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  • Mort d'un grand humaniste

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    Alfred Berchtold, lumière de l'esprit et du coeur, s'est éteint durant la  nuit du 26 au 27 octobre 2019.

    Un grand humaniste suisse vient de mourir à Genève en la personne de l'historien Alfred Berchtold, à l'âge de 94 ans. Grande tristesse de perdre cet être merveilleux.
    Adieu, Monsieur Berchtold, et merci pour votre présence irradiante et votre oeuvre sans pareille.

    Je reviendrai dès demain sur la personne et l'héritage culturel et littéraire exceptionnel que laisse l'auteur trop souvent méconnu de quelques livres majeurs, tels La Suisse romande au cap du XXe Siècle, Bâle et et l'Europe.

    Il y a quelques années, notre confrère Gilbert Salem lui avait consacré un bel hommage sur une page entière du quotidien 24 Heures, évoquant notamment le recueil d'entretiens que nous avions publié sous le titre de La Passion de transmettre, paru en 1997 à la Bibliothèque des Arts.

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    Né à Zurich en 1925, Alfred Berchtold a passé sa prime jeunesse à Paris. L'auteur de La Suisse romande au cap du XXe siècle vit depuis plus de cinquante ans à Genève. Son esprit méconnaît donc toute frontière.

    Autant l'interview journalistique devient quelquefois un exercice de routine, vite bâclé, vite écrit, vite lu et qui frustre généralement les personnalités qui s'y adonnent (et par conséquent le lecteur), autant l'entretien qui paraît sous forme de livre peut être conçu,s'il est bien conduit, comme un genre littéraire à part entière. Notre confrère Jean-Louis Kuffer, chroniqueur littéraire à 24Heures, vient d'y exceller en donnant carte blanche à Alfred Berchtold, l'un des derniers érudits suisses à la mode humaniste, l'auteur de deux sommes essentielles sur l'histoire intellectuelle de notre pays: La Suisse romande au cap du XXe siècle, portrait littéraire et moral(1963), et Bâle et l'Europe, une histoire culturelle (1990)*.

    «A l'heure, écrit Jean-Louis Kuffer, des antinomies stériles qui opposent indifférents et fanatiques, prétendus avant-gardistes et supposés rétrogrades, nationalistes chauvins et détracteurs systématiques d'une Suisse caricaturée, Alfred Berchtold tient une position qui est moins celle du confortable juste milieu que d'un équilibre sans cesse réajusté.»

    Esprit affranchi de toute théorie, allégé par un humour naturel bienveillant et sans cesse émoustillé par unesaine curiosité, il s'intéresse non seulement aux œuvres mais aussi aux hommes qui les ont faites. Il se passionne d'une manière générale pour les gens. C'est ce qui transparaît de mieux dans ce livre d'entretiens où l'on aborde les sujets les plus graves d'un ton enjoué.

    «Petit garçon, dit-il, plutôt que de jouer avec des copains de mon âge, je me plantais dans les squares à l'écoute d'un groupe de commères.»
    Plus tard, quand il alla à la rencontre des peintres et des écrivains, Berchtold éprouva beaucoup de joie à découvrir leurs caractères, leurs tempéraments, leurs silhouettes. «La concentration dans la diversité caractériserait peut-être ma démarche. Résumons:mon bonheur a été d'épier et de signaler le passage du poète (au sens le plus large du terme, je veux dire: du créateur) à travers nos cités et nos villages,et jusqu'au-delà des mers.»

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    Né à Zurich le 17 juin 1925, Alfred Berchtold est né dans une famille de souche paysanne. «Or, la paysannerie, si proche, était déjà loin de nous.» Son grand- père était juge cantonal, maire et historien; son père était directeur commercial à la fabrique Landis & Gyr, à Zoug, et fut chargé de créer une représentation générale à Paris. C'est ainsi que cette famille de Zurichois vécut durant quinze ans dans le XVIIIe arrondissement, au pied d'une butte Montmartre encore envahie par les chèvres et dans la proximité du Moulin de la Galette.

    «Une enfance parisienne m'a été donnée, dit-il, qui m'a épargné pour toujours le «traumatisme», allègrement cultivé par certains, d'avoir grandi dans une «geôle helvétique» en rêvant d'évasion.» (Plus tard, il exprimera d'ailleurs une nette réticence à l'égardde la fameuse métaphore de Dürrenmatt, dans sa lettre à Vaclav Havel, évoquant la Suisse comme une prison sans murs dont les habitants sont leurs propres gardiens).

    «La propension d'un de nos censeurs indigènes à prendre l'étranger à témoin me paraît manquer de loyalisme et de tact...»

    Après avoir fréquenté le lycée Condorcet — où il s'intéresse beaucoup à la politique française et mondiale — Alfred Berchtold revient avec les siens à Zurich, où il suit les classes du gymnase et obtient une maturité classique, débarque à Genève en 1944, assiste aux cours de Marcel Raymond, éprouve un choc décisif en écoutant ceux de René Huyghe à l'Athénée et à l'Alhambra sur la psychologie de l'art.

    Et c'est au hasard d'une lecture sur Ferdinand Hodler, dans un quelconque Almanach du Voyageur en Suisse, qu'il trouve, le temps d'une illumination, les choix majeurs de son orientation pour les cinquante années à venir: «Désormais, ce pays (la Suisse donc) qui m'intéressait moyennement, et dont les vertus et les performances ménagères, potagères, fromagères, chocolatières et bancaires me laissaient assez indifférent, ce pays que je jugeais respectable mais plutôt terne, voici qu'il avait une signification sur la carte de l'Europe culturelle; voici que son histoire révélait des lignes de force, des constantes qu'il valait la peine d'étudier; elle promettait des rencontres aussi variées qu'inattendues.»

    Après avoir passé sa licence en 1947, Alfred Berchtold travaillera durant treize ans à l'élaboration de sa thèse de doctorat, présentée en 1963.La publication, la même année, de LaSuisse romande au cap du XXe siècle suscitera d'abord de l'étonnement(l'histoire intellectuelle de la Romandie par un Alémanique de Paris, quelle gageure!), puis de l'admiration.

    C'est une somme puissante qui narre, avec érudition et rigueur, mais aussi avec saveur et bagou, le grouillement extraordinaire d'une vie de l'esprit telle qu'elle s'est manifestée, en une région donnée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

    D'Amiel à Benjamin Vallotton, en passant par le délicieux Paul Budry, Cendrars, Cingria et Crisinel, et puis Gilliard, Pierre-Louis Matthey et tout spécialement Ramuz, sans oublier Roud, Pourtalès et Gonzague de Reynold, il brosse un tableau très coloré d'une période où les lettres, en nos contrées, furent particulièrement fertiles et variées.

    Ouvertures sur le monde du théâtre,de la peinture, de la musique; ouvertures aussi sur la théologie protestante,sur les personnalités catholiques, les psychologues, les penseurs, les moralistes, les créateurs de revues littéraires. L'ouvrage compte près de mille pages et 3333 citations - c'est Madame Nicole Berchtold née Favre, sa meilleure collaboratrice, qui les a dénombrées...

    En 1990, paraît un autre livre tout à la fois volumineux, exhaus tif et voluptueux à lire: Bâle et l'Europe.

    «Pourquoi Bâle? Parce que la cité rhénane m'offrait un foyer admirablement concentré une situation géographique privilégiée et l'occasion de grands débats européens. À condition de monter et de descendre l'échelle des siècles, Bâle me permettait de rappeler combien, dans ce pays aux colorations diverses, nous sommes en Europe, quels que soient nos rapportsmomentanés avec telle ou telle institution internationale.»

    «Votre situation d'œil extérieura-t-elle favorisé ou limité parfois vos investigations?», demande Jean-Louis Kuffer.

    «Si je n'ai pas été formé en Suisse romande, je n'y ai pas été déformé, rétorque Berchtold. Mon approche d'un monde neuf pour moi en a peut-être été plus spontanée: j'abordais mes auteurs sans apriori, sans esprit de chapelle de séminaire académique ou de bistrot.»

    La Suisse, Alfred Berchtold l'aime profondément, avec son cœur de poulbot qui lui est resté de Montmartre: «Cette Suisse où l'on est confronté sans cesse à l'autre, où, butant à chaque pas contreune frontière, on est amené sans cesse à dialoguer par dessus celle-ci.»


    Alfred Berchtold: La Passion de transmettre, entretiens avec Jean- Louis Kuffer. Bibliothèque des Arts, collection Paroles vives, 180 pages. Les deux ouvrages susnommés d’Alfred Berchtold ont paru aux Editions Payot, à Lausanne.

  • Perdus

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    (Une si présente absence)

    Il y a ceux qui dorment, de nuit et de jour, et puis il y a ceux dont le regard semble ailleurs, ou tout ramené à l’intérieur, on ne sait pas trop, en tout cas la présence intense d’une absence non moins présente, si l’on peut dire, nous questionne au bord de ce gouffre de silence qui avale tout du bruit des cahots d’un train, d’une rame de métro passant soudain ou des clients du bistrot jacassant alentour.

    L’apparition la plus énigmatique à mes yeux serait alors celle de ce personnage noir dans un compartiment de train rouge, vu de profil et difficile à identifier.

    S’agit-il d’un jeune pirate à l’œil masqué ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de qui le regarde, et je suis celui qui le regarde du compartiment voisin.

    Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 est explicite à cet égard : Le compartiment, 1985, 65x 81cm.

    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau frotté de garance et de suie, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, le rouge sale d’une loge de théâtre décati, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf, donc ce doit être la nuit - le peintre est alors âgé de 89 ans mais on dirait là quelque vision de je ne sais quel jeune sauvage berlinois des année 70, et puis non: pas du tout, c’est autre chose, mais quoi ? C’est «du plus pur Czapski»…

    L’observation attentive des visages des personnages de Czapski révèle l’extrême sensibilité avec laquelle le peintre rend ce qu’on pourrait dire le poids de la chair et, paradoxalement, la nature la plus délicate de la personne, à savoir son âme affleurant la bidoche.

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    Cette épaisse femme, par exemple, derrière son bar, qui a l’air d’une pocharde, entre verres et siphon, semble comme perdue dans un rêve dont on ne sait, bien entendu, rien du tout. Elle est là : elle est un peu là, comme on dit. Elle pèse de tout son poids de présence, dans une lumière et au gré d’une inclinaison qui en adoucissent la puissante, voire l’écrasante affirmation en son tas de viande porcine et mystérieuse.

    Mon regard n’est plus ici latéral et réservé, comme dans les compartiments séparés par quelque espace, mais face à face, avec quelque chose de brutal dans ma façon de dévisager cette tête de brute qui ne m’accorde, par ailleurs, aucun regard, tout occupée à peser.

    Est-ce la patronne qui pionce après le départ des derniers clients de son troquet, comme pourraient le faire penser les bouteilles et les verres alignés derrière elle et le siphon à portée de pogne, ou bien est-ce une habituée, la pauvre pute du coin ? On n’en sait rien.

    Tel marchand s’offusque de ce que Czapski ne peigne point de personnages un peu plus présentables que cette calamité vivante à face ruinée de chair orangée malpropre que marbrent des reflets bleu rose violacé comme des hématomes, mais c’est bien ça que nous regardons et qui nous regarde : c’est là, j’étais là et telle « chose » m’apparut, le regard éperdu ou plus simplement perdu, et le marchand n’en démord pas, ne voyant pas quel salon garnir de ce vilain Au bar, 1956, 46 x 61 et ne trouvant à dire à l’artiste que l’évidence sonnante et trébuchante : invendable !

