérialiste et vulgaire, auquel le garçon, traité avec mépris de «petit intellectuel» par son tyran alcoolique, va s’opposer dans son quant à soi immunitaire, passionné qu’il est de sciences naturelles ou d’archéologie, puis de littérature, jusqu’au jour lointain où il rencontrera l’âme sœur qu’il appelle «l’Aimée».

    Si Le Prince d’Aquitaine relève de l’exorcisme, et même d’une certaine revanche posthume, c’est par le brassage de la vie et par l’exceptionnel relief de ses observations, traduites par une écriture claire et cinglante, bien accordée au défi de l’ «Inconsolé», que ce livre nous atteint et nous touche. On se rappelle ce que Balzac a fait de sa cousine Bette, pas vraiment un modèle «sympa» elle non plus. Et plus puant que le père indigne du Prince d’Aquitaine, on ne saurait l’imaginer. Mais quel personnage !

    Unknown.jpegLe regard intransigeant de notre ange gardien

    Passé le tournant de la soixantaine, quelque vingt-cinq livres à son actif, reconnu du public et de ses pairs, candidat à l’Académie française, François Taillandier se retrouve face à un garçon de sept ans dont nous découvrons le portrait en pied au début de son nouveau «roman», petit bonhomme à l’air grave, «petit mais intraitable, avec son blouson et sa frange, et son regard déterminé à ne céder à rien», et l’écrivain de se demander : «Mais qui est-il ? Qui est-on ? Il l’ignore lui-même. L’enfant sort de la nuit, de l’inconscience, de l’ignorance».

    Ce qui revient à se demander, et nous avec : mais que suis-je donc devenu, que sommes-nous tant d’années après au regard de cet enfant que nous avons été, devenu parfois un étranger, parfois un fantôme oublié, parfois encore – et ce sera le cas ici – une sorte d’ange gardien ?

    À ces questions, et à tant d’autres qui concernent toute une génération et le monde en mutation qu'il a vu évoluer, François Taillandier répond par un récit autobiographique qu’il sous-intitule «roman» pour le distinguer, peut-être, d’un «récit de vie» comme il en pullule par les temps qui courent, mais en somme aussi peu «roman» que le Pedigree de Georges Simenon, et néanmoins aussi «romanesque» que celui-ci par la traversée du temps retravaillée qu’il représente, et par ses climats divers – entre Auvergne profonde et quartiers parisiens -, ses personnages bien silhouettés et la chronique opposant là aussi un «avant» provincial et un «après» mondialisé, une culture séculaire marquée par la religion et un nouvel univers «pluriel» et souvent perdu…

    La contrée et ses gens

    La première partie du récit, intitulée La contrée, s’ouvre sur une phrase marquant d’emblée le passage d’un monde à l’autre (« … Moi en tout cas je n’étais pas né sur une « planète »), opposant, à notre vision actuelle de terriens soucieux de «sauver la planète», celle d’une Création présentée à ses élèves par une certaine demoiselle Marthet, institutrice à l’école Saint-Gabriel, à Clermont Ferrand, qui dispensait ses leçons de catéchisme, au début des années 60, avec « la même méthode élémentaire et implacable dont elle usait pour nous inculquer le kilogramme, le multiplicande ou la conjugaison des verbes du deuxième groupe ».

    Et le styliste charnu de s’en donner illico à cœur joie : «Mademoiselle Marthet était une de ces raseuses vieilles taupes, emphytéotiquement confites dans une virginité mielleuse à la fois et miaulante, que les parents appréciaient parce que, paraît-il, elle aimait les enfants…Je ne dis pas le contraire. J’ai su bien plus tard qu’elle se souvenait, devenue une très vieille dame, de chacune de ses classes, et du nom de chacun des gamins qui s’y trouvaient».

    Tout un monde ! Et qui a existé à Lausanne aussi, dans le quartier de Chailly où, derrière le vieux collège, une demoiselle Chambovey nous fit tirer un portrait de classe, à l’automne 54, où je me reconnais le même air «dans la lune» que le jeune François...