    Or je vois, pour ma part, tout autre chose qu’une scène misérabiliste à la Zola ou à la Daumier, je vois des couleurs, je vois comme une portée de bois sur laquelle s’alignent les notes de musique d’une dizaine de verres retournés, et d’autre verres au premier plan, ceux-là sur leurs pieds, remplis de doux mélanges de couleur orange, je vois, sous une chevelure d’un brun qu’on dirait de crin chiné, le gros, mol et doux visage aux yeux fermés et telle grosse épaule du solide appui fuyant ensuite en défaite fatiguée de l’autre côté de la robe bleue à l’échancrure laissant voir le blanc d’un probable camisole et la chair tendre de ce corps fatigué par la vie salope, je vois, enfin : je subodore malgré la certitude verticale du siphon et l’affirmation sourdement décidée du gros poing droit serré de la daronne, je bois la couleur à fortes lampées et laisse à d’autres le soin plus subtil et scientifiquement recevable de déconstruire la chose…

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    Sur quoi je découvre cette autre coulée de chair de L’Attente, 1981, 65x 81 cm, dont le regard perdu de la femme encore jeune représentée, profil droit, visiblement en espérance, comme on dit, conjugue une nouvelle fois la présence et l’absence.

    Rien apparemment de commun, du point de vue de ce qu’on pourrait dire la tonalité plastique, entre ces trois toiles évoquées ici dans le désordre de la chronologie et le souci d’échapper à la fois à la psychologie descriptive, plus encore à l’allusion sociologique, voire à la projection métaphysique, suggérant en revanche l’unicité d’un regard confronté à la double multiplicité du réel et des moyens de le transcrire.

    Je regarde le « dessin » très stylisé, voire élémentaire, du personnage du Compartiment me rappelant l’expression célinienne d’ «au bout de la nuit» - et j’y suis revenu à travers les années comme une noctuelle revient vers une lumière affleurant les ténèbres -, pour me trouver ensuite confronté à une rêverie éveillée suggérée dans un tout autre langage « du côté de la vie » pourrait-on dire, avec l’ « événement visuel » que représente la robe-sac de la femme enceinte à bretelles légères, dont le tissu blanc se cloisonne à traits noirs virevoltants et motifs oranges, et les parties visibles du corps de la femme est d’un jaune moutarde à l’unisson de la paroi de la salle d’attente, zigzaguant du visage taché de rose au long bras droit suggérant lui aussi l’attente avec un petit sac bleu nuit prêt à tomber, et ce bas de jambes croisées qui disent elles aussi quelque chose de l’expectative songeuse du personnage perdu dans sa nuit en plein jour.

    Les mots peinent à dire «tout ça», il faudrait plutôt dire «à peindre tout ça», ou bien il faudrait que ce qui est ici pure peinture devienne pur poème, et ce serait peut-être mieux dire, de manière « physiquement » plus suggestive et plus libre, côté lecteur, ce qui est exprimé par le jeu des formes et des couleurs, des lignes et des valeurs, qui ne ressortit ni tout à fait au réalisme ni non plus à l’expressionnisme, tant les «propositions» picturales de Czapski, ses « approximations » et ses « trouvailles », défient tout classement.

    (Ce texte est extrait de Joseph Czapski le Juste, livre en chantier)

  • La fin d'un monde

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    Sur Le Milieu de l’horizon, de Roland Buti. Prix du roman des Romands 2015.

     

    1.   D’ici et de partout

     

    Cette histoire, qui se passe non loin de chez nous dans les années 70, aurait pu se dérouler, à la même époque, en Allemagne ou en France profonde. Par la ressaisie émotionnelle des relations entre ses personnages, elle m’a rappelé les nouvelles des campagnes irlandaises de William Trevor, autant que les changements de mentalités décrits par Alice Munro dans ses récits à elle. Ajoutant à cela les très puissantes évocations de la nature plombée par la sécheresse, à l’été 1976, ou les rapports entre humains et animaux, dans une perception  fortement empreinte de sensualité et une attention particulière aux êtres fragiles ou en rupture d’équilibre, l’on se rappelle aussi, toutes proportions gardées évidemment, l’inoubliable Lumière d’août de Faulkner, sans qu’aucune référence littéraire explicite ne soit décelable pour autant dans ce troisième roman de l’auteur lausannois Roland Buti, complètement dégagé de tout étriquement régional alors même qu’il illustre un enracinement local et temporel avec une justesse de ton sans faille. 

     

    2.   Par delà les clichés

     Dans un récent entretien paru dans Le Monde, Jean-Luc Godard dit que « des trois quarts des films on sait ce que c’est juste par le petit récit qu’il y a dans Pariscope : « Un aviateur aime une dentiste »…

    De la même façon, on sait « ce que c’est » pour trois quarts des romans paraissant aujourd’hui à l’annonce de leur pitch, genre «la brillante paléontologue en pince pour l’astrophysicien».

    En ce qui concerne Le Milieu de l’horizon, cela donnerait : « Drame à la ferme, que l’épouse déserte avec la postière ». Avec sur le bandeau : « Roman paysan suisse et lesbien »…   

    Blague à part, et n’en déplaise à JLG, le roman n’est pas plus mort que le cinéma, et Le Milieu de l’horizon en est une preuve de plus, qui rompt avec les clichés anciens ou nouveaux (la dureté de la condition paysanne ou l’homosexualité sujet porteur) en transposant une réalité donnée, simple et complexe à la fois, par le truchement d’une narration aux multiples nuances et détails, qui sonne immédiatement vrai.

    Dès lors, le fameux pitch des argumentaires commerciaux juste bons à ferrer le client, se dissout dans le flux organique d’une histoire hautement symbolique, du point de vue social et psychologique, où la vie rebrassée bouscule tous les schémas. 

    3.   Le regard de Gus  

    La vie, dans Le Milieu de l’horizon, passe d’abord par le regard d’un ado de treize ans, Auguste Sutter, garçon tenant à la fois de la solide carrure de son père et de la sensibilité délicate de sa mère, associé aux travaux de la ferme par son paternel qui ne l’adoube pas pour autant alors que sa mère ne lui accorde que de froides bises..   

    Toujours est-il que c’est par les yeux hyper-réceptifs de Gus que nous découvrons le monde de cette ferme modeste de l’arrière-pays vaudois (localisée du côté de Possens), dans la cour de laquelle se croisent le semi-demeuré Rudy, lui aussi pétri de sensibilité et en contact quasi magique avec la nature, tandis que la moindre présence féminine l’affole, et le chien Shérif non moins en phase avec la nature.

    Une première grande réussite du roman, s’agissant de Gus, tient à cela que l’auteur en fait un témoin privilégié, au présent de la narration, alors qu’on sent que les faits de celle-ci sont rapportés des années plus tard, donc filtrés et épurés. Pourtant il en résulte un mélange de fraîcheur et de profonde attention, que Gus parle de Rudy et de son père au travail, de son grand-père Annibal dormant dans la paille de la jument Bagatelle, de sa soeur aînée Léa se démarquant de plus en plus de cette vie de « bouseux », de Cécile la postière « libérée » ou de Mado la sauvageonne de son âge qui lui tourne autour et le« cherche »…  

    Maître impérieux et fragile à la fois de la narration, Gus incarne pour ainsi dire l’âme du roman, autant que son corps et ses terminaisons sensuelles ou sexuelles, son atmosphère et ses transformations, sa signification sociale ou spirituelle, de manière organique.

     

    4.   Nature et contre-culture

    Ramuz affirmait que la littérature suisse n’existe pas, ce qui se défend par rapport à une vision nationaliste artificielle qui supposerait des lettres« typiquement suisses » ou des écrivains à vocation de porte-drapeaux.

    Mais une composante culturelle commune aux quatre entités linguistiques de ce pays tient au rapport de ses habitants avec la nature (dans la filiation directe de Rousseau et du romantisme), et, plus particulièrement, à l’ancrage séculaire d’une grande partie de sa population dans l’univers paysan.

    N’en déplaise au regretté Hugo Loetscher, citoyen du monde soulignant la croissante prééminence de la mentalité urbaine dans notre littérature, la culture helvétique reste imprégnée par l’univers terrien, de Jeremias Gotthelf à Ramuz ou Chappaz, et jusqu’à Noëlle Revaz, avec ou sans expérience directe de l’étable ou de l’oreiller rempli de noyaux de cerises… L’on ne s’étonnera pas, par conséquent, du fait que Roland Buti, qui n’a pas vécu dans une ferme à ce qu'on sache, en restitue parfaitement le climat et les odeurs, les heures et les travaux.

    Cela étant, le mérite original de ce roman n’est pas tant de parler de nature et de culture paysanne, comme l’ont fait Ramuz et bien d’autres,  que de le faire dans une nouvelle optique, déjà présente dans Le Pays de Carole de Jacques-Etienne Bovard, où la rupture contre-culturelle des années 60-70 coïncide avec la mutation technologique et le changement des mentalités. Dans Circonstances de la vie de Ramuz, on a vu précisément comment celui-ci « refuse » la ville, et de même retrouvera-t-on cette attitude chez Maurice Chappaz insultant les« maquereaux » de la modernité technique, et chez d'autres auteurs, surtout poètes, esthétisant la nature jusqu'à l'évanescence.

    Quant à Roland Buti, sans verser dans la sociologie, c’est en romancier, avec empathie et finesse, en médium intelligent et sensible, qu’il traite ce phénomène d’acculturation.

    Intelligent et sensible, Jean Sutter, père de Gus, a toujours défendu la noblesse de la paysannerie, et c’est avec courage qu’il aborde la mutation technologique (il investit de très grosses sommes dans l’installation d’un élevage industriel de poulets), tout en restant sur ses gardes. Mais voici qu’à la terrible sécheresse de 1976, phénomène ô combien naturel, s’ajoute, soudain, l’irruption d'un personnage que d’aucuns trouveront «contre nature», ressortissant plutôt à la contre-culture des années 60-70, sous les traits de la vive et très volubile Cécile en veine de libération sexuelle.

     

    5.Question langage    

    Un aspect tout à fait passionnant du Milieu de l’horizon, traité de manière fine par l’auteur, tient au rapport que ses protagonistes entretiennent avec le langage, observés par un Gus qui se montre très sensible, aussi, à la langue des gestes ou des regards, voire des silences.

    Le premier personnage combien significatif, à cet égard, est le valet de ferme Rudy, handicapé léger (il souffre d’une forme atténuée du syndrome de Down, est-il précisé) qui s’exprime au moyen de segments de phrases et répète souvent les fins de repartie de ses interlocuteurs. Or Rudy est doté d’une extrême sensibilité, qui fait de lui une espèce de radar émotif aux réactions parfois violentes. Sa langue-geste, qui rappelle celle des simples d’esprit de Ramuz ou des idiots de Faulkner, est en phase avec sa plus fine fibre affective, autant qu’avec sa sensualité énervée d’homme frustré - il a plus de trente ans en dépit de son air hors d’âge. On verra plus précisément comment, se frottant littéralement à Cécile, lui qui incarne la «nature» se trouve repoussé par la provocatrice imbue de « contre-culture », qui le taxe de perversité en parfaite petite-bourgeoise.