    Comme le disait volontiers ce cher Alexandre Vialatte, l’Auvergne remonte à la plus haute Antiquité, et c’est dans ce monde de volcans et de pneus Michelin (le père de François, d’abord ouvrier à l’usine, y était devenu cadre supérieur), de campagnes montueuses et de rues tortueuses (Clermont la ville représentant la première «nature» élue par le garçon), évoquant le passé Gallo-Romain par un arrière-grand-père mythique et la pacification chrétienne par une grand-mère mystique sur les bords, dans cette contrée d’innocence biblique (même le péché originel était alors innocent» à sa façon) et de truculence tribale que nous emmène Taillandier, comme dans un grand village d’Astérix où voisinent des tantes pittoresques et des figures, tel Raquet le boucher vieux garçon, bon type sauf quand il a trop bu au point de noyer le chien de La Chose, laquelle ne le cède en rien à la Louloune, fille du quincailler Lotiron, sans parler du redoutable Tâton, «personnage d’ombre dont on était menacé de la visite si l’on chipotait sur sa soupe ou refusait d’aller au lit ». Bref, ça ne se raconte pas : ça se lit !

    La bonne vie d’hier et d’aujourd’ui, et foin d'idéologies…

    François Taillandier, romancier très attaché à la perception et à l’interprétation du réel, tout en revisitant sa contrée natale avec les yeux d’un enfant solitaire aux yeux bien ouverts, n’en fait pas un Eden pour autant mais arpente une France des contrées qui rappelle un peu la Creuse de Jouhandeau ou la Corrèze de Richard Millet, avec une tendresse qui n’exclut pas un coup de gueule en passant, contre un prof de gym sadique qui lui fait subir en ricanant le supplice connu de la poutre, entre autres humiliations dont l’écrivain se venge en nommant le sale type (lui aussi nous l’avons connu !) par son nom et en se jurant, au dam de toute mansuétude chrétienne, de ne jamais lui pardonner.
    Et l’écrivain de se déchaîner derechef : « Moi j’ai vécu, m’entendez-vous, et j’ai levé le nez sur l’horizon. Ma vie belle surplombe de haut votre vie de minable. Chaque livre que j’ai lu, Grenier, chaque ville où j’ai volontairement perdu mes pas, chaque rivage respire, chaque nuit d’ivresse ou de rire m’aura vengé de vous en secret ».

    Puis il y aura la découverte, après les comptines, de la poésie, avec trois vers de Marie Noël ou trois strophes de Victor Hugo, et le chant plus immédiat dans les chansons (de Jean Ferrat, notamment) et ensuite les tirades de Cyrano, et plus tard Aragon; et les filles, d’abord tout timidement et ensuite en Don Juan.

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    Entretemps on aura passé de la contrée à Paris via Le fleuve et le train de la deuxième partie, et ce sera mai 68 et le remplacement du catholicisme par le catéchisme freudien, pas mal de pas de côté voire d’égarements dans l’oubli de l’ange gardien François, et des retours, d’autres avancées, et la mise en garde du petit garçon à son «rejeton» plus âgé: «Tu te campes dans tes décombres, François, et tu regardes ce que tu peux faire. N’aie crainte : François t’aidera. ».

    De François à François, de lui à vous, de vous à toi au miroir, devant ce que nous avons été enfant et qui reste en nous, telle est la retrouvaille : «Il ressortait de l’ombre et de l’exil dans lesquels je l’avais relégué».

    Et toi ? Et vous ? Pourriez-vous dire comme François Taillandier : « François m’avait retrouvé, et il me prenait par la main (…) Depuis, je crois que nous ne sommes plus jamais lâchés ».

    Pour moi c'est tout vu, à l'approche de mes 73 balais consommant la retombée extra-lucide, et c’est tout le bien que je vous souhaite à vous aussi...


    Christopher Gérard. Le Prince d’Aquitaine. Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 157p. 2018

    François Taillandier. François, roman. Editions Stock,262p. 2019.