    Le langage de Cécile, alors, dès sa première apparition, décontractée au possible, puis à la table de la ferme où elle se répand en discours abstraits sur la vraie vie, impose une rhétorique péremptoire qui écrase bonnement le pauvre Jean tout en éblouissant la mère et la sœur de Gus. Plus tard,ce sera sans un mot, poussé à bout par les menées obliques des deux amies et l’exaspérant piapia de Cécile, qu’il sautera à la gorge de celle-ci par manière de réponse désespérée.

    6. La revanche des femmes      

    Dans une entretien avec Roland Buti paru dans la revue Générations, l’interlocuteur de l’écrivain souligne, comme pour rassurer ses lecteurs, que l’homosexualité n’est pas le thème du Milieu de l’horizon. Ce qui n’est pas faux, même si la perturbation majeure, dans la vie des Sutter, découle bel et bien d’une relation saphique entre la mère de Gus et Cécile, que le garçon surprend nues dans un ruisseau à se peloter passionnément.

    Mais l’idée ne nous viendrait pas, pour autant, d’ériger cette scène à la fois explicite et plutôt «soft» - même si Gus y voit la souillure scandaleuse de cet Eden forestier -, en thème relevant de ce qu’on appelle aujourd’hui, par retournement de conformisme sectaire, la « littérature gay ».

    De fait, ce détour « bisexuel » de deux femmes mariées évoque plutôt, en l’occurrence, l’échappée sensuelle de deux amies mariées (Cécile est à vrai dire séparée) en mal de liberté, préfigurant l’écart d’innombrables femmes, dans les mêmes années, dont une Alice Munro a détaillé maintes fois les comportements compulsifs, sans parler d’homosexualité. Ce qui ne sera pas admis, pour autant, par le pauvre Jean, doublement humilié par les ricanements de voisins toujours avides de juger les autres.

    Quant à Gus, qui prendra publiquement la défense de son père, au cours d’une fête, en traitant de « salopes » les deux amies narguant plus ou moins le pauvre homme, c’est encore lui qui se fera cogner par celui-ci – tels étant les effets de la honte…

     

    7. Une empathie admirable

    « Comprendre, ne pas juger », était la devise de Georges Simenon. Et c’est aussi, en somme, la position de l’auteur du Milieu de l’horizon, aux yeux duquel aucun personnage ne semble« condamné ».

    Roland Buti n’édulcore pas pour autant la réalité qu’il observe, loin de là. La fin du roman n’a rien du happy end douceâtre, mais le point de vue de Gus, comme pacifié par les années, sur un fond de mélancolie, serre le coeur sans tourner au noir en dépit de la désespérance solitaire, combien compréhensible, du père humilié et offensé.

    Friedrich Dürrenmatt affirmait qu’un écrivain devrait se tenir « entre le cendrier et l’étoile ». Pareillement, le Gus de Roland Buti fait le lien entre la campagne asséchée, « dure comme un biscuit », et le cosmos aux dieux plus ou moins favorables (Jean se rappelle les invocations mystiques des druides en nos régions…), l’atmosphère dantesque d’une poussinière s’écrasant sous l’orage et la bulle de tendresse où deux femmes se réfugient, la mort misérable d’une jument ou d’un chien devant pareillement figures symboliques,  ou la scène lustrale de deux ados se baignant dans le puits d’un château d’eau communal qui répandra, par tous les robinets du villages, la semence tirée du sexe du garçon  par la fille...

    Des années plus tard, Gus retrouve donc le temps perdu à sa façon grâce à l’écriture magnifiquement évocatrice de Roland Buti, dont l’empathie humaine, d’une réalité qui a  très mal, tire un roman qui fait du bien.

     

    Roland Buti. Le Milieu de l’horizon. Editions Zoé, 180p.                    

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  • Je me souviens d’avoir cessé d’être gauchiste en 68

     

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    Où tel jeune homme de 71 ans se rappelle comment il rejeta, à travers les années, les idéologies également mortifères de la révolution et de la réaction, sans trahir son vieil idéal…

     

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    Pour nos enfants nés avant et après 1984.

     

    Je me souviens d’avoir souscrit, en 1967, à l’anniversaire de ma naissance un 14 juin, le même jour qu’un certain Che Guevara, à la phrase de Paul Nizan : « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie »… 

     

    Je me souviens qu'à dix-neuf ans, durant mon premier séjour en Pologne, j'ai découvert l'usine à tuer d'Auschwitz et le socialisme réel vécu par la famille de l'ingénieur L. qui nous  avait reçus à Wroclaw, mon compère U. et moi.

     

    Je me souviens d’avoir conseillé à l’ingénieur polonais L., petit con que j’étais, de patienter jusqu’à la réalisation réelle du socialisme socialiste dont il avait, en 1966, quelques raisons de douter…

     

    Je me souviens de la petite fille à l’énorme bouquet de fleurs, au milieu de l’immense stade de Wrocław rempli de jeunes socialistes en uniformes, qui s’écria dans le micro, à propos de l’agression impérialiste des Américains au Vietnam : « Protestujem !»…

     

    Je me souviens des tas de cheveux et des tas de prothèses et des tas de jouets dans l’usine à tuer transformée en sanctuaire de mémoire, et de l’odeur des saucisses vendues à l’entrée, et de leur graisse sur nos mains innocentes…

     

    Je me souviens du terrible choc éprouvé à la découverte, en pleine nuit, des barbelés et des miradors du Rideau de fer à la frontière de Berlin-Est, et de la gratitude des jeunes douaniers polonais auxquels nous avions offert un tourne-disques portable dernier cri et la version originale des Portes du pénitentier par The Animals…

     

    Je me souviens de cette autre nuit, en mai 68, où notre caravane de Deux-Chevaux débarqua dans la cour de la Sorbonne avec son précieux chargement de plasma sanguin destiné aux camarades révolutionnaires blessés sur les barricades…

     

    Je me souviens de la folle animation de cette nuit-là, et des suivantes, dans les auditoires bondés de la Sorbonne, et des Katangais dormant dans les couloirs et ne participant guère plus aux «prises de paroles» que nos camarades filles…

     

    Je me souviens de notre perplexité, avec mon ami R. étudiant de première année en médecine, quand nous entendions parler, sur les terrasses ensoleillées du quartier de l’Odéon, de la Révolution comme d’une chose irréversiblement accomplie…

     

    Je me souviens de la même perplexité ressentie par Samuel Belet, le personnage de Ramuz, quand il entend les communards, en 1870, parler de la Révolution comme d’une réalité non moins irréversiblement accomplie…

     

    Je me souviens de notre semblable perplexité, avec Lady L. et notre ami Rafik Ben Salah, en juillet 2011, quand toutes et tous parlaient, dans les rues encore en liesse de La Marsa, de l’irréversible révolution du Jasmin après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant…

     

    Je me souviens de la reprise en mains annoncée, dès la fin des vacances de l’été 68, par notre leader de la Jeunesse progressiste lausannoise impatient de nous voir nous remettre au Travail, étant entendu qu’il fallait au moins trois ans pour devenir communiste…

     

    Je me souviens de la mine horrifiée de notre chère tante E. pour laquelle le socialisme était «le diable» (ce qu’elle m’avait répondu lorsque je lui avais posé la question vers l’âge de sept ans), alors que le communisme était encore «pire que le diable», quand elle découvrit sur les murs de ma chambre les affiches de mai 68 ramenées des ateliers des Beaux-Arts du Quartier latin dont l’une proclamait : Aimez-vous les uns sur les autres…  

     

    Je me souviens d’un premier doute éprouvé lorsque je me suis vu présenter le sociologue Marcuse, à la télé romande, au titre d’étudiant progressiste conscient du fait que cette pensée devait être «expliquée aux masses»…

     

    Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de ridicule en m’entendant parler à une Assemblée extraordinaire de l’université réunie en octobre 1968 dans l’aula du palais de Rumine où j’évoquais la constitution des groupes de fusion et l’urgence de rallier le prolétariat et les camarades paysans de l’arrière-pays - avec la sensation physique d’avoir dans la bouche une langue de bois.

     

    Je me souviens de mon premier papier d’aspirant journaliste de quatorze ans, dans le journal Jeunesse des Unions chrétiennes (YMCA) consacré au pacifisme et à l’objection de conscience…

     

    Je me souviens de la petite revue des Etudes soviétiques que je lisais à quinze ans à la Bibliothèque des Quartiers de l’Est avec l’impression d’entrer en subversion…

     

    Je me souviens du prof et écrivain Jeanlouis Cornuz qui me poussa à seize ans à lire le fameux Jean Barois de Martin du Gard après que je lui eus déclaré que la lecture de son roman Le Réfractaire m’avait conforté dans la conviction que l’objection de conscience s’imposait au niveau éthique…

     

    Je me souviens des Chiens de garde de Paul Nizan dénonçant les philosophes idéalistes du début du siècle, et du commentaire que j’en avais fait dans L’Avant-garde, organe ronéoté de la Jeunesse progressiste, en visant nos profs de philo aux cours desquels je dormais…

     

    Je me souviens de la réprobation de notre leader de la Jeunesse progressiste me surprenant à lire du Céline (ce facho) et du Cingria (ce réac), et de mon excessive timidité m’empêchant de l’envoyer promener…

     

    Je me souviens de ma propre réprobation muette quand mes camarades taxaient Beethoven de musicien bourgeois ou les Rolling Stones de rebuts de la décadence capitaliste…

     

    Je me souviens de mon incapacité totale de suivre les cours d’économie politique du professeur Schaller, que je taxai dûment de valet du capitalisme dans un article de L’Avant-garde…

     

    Je me souviens que la matinée ensoleillée de mon premier examen d’économie politique s’est passée dans une clairière de la forêt de Rovéréaz à lire Je ne joue plus de Miroslav Karleja, et que de ce jour date la fondation de mon université buissonnière…

     

    Je me souviens de mon incapacité de jeune journaliste à parler des débuts du tourisme de masse (mon premier reportage en Tunisie, en mai 1970) en termes marxistes, au dam de mes anciens camarades qui m’estimèrent dès lors vendu à la presse bourgeoise…

     

    Je me souviens de tout ce que j’ai appris de l’anarchiste Morvan Lebesque (l’un des grandes plumes du Canard enchaîné de années 60-70) et des sociologues marxistes Henri Lefebvre et Lucien Goldmann, ces princes de la critique de gauche…

     

    Je me souviens que l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, dont j’avais lu Les deux étendards avec passion, et que je suis allé interviewer en 1972 en me fichant de ce qu’on en penserait, me dit que s’il avait eu mon âge, en 68, il eût été maoïste...

     

    Je me souviens du camarade monté sur une table de ce bistrot enfumé dans lequel je me trouvais pour hurler qu’il fallait me tuer au motif que j’avais rencontré cette ordure absolue de Rebatet…

    Je me souviens de mon interview d’Edgar Morin revenu de Californie avec un Journal aux vues prémonitoires…

     

    Je me souviens du roman Mao-cosmique publié sans nom d’auteur à Lausanne et restituant avec justesse et mélancolie le climat de ces années-là dans une communauté frappée par la mort d’un de ses membres – et je me souviens du mécontentement vif de Claude Muret, l’auteur en question, dont j’avais cru bon de révéler l’identité dans un papier fort élogieux de la Gazette de Lausanne

     

    Je me souviens des belles années du bar à café Le Barbare, et de la Fête à Lausanne, et de nos amours mêlées, et du Festival international de théâtre contemporain à l’esprit indéniablement soixante-huitard…

     

    Je me souviens de la réapparition de Lady L. aux abords du Barbare, dix ans après notre premier flirt, dont la coupe de cheveux à la Angela Davis signalait son appartenance au Groupe Afrique, et de nos retrouvailles définitives scellées quelques années plus tard par la naissance de deux futures jeunes filles en fleur…      

     

    Je me souviens de ceux qui sont morts, et de ceux dont je ne suis pas sûr qu’ils soient encore vivants…

     

    Je me souviens que je dois aux dogmatiques de gauche et de droite de m’avoir éloigné de leurs idéologies respectives…

     

    Je me souviens de notre bohème des années 60 avec une tendresse croissante quoique de moins en moins sentimentale, etc.

     

    Dessin: Matthias Rihs. 

     

  • Jouvence de Chappaz

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    Approche de Maurice Chappaz. Un entretien en janvier 2007, à L'Abbaye du Châble.

    Le verbe de cristal de Maurice Chappaz - révélé une première fois dans sa candeur matinale alors que le monde plongeait dans les ténèbres de la Deuxième Guerre mondiale, avec le bref récit rimbaldien d’ Un Homme qui vivait couché sur un Banc, publié dans la revue Suisse romande sous l’humble pseudonyme de Pierre, en 1940 - a conservé toute sa fraîcheur jusque dans les écrits datés de 2006 du poète, aujourd’hui nonagénaire. Entré en littérature avec innocence et comme par défi, à la suite d’un concours de nouvelles, qu’avait précédé un premier poème composé dans les mêmes circonstances pour la revue Mesures, le jeune Maurice Chappaz se signala d’emblée par la saisissante découpe d’un style (voix et griffe, lyrisme et fulgurance d’ellipses, chair et musique) qui ne cessa d’enrichir et de varier ses registres tout en gardant la puissance jaillissante des magnifique premières pages d’ Un Homme qui vivait couché sur un Banc, évoquant immédiatement la vie nouvelle d’un quidam qui se défait de « son habit fort civil » avec des gestes libérateurs et quelques jurons bien sentis (des « damned », des « christo », des « morbleu »…), pour revêtir le costume du populo. Un écrivain de pure trempe, sous le signe de Charles-Albert Cingria qu’il citait en exergue, se dégageait par la même occasion de la chrysalide d’un étudiant en droit contrarié, acquis à la littérature par ses bons maîtres du collège de Saint-Maurice et la cultivant avec les amis de sa bohème estudiantine, à Lausanne, où le jeune libraire Georges Borgeaud commençait lui aussi d’écrire.

    medium_Chappaz4.jpgL’Aventure d’écrire
    « L’Aventure d’écrire », dit aujourd’hui encore Chappaz en évoquant ces années où perçait une vocation encore inconnue, innommée et qui le sollicitait pourtant, immédiatement traduite par les mots les plus sûrs. Rien en effet de balbutiements adolescents dans les pages témoignant de cette seconde naissance en poésie : « Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Et plus loin : « Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits ». Et cela encore. « Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire »…
    Ainsi s’amorçait donc avec les airs les plus insouciants, sous le mufle de la Bête, le premier inventaire d’une œuvre qui serait d’abord de louange, puis de colère, avec un chant à La Merveille de la Femme entonné par un garçon vierge en sa chair autant qu’en écriture, dont le premier vrai recueil, sous son nom et le titre de Verdures de la Nuit, paraîtrait en 1945, précédé en 1944 déjà par Les Grandes Journées de Printemps aux Portes de France de Pierre-Olivier Walzer et Jean Cuttat, un ancien élève du collège de Saint-Maurice.

    De l’accord à la fêlure
    C’est dans la lumière biblique du Cantique des Cantiques et de Chanaan que s’ouvraient Verdures de la Nuit, avec deux vers de La Tempête de Shakespeare en exergue et cet immédiat envol : « Ô juillet qui fleurit dans les artères/je désire toutes les choses », le jeune poète célébrant ensuite « une immense paysannerie », à l’enseigne de ce que Marcel Raymond qualifia de « contemplation active », dont les derniers vers du recueil annonçaient cependant le désenchantent. Or celui-ci, après les proses poétiques des Grandes Journées de Printemps, nimbées de magie onirique et modulant une quête amoureuse avec une fantaisie proche de celle de Corinna Bille, allait marquer profondément le premier grand livre de Maurice Chappaz, Testament du Haut-Rhône, suite lyrique en prose parue en 1953 où se mêlaient l’amour et la déploration du poète voyant sa terre menacée, laquelle était à la fois le Valais de la modernité et le sol même de l’homme à venir : « Nous portons en nous l’agonie de la nature et notre propre exode »
    Tout au long de l’œuvre, ensuite, à commencer (en 1960) par le Valais au Gosier de Grive, annonçant d’autres éclats polémiques, suivi (en 1965) du Chant de la Grande-Dixence, qui résultait des deux ans passés par le poète sur l’immense chantier en tant que mercenaire aide-géomètre, cohabiteraient ces deux composantes de la reconnaissance et de la mise en garde prophétique.
    medium_Chappaz2.2.jpgSi la popularité de Maurice Chappaz, figure tutélaire des lettres valaisannes et romandes, au côté de Corinna Bille, culminerait au mitan des années soixante avec le fameux Portrait des Valaisans en Légende et en Vérité, en 1965, relancée en 1968 avec Le Match Valais-Judée, en 1974, avec La Haute Route et en 1976 avec Les maquereaux des Cimes blanches, dont les invectives lyrique firent scandale dans le canton de l’auteur, bien d’autres ouvrages moins connus requièrent aujourd’hui notre attention rétrospective, où se concentre souvent le plus pur de son génie poétique. Ainsi de l’ Office des Morts et de Tendres Campagnes, parus en 1966, ainsi aussi (en 1983) des ballades baroques et sarcastiques d’A Rire et à Mourir, évoquant les sarabandes médiévales, ainsi enfin de nombreux textes épars, desquels se détachent Le Livre de C. (1986) à la mémoire de Corinna Bille (décédée en 1979), les non moins poignante pages de journal d’ Octobre 79 et, plus récemment, Le garçon qui croyait au Paradis, paru en 1989, La Veillée des Vikings (1990) dans laquelle Chappaz évoque les grandes figures de sa famille, L’Océan (1993) relatant un grand voyage et sa découverte de New York ou La Mort s’est posée comme un Oiseau (1993) méditation poétique où se retrouve le plus candide de sa voix.
    Si Maurice Chappaz reste relativement méconnu en France, malgré une bourse Goncourt de la poésie, suivant celle de la nouvelle qui fut attribuée à Corinna Bille, et diverses publications, dont le saisissant Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard, sa défense et son illustration doivent beaucoup à Christophe Carraud, qui a publié en 2005, dans la collection Poètes d’aujourd’hui de Seghers, une première étude substantielle soulignant, notamment, l’importance de la tradition catholique dans la vision du poète.
    Ce qui saisit, au demeurant, à revenir par exemple à l’Evangile selon Judas, qui relève de la poésie vécue et de l’expérience spirituelle bien plus que de l’exégèse académique, comme il en va des traductions par Maurice Chappaz de Virgile ou de Théocrite, c’est une fois encore la fraîcheur tonique et constamment inventive, savoureuse, parfois même frisant le délire rabelaisien, du verbe de ce très grand poète à la source duquel le lecteur ne cesse de se vivifier.




    Paroles vives de Maurice Chappaz

    medium_Chappaz12.2.JPGUne rencontre à l’Abbaye du Châble, le 4 janvier 2007.

    Ce ne serait pas une interview, étions-nous convenus avec Maurice Chappaz : plutôt une série de variations sur quelques thèmes. Une ou deux heures à parler, après les grandes fatigues des célébrations officielles ou amicales du nonantième anniversaire, suivies des non moins prenantes fêtes de fin d’année.
    Mon souci était, d’entente avec son épouse Michène, de ne pas harasser le poète, d’autant qu’une pénible bronchite l’indisposait en ce début d’année. Or ce fut bien au-delà du coucher du soleil au fond du val de Bagnes enneigé qu’allait se prolonger ce grand soliloque que je me contentai d’orienter ou de relancer: sept heures durant jusqu’au souper mitonné par l’attentionnée compagne, et tant de choses dites, mais tant d’autres encore qui ne seraient qu’abordées au vol, faute d’y passer la nuit et d’autres journées…
    Et comment transcrire cette masse de notes – j’avais exclu l’usage de la machine – sans trahir le flux et les flous d’une expression aux incessants détours et compléments, ses images spontanées et ses digressions, ses anecdotes et ses saillies - comment éviter l’artifice et les atrophies du système question-réponse ?
    Tel était le problème, auquel j’ai répondu tant bien que mal en alternant l’évocation des thèmes successifs et quelques réponses choisies dont l’ensemble, je l’espère, rendra le ton et le sens de cet entretien peu formel…


    medium_Chappaz6.4.jpgDu pays perdu
    Nous aurons commencé par la fin, ainsi qu’il se devait puisque le dernier texte publié de Maurice Chappaz, merveille de lucidité lyrique, daté de 2006 et constituant le commentaire de La Chute de Kasch, l’un des deux contes de l’Afrique ancienne recueilli par l’ethnologue Leo Frobenius et reproduit dans Orphées Noirs (L’Aire, 2006), évoquait Une Miette d’Apocalypse…
    - Vous dites avoir cherché sans relâche « ce qui est vierge », avant d’affirmer que vous vous trouvez « sur le point d’assister à la catastrophe-résurrection » que vous « appréhendez » et « espérez » à la fois ? Pourriez-vous développer ce thème ?

    - J’ai connu un monde dont nous n’avons plus idée aujourd’hui : une civilisation paysanne que j’ai vécue à la fois du dedans, y étant né et en partageant la vie quotidienne, et du dehors, en l’observant comme un témoin. Ce monde était tel que celui des Géorgiques de Virgile, dont les travaux formaient une totalité jusqu’aux astres, les « planètes », disait ma tante, qui intervenaient autant dans la coupe des cheveux (j’en ai fait l’expérience, mèches toujours rebelles par l’inattention à une phase de la lune et à une autre étoile) que dans le plantage des pommes de terre, de même que la communauté se trouvait liée par des rapports, fondés sur une économie de survie, qui faisaient que si tel domestique de campagne ne pouvait plus assurer sa tâche, son fils lui succédait naturellement. Il y avait, entre maîtres et valets, riches et pauvres, un fond de respect et d’estime que la solidarité scellait dans l’intérêt commun. Le travail ne se discutait pas, et le maître pas plus que le valet, si le temps ou les circonstances les y obligeaient, ne s’y dérobaient sous aucun prétexte. C’était un monde très humain, ce qui ne signifie pas qu’il ne s’y manifestait point de conflits ou même de violences. L’âpreté des gens, en particulier, y était proportionnée à la dureté de leur condition. Lorsque j’ai senti le commencement de la fin de cette civilisation paysanne, il m’a semblé entrer en guerre – ma vraie guerre, contre l’invasion industrielle et touristique. Testament du Haut-Rhône en témoigne. Or il est probable que je n’aurais jamais écrit ce livre si j’avais vécu cent ans plus tôt, dans un monde encore stable et tenu ensemble. Au moment où un pays disparaît et meurt, il y a une parole qui émerge. C’est celle-ci que j’ai été obligé, en toute sincérité, d’incarner.



    medium_Chappaz.10.jpgD’une guerre l’autre
    Si les premiers textes de Maurice Chappaz, composés au seuil et pendant la Deuxième Guerre mondiale, n’accusent guère les secousses de celle-ci, la période de sa mobilisation n’en a moins compté dans sa formation, humainement parlant, autant que dans sa vision de la Suisse, comme il en a déjà rendu compte dans le récit de Partir à vingt Ans.
    - Comment avez-vous vécu la période de la guerre, et qu’y avez-vous appris ?
    - Ce que j’ai d’abord constaté, c’est que la Suisse, j’entends le peuple suisse, face à la guerre, n’a pas eu d’hésitation. Il y avait peut-être, dans sa résolution et sa conviction qu’il tiendrait face aux nations assassines, une sorte de naïveté enfantine. N’empêche : dès 1938, nous étions sûrs qu’elle allait arriver, et résolus à l’affronter. Le nazisme nous semblait l’horreur absolue. Cependant, avant même qu’elle n’éclate, je m’étais déjà immergé dans la vie militaire. De 1936 à 1939, parallèlement à mes études de droit à Lausanne, que je faisais par devoir filial plus que par goût, j’ai passé de plus en plus de temps sous l’uniforme, de l’école de recrue aux périodes où je « payais » mes galons de caporal puis de lieutenant. Et ce temps fut plutôt heureux. Il y avait une timidité en moi, qui faisait que j’avais peu d’amis. La camaraderie que j’ai trouvée alors m’était précieuse. Tel était aussi bien le peuple: cette armée à ras du sol de citoyens. En outre j’y ai découvert le pays, notamment le canton de Vaud où nous avons beaucoup marché et « manœuvré », nous trouvant toujours bien accueillis dans ces modestes grandes fermes si attentives où, chaque jour, une Bible était ouverte dans la pièce commune. Ensuite, jeune lieutenant, je me suis bien entendu avec mes hommes. Pendant la guerre, j’ai été sensible à la situation des paysans et n’ai pas hésité, en douce et en toute confiance, à leur accorder la liberté de passer soudain deux jours chez eux pour les moissons urgentes. Durant toute la mobilisation, je n’ai rencontré qu’un officier fascisant et réellement antisémite, qui n’était d’ailleurs pas aimé. A un moment donné, c’est lui, croyant me punir, qui m’a envoyé sur la frontière du Grand Saint-Bernard, où on me faisait suivre (c’était l’anonymat…) des ordres de refoulement non signés. Je me contentais de les déposer dans une boîte à cigares que j’ai gardée en souvenir, n’obéissant qu’aux ordres légalement signés, dont aucun ne m’a contraint à agir contre ma conscience. Cela étant, je savais que certains des réfugiés que je laissais passer pouvaient être renvoyés à d’autres échelons de l’autorité…

    De l’aventure d’écrire
    Se rappelant ses débuts en écriture, Maurice Chappaz ne manque de témoigner sa reconnaissance à l’enseignement de ses professeurs du collège de Saint-Maurice, tel l’oblat Edmond Humeau, écrivain lui-même. Or c’est à Saint-Maurice qu’il fit la connaissance, aussi, de Georges Borgeaud, avec lequel il allait vivre sa première expérience d’auteur.
    - Un Homme qui vivait couché sur un Banc est-il vraiment votre premier texte d’auteur ?
    - Oui, je l’ai écrit en toute ingénuité, comme ça, parce que j’avais beaucoup aimé l’exercice de la rédaction, au collège, et dans l’espoir intéressé, en l’occurrence, de gagner un concours de nouvelles qu’avait lancé la revue Suisse romande. Si une certaine sûreté littéraire s’y manifeste, c’est que nous lisions beaucoup, avec mes amis, et que l’enseignement de Saint-Maurice nous avait fourni un bagage solide à cet égard. Je ne crois pas exagérer en affirmant que les travaux de maturité de ce collège étaient d’un niveau égal, voire supérieur, à beaucoup de mémoires de licence actuels. A la même époque, j’ai participé à un autre concours, proposé par la revue française Mesures, qui portait à la fois sur la nouvelle, la traduction et la poésie. Comme mes amis de collège Georges Borgeaud et Jean-Louis de Chastonay avaient choisi les deux premiers genres, je me suis lancé dans la poésie pour la première fois aussi, avec La Merveille de la Femme, qui constituerait plus tard la première partie de Verdures de la nuit. Sur quoi la guerre est arrivée, et ce fut la fin de Mesures. Pour moi, écrire était alors une aventure terriblement attirante, qui correspondait à une poussée intérieure encore inconnue, innommée, mais qui me sollicitait fortement. Cette vocation entrait en conflit, évidemment, avec ce que les miens attendaient alors de moi, mais comment refuser d’y croire et balayer une nécessité profonde ?


    Des fidélités opposées
    S’il était proche de sa mère, Maurice Chappaz, aîné de dix enfants, ne s’entendait guère avec son père, avocat valaisan en vue et despote familial qui acceptait de revoir son fils sous l’uniforme mais excluait son retour au bercail sans diplôme de droit en poche. Ce fut auprès de son oncle Maurice Troillet, notamment, que le poète allait trouver un appui et un mentor, à l’Abbaye du Châble où il passa son enfance.
    - Comment votre père a-t-il accueilli vos premiers succès littéraires ?
    - Comme il en va de toute chose, dans la vie, ses réactions ont été mêlées, ambiguës. Bien sûr, il aurait préféré que je finisse mon droit, mais lui-même était un lecteur cultivé, et je crois que c’est avec fierté qu’il a appris le succès de Testament du Haut-Rhône. Auparavant, ce n’est pas sans satisfaction qu’il m’a annoncé un jour qu’il avait vu mon premier livre, Verdures de la Nuit, dans une vitrine de librairie. A la même époque, j’ai appris qu’il avait cité mes vers dans un de ses discours d’homme politique. Pour ma part, je le comprenais d’ailleurs ; je n’étais pas ce qu’on pourrait dire un fils révolté : je le respectais, car c’était un homme intègre, mais je n’en étais pas moins décidé à vivre ma vocation. Lorsque j’ai rencontré Corinna, mon père a été impressionné par sa personnalité et sa prestance, et je crois que cela aussi a joué en ma faveur…

    De l’engagement en littérature
    Les débuts littéraires de Maurice Chappaz datent de l’immédiat après-guerre, marqué par une nouvelle attitude des écrivains face à la politique, en Suisse romande comme ailleurs. Dans les années 50, il fréquenta notamment Georges Haldas, proche à cette époque du messianisme stalinien, puis André Bonnard, qui lança les traductions grecques et latines par les étudiants romands, mais dont les prises de position et les actes aboutirent à un procès retentissant. Et j’ai soutenu la personne, non les idées.
    - Quel sentiment vous a inspiré le communisme ?
    - Comme il en allait du nazisme, ma foi catholique excluait mon adhésion à ce système dont on a découvert plus tard les méfaits. Très courageux et sensible aux urgences sociales, Georges Haldas, avec lequel j’étais alors très lié, prétendait pour sa part que le nouvel Evangile et le nouveau Christ des nations se trouvaient désormais à Moscou. Lorsque je me moquais de la bande des apparatchiks qui y plastronnaient et lançaient leurs oukazes, il me renvoyait à la hiérarchie romaine en affirmant que les princes de l’église faisaient de drôles de représentants du Christ. L’ « engagement » était le mot clef, le billet du salut. Bref, cela a contribué à nous séparer. Des années plus tard, en mai 68, je me suis trouvé à Paris et c’est avec une certaine ironie que j’ai vu, lors d’un défilé, les pontes du parti communiste, Aragon en tête, se faire siffler par les contestataires. De ceux-ci, je me suis senti proche en assistant à leurs débats ; l’utopie m’était réellement sympathique, mais pas les théories à n’en plus finir qui ont suivi, et je ne parle pas, aujourd’hui, de la bonne conscience des médias, si facilement de gauche… dans leurs bureaux.



    Du progrès et de la technique
    Ainsi que l’a justement rappelé Christophe Carraud dans son livre, paru chez Seghers, l’attitude de l’auteur des Maquereaux des Cimes blanches, face à la technique, ne se borne pas à un refus de type réactionnaire. Cela se vérifie, d’ailleurs, dès la lecture de Testament du Haut-Rhône et plus encore dans le Chant de la Grande-Dixence.
    - A quel moment la technique commence-t-elle de vous inquiéter ?
    - Je ne suis pas contre la technique en tant que telle. Je ne nie pas le progrès et la relative libération qu’il représente. Pouvoir parler avec un interlocuteur qui se trouve au Québec, au moyen d’un téléphone portable, est une sorte de miracle si je me replace dans la mentalité d’un paysan du début du vingtième siècle. De la même façon, j’observais l’autre jour le vol gracieux de parapentes au-dessus des toits et à l’autre bout de la rue le travail de terrassiers creusant des égouts, pics, pelles en mains soulevant d’énormes tuyaux, tous d’une dignité si active, si juste, guidés par des machines d’une merveilleuse efficacité. Je ne nie pas la commodité de tout ça, l’exploit, mais il faut que la conscience soit à la hauteur de la technique. Dans l’économie de survie qui caractérisait la civilisation paysanne, le laboureur ou le faucheur devait constamment « penser avec les mains », réfléchir à la persistance de la nature dans tous ses détails, puissance et conscience devaient s’épauler. La destruction de la nature n’était pas le prix de la rapidité et de l’efficience. L’homme de ce monde-là devait être à la fois courageux, intelligent et honnête. Avec la technique inconditionnée, tout risque de nous échapper à tout moment. Cela étant, je ne regrette pas de vivre au XX siècle. A la question de savoir quand il aurait aimé vivre, Claude Lévi-Strauss répondait : au XIXe siècle, parce que c’était le temps de toutes les inventions. Pour ma part, je crois à la vie. Je suis né dans un mouvement. Je suis resté fidèle à mon origine, tout en m’adaptant au monde en émergence. Je lis ainsi très régulièrement les journaux, pour me tenir au courant du changement de civilisation et même de l’abîme. Nous devenons comme des chats sauvages apprivoisés par la mort.

    medium_Chappaz10.2.JPGDu pays rêvé
    S’il y a du catastrophisme prophétique dans la vision de Maurice Chappaz, la révolte du poète se mêle indissolublement à une attente qui en appelle à la valeur et à la régénération, dont son verbe lumineux exprime le sens.
    - Maurice Chappaz, à quel « pays » à venir aspirez-vous ?
    - Au point de vue de la pensée, s’il s’agit de raisonner et d’agir, la Grèce projetant sa beauté m’a nourri autant que Rome pour la littérature et la langue. J’ai aussi emporté de Lausanne le tourbillon verbal d’un fameux professeur de droit romain (Philippe Meylan, en 1939) qui enseignait, comme s’il plaidait, ce droit impeccable qui dans l’ordre ou le désordre devient « la raison écrite2. Cependant bridant ces espérances le pays que j’ai rêvé c’est le Tibet avec les montagnes qui prient, les flocons de neige qui oensent, aperçu comme un Valais mondial hors de l’Histoire. Il a existé pendant cinq ou six siècles, mais il est en train lui aussi de s’évanouir, génocidé physiquement, industriellement. Pour une Apocalypse peut-être. J’ai essayé de le toucher. Je suis allé à sa frontière vers un sanctuaire de pèlerins, dans l’au-delà du Népal. Il disparaît comme le Valais disparaît en moi, avec moi, comme je vois aussi le catholicisme se disperser ou se perdre. J’ai connu un pays auquel je reste viscéralement attaché, tout en comprenant qu’il doit évoluer. Il est évident que le pays que j’ai connu ne pouvait pas ne pas disparaître, mourir en raison même de sa réussite. Telle une graine. J’aimerais qu’il soit remplacé par un pays aussi défendable moralement, politiquement et humainement. Je reste fidèle à des principes qui étaient ceux de mes aïeux, où la parole donnée avait valeur de signature, alors tenue pour sacrée. J’ai connu un monde dans lequel on ne fermait pas les portes à clef. Le vol y était exclu. Ainsi, un garçon qui avait dérobé deux plaques de chocolat, dans l’épicerie de Lourtier, a-t-il été forcé de quitter le village. Aujourd’hui c’est tout différent : on dit que seuls les imbéciles volent, alors qu’il suffit de s’arranger avec la loi… Et ce n’est pas le vol d’argent qui a tellement d’importance. On le corrige. Mais on éteint une âme inconnue qui se cache partout dans les vies. Cela étant, si le lien communautaire est rompu, si ce qu’on appelait le peuple n’existe plus, je ne crois pas, pour autant, que les hommes d’aujourd’hui soient plus mauvais qu’avant, pas du tout. Moins vrais peut-être : la science remplace la foi. On a rétréci arbitrairement le mystère. Et puis je pense que toute chose belle engendre une espérance. Le monde paysan disparaissant a trouvé, en Gustave Roud, un témoin rare. C’est pourquoi Roud m’émeut infiniment : lui qui a fait des études, a choisi de rester attaché à la terre, faisant retour dans la ferme familiale de Carrouge. Il y a vécu une vie de sublimation, sensible à tel paysan avec une pureté relevant de l’amour courtois. Lui-même vivait comme une ombre, mais c’est sa parole de poète qui perpétue sa campagne perdue. A ma façon, j’ai vécu moi aussi cette destinée qui fait que la page d’écriture sera peut-être la goutte d’éternité. D’une autre manière, j’ai trouvé cette grâce chez un Charles-Albert Cingria qui, quoique survivant aux franges de la mendicité, reflétait la même allégresse et le même souci de l’exprimer, devenant par son verbe le nuage qui passait, la fumée que le vent emportait, la fraise dans sa paille, l’oiseau, le chat s’étirant sur un mur, les enfants dans la lumière, le grain de raisin et le cosmos. Noter cosmos : la Ramuzie, puis tous les instants de Corinna.

    - Comment, enfin, Maurice Chappaz, vous représentez-vous le paradis ?
    - Je crois qu’on ne peut évoquer le paradis qu’en relation avec ce qui est visible ici bas, fugacement, par intermittence. Cela peut n’être qu’un visage dans une gare, un brin d’herbe frémissant, l’inattendu d’un nuage ou une goutte de pluie qui tombe dans une sorte de transparence obscure, et vous entendez aussi le bruit infime que cette goutte de pluie fait en touchant terre. Je dirais ainsi que l’image du paradis, telle que je me le représente, serait comme une surprise à l’envers… Le paradis est aussi exigeant que l’enfer ! Cendre et alléluia… Tout à coup l’innocence !

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    Cette présentation et cet entretien ont paru dans la nouvelle revue ViceVersa Littérature, en traductions allemande et italienne, et sur le site Le Culturactif. http://www.culturactif.ch/

    Documents photographique: Maurice Chappaz en 1986 (Gérald Bosshard), Portraits de Maurice Chappaz à divers âges (DR, Jean Mohr). Maurice Chappaz et Michène au Spitzberg (DR). L'Abbaye du Châble. Maurice Chappaz au Châble (Philippe Dubath).

  • La musique de Vivre

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    cinémaA propos d'Ikiru, chef-d'oeuvre d'Akira Kurosawa

    Vivre (Ikiru) constitue en somme le pendant cinématographique de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Ikiru2.jpgTelle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple en opposant un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).

    Ikiru3.jpgAprès un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?

    cinéma
    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…

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  • Un amour dans les décombres

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    Avec Le semeur de peste, c’est un joyau de la littérature italienne contemporaine qui nous a été révélé en 1985. Et la première occasion de découvrir, en traduction française, le talent, célébré par Leonardo Sciascia, de l’écrivain sicilien Gesualdo Bufalino.

    C’est un paradoxe éternel et de partout que la poésie la plus profonde et la plus vraie tire sa substance non du bonheur humain, mais des épreuves et des larmes.

    « Oh oui, ce furent des jours malheureux, les plus heureux de ma vie», s’exclame le narrateur du Semeur peste en se remémorant ses 20 ans marqués au double sceau de l’amour et de la mort.

    Avoir 20 ans et se retrouver dans le bataillon en pyjama des tuberculeux, tandis que tous fêtent la fin de la guerre, avoir 20 ans et s’enivrer, sous le regard qui en sait trop d’un médecin-sage aux grimaces de vieux singe métaphysicien, des délices empoisonnées de la passion amoureuse: tel fut le sort de de Gesualdo Bufalino qui, quarante après, nous en livre le récit poignant et lyrique, lesté de quelle signification universelle.

    Une prison initiatique

    L’on pense la fois à Dante et à Puccini, au cinéma italien (du temps où le sang était encore une marque noire sur la chair très blanche) et à Thomas Mann en lisant cet admirable poème romanesque dont chaque chapitre s’imbrique dans une sorte de constellation de fulgurant cristal où l’émotion et le sens, le détail concret et son reflet mystérieux, et chaque signe enfin se doublent de valeur symbolique.

    C’est donc l’histoire d’un jeune homme qui découvre soudain, la fin de la guerre, le Minotaure innommable venu hanter sa poitrine, avant qu’il ne se figure qu’il a choisi lui-même ce mal pour nettoyer de son sang les souillures du sang de guerre et guérir, en s’immolant à la place des autres, le désordre du monde.

    Plus tard, seulement, lui sera révélé le sens de sa vocation propre, lui qui survivant a « trahi » ses compagnons en leur survivant : non point en martyr, mais d’un témoin par sang d’encre.
    Au sanatorium, qui évoque l’antichambre des enfers de la Divine comédie, il apparaît comme un « contrebandier de la vie » dont l’identité se résume à quelques radiographies, dans une forteresse où chacun porte ses chaînes en lui-même et où les actes quotidiens se perpétuent à la lisière du réel, avec accompagnement tragi-comique de rires jaunes.

    Au lieu d’un Virgile serein pour guide, il ne trouve que celui qu’on appelle le Grand Maigre, superbe figure de vieux toubib en apparence cynique et blasphémateur, qu’une passion malheureuse et la fréquentation des morts en sursis ont transformé en « archidiable » vitupérant non moins que fraternel.

    Avec celui-ci, et auprès de l’aumônier Vittorio, dont la foi est trouée de doutes vertigineux, le narrateur s’interroge sur le mystère du mal dans un monde semblant une immense bévue du Créateur – et l’on se rappelle alors les conversations essentielles de La montagne magique.

    Et puis, dans cette même prison-cloître, qui a ses recluses inaccessibles et son théâtre amateur - seul lieu où rencontrer celles-là -, voici que le garçon fait la connaissance de Marta, dont il s’éprend aussitôt.

    Sur quoi se noue un lien touchant à la fois au sublime et au dérisoire, entre ces deux orphelins des décombres qui arrachent au crépuscule d’ultimes lambeaux de lumière.

    Jusqu’à la mort affreuse de Marta, qui fait songer au dénouement de La Bohême ou de La Traviata, mais sur fond de « sauvage boucherie ».

    De mémoire et de temps

    Nous l’avons noté, ce n’est qu’au tournant de la soixantaine que Gesualdo Bufalino a publié ce premier livre. Or la réussite exceptionnelle, du point de vue littéraire, du Semeur de peste, doit sans doute beaucoup au filtrage opéré par le temps dans la mémoire de l’auteur, et la capacité de ce dernier, par de multiples références, de transformer un témoignage parmi d’autres en poème riche de mille strates.

    Mais ce qui émerveille de surcroît, à la lecture de celui-ci, c’est que l’érudition de l’écrivain se fond tout naturellement dans un creuset bien vivant où la sensualité cohabite avec le tragique, et la connaissance pénétrante avec un lyrisme tantôt somptueux et tantôt déchirant.

    Il faut lire et relire Le semeur de peste, qui ne s’épuise certes pas à première lecture. L’on y entre comme dans un labyrinthe, pour affronter les grandes énigmes de la vie humaine sous l’aspect de paraboles vivantes, telle la mort du petit Anselmo, le passé voilé d’obscurité de Marta ou la fable des trois chapeaux citée par le Grand Maigre dans un passage-clé.

    Ensuite, lorsqu’on se rappelle ce livre en s’en éloignant, c’est comme d’une vie supplémentaire qu’on aurait vécue dans l’atmosphère physiquement palpable des lendemains de la guerre, cette frontière révélatice où s’interpellent les vivants et les morts.

    À relever, enfin, le mérite de Ludmilla Thévenaz, la traductrice, qui est parv

    enue à restituer la matière verbale, saturée de significations secrètes, et la musique de Bufalino, avec une précision et une justesse rares.

    Gesualdo Bufalino. Le semeur de peste. Traduit de l'italien par Ludmilla Thévenaz. Editions L’Age d’Homme, 1985.

  • Un premier roman sans pareil

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    Kasperliana I

    De Gian Gaspard Kasperl à JLK, à propos de Sam, d’Edmond Vullioud, et d’Abraxas de Jacques Audiberti…

    Soglio, settembre 20**

    Caro Maestro,

    C’est avec mélancolie que je vous ai vu repartir, Lady L. et vous, après votre visite à la Casa de Salis, qui a mis du baume sur mon cœur toujours flagada même trois ans après la disparition de ma chère et douce.

    Du moins votre libelle – dont je vous entretiendrai après mon retour à Sienne -, et les trois livres que vous m’avez offerts, me rappelleront-ils votre présence alors que l’été indien commence de flamboyer sur les roide pentes du val Bregaglia , en attendant la première neige sur la Disgrazia.

    Je vous parlerai plus tard, aussi, des ouvrages bien étonnants de vos amis Antonin Moeri et Gérard Joulié, dit Sylvoisal, mais dans l’immédiat c’est à propos de la lecture de la première moitié de Sam d’Edmond Vuilloud que j’aimerais vous écrire quelques mots, et des premières pages de l’abasourdissant Abraxas d’Audiberti – deux premiers romans qui dérogent à la niaiserie pléthorique de ce que les turlupins médiatiques nous présentent comme les dernières « découvertes ».

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    Je ne sais s’il faut déjà parler de grand livre à propos de Sam, que je situe à la hauteur des deux lectures les plus belles que j’aurai faites en langue allemande et en votre langue ces dernières années, à savoir Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr et Dans Khartoum assiégée d’Etienne Barilier, sans qu’il y ait le moindre rapport entre Sam et ce dernier roman.

    Je ne sais d’ailleurs à quoi comparer Sam, qui me fait penser à certains égards à Robert Walser et à d’autres à Charles Dickens, à la magie de Châteaux en enfance de Catherine Colomb ou à celle des récits de Fleur Jaeggy, un peu aussi à Flaubert pour la folie des inventaires et la découpe de la phrase, mais ces références ne sont que des indications approximatives alors que Sam me semble un roman sans pareil.

    J’ai d’abord frémi, aux premières pages, à l’idée qu’il puisse s’agir là d’un témoignage de plus sur le thème rebattu du fils de pasteur se tapant l’idiot du village, mais je n’ai pas tardé à être rassuré, malgré l’apparente pédanterie du persécuteur de Sam, par la précision de son discours anticipant la précision de Sam lui-même, d’une autre portée.

    L’Auteur a fait don à son protagoniste de la précision, qui est celle-là même de son propre souci de surexactitude en matière de vocables et de dressing code, sans quoi l’on ne fait ni traités de chirurgie ni sonnets sonnants.

    Ce qu’il y a d’unique dans Sam relève d’une sorte de sublimation rêveuse sur fond de lourde réalité, qui nous fait osciller sans cesse entre le monde des philistins, incarné par la figure à la Dickens du notaire Bérard, ou de l’inconsistant pasteur Nicole dévidant ses versets bibliques d’un ton monocorde, et l’univers des innocents plus ou moins fagotés tel Sam et ses petits camarades de l’Institut Meguiddo où il est placé; mais il y a plus, car au don de la précision s’accorde le don de la candeur et de la puissance créatrice qui fera de Sam l’artisan de mille métamorphoses suscitant d’abord quelles réticences (l’incrédulité du notaire) et ensuite quelles bienveillances – à commencer par celle du peintre en lettres Magetti.

    Ce qu’il y a de merveilleux aussi, dans ce roman m’évoquant un conte de féés comme en en a conçus la terrible Madame d’Aulnoy, c’est sa façon d’évacuer toute idéologie ressortissant aux prétendues sciences humaines, au moralisme théologisant ou aux discours actuels sur le pouvoir, la sexualité ou le sort des oubliés de la société.

    Le fait que Sam (ou l’auteur) ne dénonce pas celui qui abuse de lui, dont il préfère certes voir les mains courir sur les touches de son piano que sur les parties sensibles de son corps adolescent, scandalisera peut-être les belles âmes, mais les instances du refus sont chez lui infiniment plus subtiles que celles du ressentiment conventionnel, même s’il couve une manière de revanche qui passera bel et bien par la sensualité et le sexe.

    Dans la foulée, je relève qu’aucune prose, dans votre cher pays, ne me semble irriguée par une sensualité aussi poreuse et radieuse, notamment dans les superbes pages dédiés à la découverte du corps de l’adorable Philomène, puis aux saillies moins juvéniles réclamées par la maîtresse de celle-ci – cette femme faite qui m’évoque la Maja nue de Goya – comme si le cul, réputé sans âme par certains (je crois que c’est Cendrars qui le prétendait) retrouvait ici sa sacralité poétique et son droit au bonheur.

    Sam est un livre d’une musicalité et d’une pureté émotionnelle sans faille, mais c’est aussi un prodige d’organisation formelle, à la fois architectonique (le plan d’ensemble), topologique (l’imagination des lieux et plus précisément des maisons à recoins), à quoi s’ajoute son irradiant bonheur verbal, frotté d’humour comme le sont les inventaires de Bouvard et Pécuchet, et sa très enfantine joie.

    Luc Dietrich a écrit - vous vous en souvenez puisque vous me l’avez offert lors de notre rencontre à Collioure il y a bien des années de ça – un beau roman intitulé Le Bonheur des tristes.

    Or Sam, filtrant bien des tristesses, pourrait être dit le roman du bonheur des joyeux, et je vous en dirai plus après mon retour à Sienne où j’aurai loisir d’en achever la deuxième partie dès le Grand Départ de Sam pour les Amériques…

    Sur quoi je vous embrasse tendrement, Lady L.et vous, en vous recommandant la griffe du diable en onguent pour ces maux de maudites guiches que vous m’avez évoqués dans votre dernier texto…

    Votre affectionné K.

    Post scriptum : je constate que je ne vous ai rien dit d’Abraxas, dont je vous parlerai donc dans mon prochain bref.

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  • Avec l'élégance du coeur

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    Le dandy et l’excentrique pallient toute uniformité.

     
    Champion de la raquette et crack au jeu d’échecs, Denis Grozdanovitch s’est fait, aussi, en vieux sage avant l’âge, le collectionneur des diverses formes de singularités individuelles opposées à l’esprit grégaire croissant aujourd’hui à proportion exponentielle des meutes et des masses. Substantiel et souvent drolatique en dépit de son indéniable sérieux, « Dandys et excentriques » sera votre livre de l’été, à savourer à l’écart des foules…

    La figure idéale du dandy à l’européenne, qui a cristallisé dès la fin du XIXe siècle en symbiose anglo-française, pourrait se représenter sous les traits du poète et activiste Lord Byron, flottant de nuit sur le Grand Canal de Venise dans la position dite de «la planche», un cigare dans une main et dans l’autre une lanterne destinée à signaler poliment sa position aux nautoniers et autres gardiens de l’ordre nocturne vénitien.

    De dix ans l’aîné de Byron, le compatriote de celui-ci, surnommé «le beau Brummel», plus précisément  George Bryan Brummel (1778-1840) passe pour l’initiateur du dandysme britannique, non moins flamboyant de mise et d’esprit que le poète quoique sans génie, qui lustrait ses bottines au champagne et fut célébré par Balzac autant que par Barbey D’Aurevilly mais finit tout perclus de dettes en exil normand, ne se rasant ni ne se lavant plus tout en lançant la mode de la cravate noire qui ne nécessite point de recours trop onéreux à la blanchisserie…

    Arbitres des élégances visible et parfois invisibles, comme le furent plus tard un Oscar Wilde ou un Kenneth Tynan,  avant et après un Robert de Montesquiou (modèle du baron Palamède de Charlus de Proust)  ou un Baudelaire, ces dandys emblématiques conservent une aura que beaucoup de leurs émules plus récents, imitateurs de pacotille à la Andy Warhol ou à la Gonzague de Saint-Bris, n’ont plus qu’aux yeux des philistins amateurs d’extravagance au petit pied.

     

    De l’observation concentrique en milieu foldingue…

    Denis Grozdanovitch s’identifie, au début de son inventaire kaléidoscopique, à Jack Kerouac assistant, le chapeau  discrètement baissé sur ses yeux bien ouverts, à une conversation entre deux de ses amis aussi extravagants l’un que l’autre. Dans son récit-roman Sur la route, sous le pseudo de Sal Paradise, le narrateur fait semblant de dormir pendant le premier échange haut en couleurs de Carlo Marx et Dean Moriarty, lesquels ne sont autres, dans la vie réelle, que le barde beatnik Allen Ginsberg, gourou très barbu de la contre-culture américaine des années 60-70, et Neal Cassady, double  fraternel de Kerouac et personnages mythique de la même époque.

    Or Grozdanovitch, comme Sal Paradise feignant d’être ailleurs sans perdre un mot de la fameuse conversation, qu’il retranscrira tantôt à l’attention de la postérité, a souvent pratiqué de la même façon, lui l’observateur «concentrique» plutôt réservé et «classique» de nature, avec les multiples extravagants des deux sexes qu’il a fréquentés à travers les années.

    Ainsi, se faisant chroniqueur de menées originales dont les unes sont tirées de sa vie et les autres de la littérature, l’auteur de ces «vertiges de la singularité» compose-t-il une espèce de roman tout à fait captivant dont les personnages illustrent, chacun à sa façon, ce que le théologien médiéval Duns Scot qualifiait d’«infiniment singulier», amorçant une interminable dispute entre les tenants de l’unicité fondamentale de la personne et ceux qui parient pour le collectif et la conformité plus ou moins grégaire, disons un  peu grossièrement : les individus et les sectes, les solitaires et les attroupés, etc.

     

    Max, Elise, Serge et les autres…

     

    Des personnages singuliers, il y en a beaucoup plus autour de nous que nous ne croyons, sans parler forcément d’extravagance spectaculaire. Je pourrais vous raconter les tribulations de mon neveu Saturnin initié au chamanisme au tréfonds de la forêt péruvienne, dont le mariage avec une Chinoise ne dura que le temps d’une lunaison, ou les hauts faits mémorables de tel prince polonais richissime qui accoutumait, au Grand Hôtel de Chandolin où il se faisait conduire de Saint-Luc par chaise à porteuses (misogyne, il exigeait de solides Valaisannes costumées), de jeter des pluies de monnaie à la sortie de la messe pour jouir du spectacle des chenapans se jetant sur cette manne, mais les extravagants dont parle Denis Grozdanovitch, observés au fil de sa vie, requièrent une attention d’autant plus vive que leur dandysme est moins voyant et parfois plus profond, voire plus poignant.

    Une douce folie apparente du moins son compère Max, «pion» comme l’auteur dans un lycée parisien, Edouard le génial stratège d’échecs à la  paranoïa galopante, Elise la vieille dame indigne de souche aristocratique retirée dans son manoir avec sa gouvernante Aphonsine et sa ménagerie après avoir envoyé valdinguer sa famille de snobs et rallié la cause internationale du communisme, ou encore Serge le volubile qui met publiquement en boîte le docteur Lacan dont il évente au passage la fumisterie, j’en passe et de quelques autres originaux dont l’écrivain tire la matière d’autant d’esquisses de nouvelles visant à une «théorie générale des exceptions» aussi peu dogmatique que pénétrante et souvent émouvante.

    De fait Gozdanovitch est plus sensible à ce qu’on pourrait dire l’aristocratie du cœur, qui imprègne ses observations de tendresse, qu’aux effets extérieurs de telle ou telle mode vestimentaire ou artistique se voulant «décalée» alors qu’elle participe d’un anticonformisme devenu convention. Son approche des provocations avant-gardistes d’un Marcel Duchamp, au début du XXe siècle dadaïsant, devenues conventionnelles au possible à force d’être répétées, va de pair avec sa critique de l’iconoclasme factice et incessamment recyclé d’un Andy Warhol dont le journal intime révèle un snob de bas étage à l'atterrante stupidité.

     

    Au féminin singulier et au nom du style

    Si la septuagénaire Elise est tirée des souvenirs personnels vécus de Grozdanovitch, celui-ci se plaît aussi à rendre hommage aux femmes dont la singularité personnelle a si souvent été canalisée ou empêchée – dans le peuple plus encore que dans les classes aisées -, et dont certaines grandes figures littéraires témoignent à travers les siècles, de la poétesse Sapho (dont on sait depuis peu que le «saphisme» est une invention tardive et fallacieuse) à la «comète mélancolique»  Annemarie Schwarzenbach, en passant par Madame du Châtelet et Germaine de Staël, Karen Blixen ou – belle découverte au passage – la philosophe bulgaro-américaine Rachel Bespaloff, Virginia Woolf plus forcément que Duras ou encore Louise Brooks dont le « nihilisme érotique » a été célébré par Roland Jaccard, compère de Grozdanovitch aux échecs…

    Et l’on pourrait évidemment citer dans la foulée, entre dandysme profond et féminine extravagance, très au-dessus des postures à la coule voire vulgaires d’une Christine Angot ou d’une Virginie Despentes, le génie subversif des contes étincelants de la terrible Madame d’Aulnay,  la dévastatrice lucidité d’une Flannery O’Connor en son observation de la misère humaine dans ses nouvelles du «Sud profond », le non moins féroce et drolatique aperçu des relations sociales et familiales chez l’Anglaise Ivy Compton-Burnett, entre autres fées et sorcières des lettres.

    La question du style est au cœur de la recherche menée par Denis Grozdanovitch. Qu’un Paul Léautaud, un Arthur Cravan célébré par son ami Cendrars, lui-même peint en personnage de légende par Henry Miller, ou qu’un Charles-Albert Cingria, un Albert Cossery  en dandy germanopratin, fassent partie d’une constellation d’originaux plus ou moins hauts en couleurs : c’est une chose. Mais l’essentiel est ailleurs, qui tient au style.

    Ramuz ne faisait pas que nouer sa cravate comme personne : son écriture est une modulation du dandysme terrien, de même que la phrase de Léautaud est inimaginable hors de l’Île-de-France, inimaginables les nouvelles de Cossery sans imprégnation arabo-levantine fleurant la rue du Caire.       

     

      Grandeur des Bartleby, Oblomov & Co

    Le vrai dandysme n’est pas forcément ostentatoire ni moins encore maniéré, même s’il y avait de ça chez un Oscar Wilde dont le style étincelant jetait mille feux brefs. Mais le grand Wilde est ailleurs : dans l’humiliation et la déchéance, dans le cachot où il écrit, après le crachat des justes, le bouleversant De profundis, joyau débourbé de la fange.

    La singularité est vertigineuse quand elle va jusqu’au bout d’elle-même, comme on le voit chez Edouard, ami de Grozdanovitch sombrant dans le délire de persécution alors qu’il aspire aux plus hautes sphères combinatoires du Noble Jeu, ou chez  Kenneth Tynan le dandy déchu de la critique théâtrale londonienne (c’est lui qui a fait la gloire des culs nus d’O Calcutta…)  se vautrant dans le stupre et l’autodestruction.

    Mais il faut conclure plus aimablement, entre le divan d’Oblomov le divin paresseux et la douceur implacable du scribe Bartleby refusant de jouer le jeu social, dans l’aura polychrome de Pierre Bonnard retouchant à l’infini ses images du bonheur terrestre, ou dans le souvenir ému d'Anton Pavlovitch Tchekhov, pas plus dandy qu’extravagant au sens commun, dont la vie humble et le style, parfaitement accordé à la simple vérité de toute existence, signaient sa noblesse plus qu’aucune particule…

     Denis Grozdanovitch. Dandys et excentriques. Les vertiges de la singularité.Grasset, 383p. 2019.

     

    Dessin: Matthias Rihs.

             

     

  • Jacques Chessex et ses embaumeurs

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    Dix ans après la mort - le 9 octobre 2009, foudroyé par une crise cardiaque -, de l’écrivain, qui fut parfois un impossible personnage, un dossier de 24Heures en partie téléguidé par Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, nous explique, notamment,  comment le «revisiter». Avec certaine hauteur suffisante, une obsession bourdieusarde des «stratégies» sociales et littéraires de l’écrivain, et un aperçu de son œuvre pour le moins réducteur…

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    Jacques Chessex a-t-il souri, ou peut être même éclaté de rire, par le miracle de quelque communication spirite posthume, en prenant connaissance du dossier de sept pages que lui a consacré récemment le quotidien vaudois 24 Heures avec pour titre, significatif du mélange de fumisterie et de clinquant de notre époque médiatique, résumant le phénomène  à la «Construction d’une idole» ?

    Hélas rien n’est moins sûr, car s’il avait le sens de l’humour et riait parfois de bon cœur, Maître Jacques, grand inquiet devant l’Eternel et le Gros Animal social, perdait de sa débonnaireté quand il s’agissait de sa personne, ou plus exactement de son personnage, au point que, préparant une exposition tirée de ses archive déposées à la Bibliothèque nationale, il pria Marius Michaud, le responsable de l’entreprise, de retirer toutes les photos de lui accusant l’esquisse d’un sourire.chessex2.gif

    J’avais d’ailleurs prévenu le bon Marius : «Tu montes une expo Chessex aux Archives littéraires ? C’est bien, mais prends soin de toi en te faisant prescrire un anti-dépresseur et place ton téléphone sur liste rouge si tu ne veux pas être réveillé toutes les trois nuits pour rendre des comptes à l’énergumène »…    

    Or, débarquant à Berne, je ne fus guère surpris de retrouver l’excellent compère tout soupirant et porteur d’une minerve...  Du moins la superbe exposition en question était-elle à la mesure de la passion que Jacques Chessex vouait au classement du moindre de ses papiers, de ses manuscrits, de ses trophées divers  et de ses peintures, et c’est avec amusement que je  découvris toutes les photos où il pose, grave, ici entre deux chandeliers comme un poète visité par la Muse, là dans un cimetière propice au rappel du thème récurrent de la Mort  dans son œuvre, etc.

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    Quand un ponte bourdieusard se « penche » sur l’écrivain

    Bien qu’il fût un professeur de français très apprécié de ses élèves du Gymnase cantonal de la Cité, Jacques Chessex ne portait pas dans son cœur les universitaires de la faculté des Lettres de Lausanne, exception faite de son ami Jacques Mercanton, grand seigneur de la littérature qui lui-même décriait ses collègues après trois verres de (bon) whisky….

    La littérature suisse de langue française a longtemps été placée sous la double coupe sourcilleuse du pasteur et du professeur, jusque vers 1914, et Mercanton et Chessex font partie des descendants directs des écrivains de forte trempe qui, autour de Ramuz, fondèrent véritablement la littérature romande, notamment à l’enseigne des Cahiers vaudois, pour couper court au moralisme protestant et proposer, par rapport à Paris, une alternative fondée sur la qualité littéraire.

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    Rétif à toute idéologie, Ramuz restait aussi distant de la droite maurassienne d’inspiration latine incarnée par les frères Cingria – artistes géniaux au demeurant – que de l’helvétisme d’’un Gonzague de Reynold. «Littérature d’abord» était son programme, et pourquoi pas avec des éditeurs du cru ? Belle idée qui a connu, au cours du XXe siècle, un remarquable développement avec les éditions Rencontre et la Guilde du Livre, au rayonnement européen, puis avec les éditions L’Âge d’Homme - comptant plus de 4000 titres à son catalogue -,  Bertil Galland,  Zoé, L’Aire, Campiche et bien d’autres. 

    Quant au pasteur et au professeur, ils n’ont pas été écartés de la vie littéraire pour autant. Entre professeurs éminents critiques (tels Marcel Raymond Jean Starobinski ou Jean Rousset) et théologiens ouverts à la littérature (un abbé Gilbert Vincent ou les pasteurs Edouard Burnier et Samuel Dupuis), notre littérature s’est développée en connivence polie entre «créateurs» et commentateurs, dans une culture nettement distincte de celle de nos voisins français, issue de Rousseau et du romantisme allemand.

    Mais ladite société est en voie de disparition, remplacée par celle du spectacle et du rendement commercial qu’affectionnent les médias. Et les profs n’y ont pas échappé, avec cette nouvelle tendance, en phase avec la sociologie, à considérer la critique universitaire comme une «science». Des moralistes à la Alexandre Vinet, l’on a passé aux scientistes à la Pierre Bourdieu, maître à penser d’une génération de profs de lettres qui tend à tout passer au crible de la stratégie sociale et des mécanismes de pouvoir, non sans recourir à leur tour au tam-tam médiatique…

    Jacques Chessex, dans un écrit circonstanciel intitulé Avez-vous déjà giflé un rat ?, répondant à un  pamphlet très injuste de fond et plus encore médiocre de forme, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie, signé Charles-Edouard Racine, daubait sur ces pions qui prétendent «posséder la littérature», exerçant un nouveau pouvoir volontiers relancé par les médias. 

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    Or le Dossier que lui consacre 24 Heures dix ans après sa mort en est la précise illustration, dont le message général délivré par Daniel Maggetti, gardien du temple et servant la soupe au journaliste culturel  Boris Senff, se résume est à peu près à cela:  l’approche critique de l’œuvre de Chessex reste à faire (merci pour ceux qui se sont donné le peine de la lire et de la commenter des années durant !), et son caractère inégal ne semble pas mériter l’élaboration d’œuvres complètes, mais nous allons nous pencher sur elle afin de «faire le tri ».

    Oh que de grâces, révérend Maggetti !  

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    Une approche superficielle et réductrice

    Tout n’est pas faux, cela va sans dire, dans les propos magistraux de Daniel Maggetti, et Boris Senff, mon ancien confrère ouaf ouaf à casquette  vissée sur  le crémol,  a joliment bricolé le dossier assorti de témoignages vite cueillis au téléphone, dont celui de Bertil Galland.

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    Cela étant, et Galland va dans ce sens, prétendre que le grand et le «vrai» Chessex est d’avant le Goncourt, avec Carabas pour «chef-d’œuvre», et que ses livres parus chez Grasset sont de moindre importance, en faisant l’impasse sur les très remarquables recueils de nouvelles parues à cette enseigne, ou l’emblématique Jonas, puissant « roman de l’alcool », le  très mordant Rêve de Voltaire faisant la peau à Rousseau, Le désir de Dieu cristallisant les tâtons religieux du poète ou Pardon mère à valeur personnelle testamentaire - en d’autres termes qu’il y aurait un « pur » Chessex première période  et ensuite  un littérateur  « faisant du Chessex », comme le prétend Maggetti, me semble à la fois réducteur et faux. images-6.jpeg

    Il y a certes des hauts et des bas dans l’œuvre de Maître Jacques, et lui-même me disait être agacé par l’adulation faite du Portrait des Vaudois, à ses yeux secondaire. Comme le souligne Amaury Nauroy dans sa contribution, faisant écho au chapitre remarquable qu’il a consacré à sa visite du «maître de Ropraz» dans sa Ronde de nuit (parue au Bruit du temps en 2017) , Chessex, bien plus qu’un romancier, était un considérable poète en prose dont le meilleur s’inscrit dans la filiation d’un Charles-Albert Cingria, auquel il a consacré un livre qui a faite date (dans la collection Poètes d’ajourd’hui de Seghers)  - et j’ajouterai : d’un Audiberti, auquel il a  rendu un superbe hommage peu après sa mort -, styliste éblouissant comme le relève Pascale Kramer et puissant tempérament. Cela n’empêchant sa poésie (trois forts volumes chez Bernard Campiche) de fleurer parfois la rhétorique sinon la fabrication, certains romans (comme Les yeux jaunes ou L’économie du ciel) d’être même inférieurs à L’Ogre (que j’ai eu le toupet, impudent de vingt-cinq ans,  de dire un roman «fait pour  le Goncourt» au lendemain de sa parution), alors que Les Têtes, saisissante galerie de portraits brossés d’une plume étincelante, me paraît une merveille d’écriture, à la hauteur de L’Imparfait publié par Campiche, sans égale dans la prose romande de ces années, si l’on excepte certaines pages du dernier Chappaz.

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    Le dernier mot reste aux (futurs) lecteurs…

    Pas plus qu’il n’y a un « avant » et un « après Paris », pour l’écrivain, il n’y a un «pendant l’alcool » et un « après » pour le personnage, dont le dossier de 24 Heures rappelle, non sans insistance, les travers de mégalo manipulateur et de stratège aux jalousies frisant le comique (son dénigrement d’un Nicolas Bouvier ou d’un Philippe Jaccottet avaient quelque chose  de pathétique), capable de trahir un ami s’il ne pouvait le «tenir», comme je l’ai vécu et détaillé dans mes carnets de L'Ambassade du papillon (Campiche, 2000) à sa noire fureur…

    Or me rappelant nos relations en dents de scie (selon que j’écrivais du bien ou du moins bien de ses livres), l’hypersensibilité souvent touchante de la personne (si, si), son engagement total dans la littérature et les côtés lumineux de sa nature ondoyante, je me rappelle la formidable page consacrée par Jules Renard à son «Eloi homme de lettres», convenant parfaitement à cet homme aussi imparfait, n'est-ce pas, que nous tous…   

         S’il est grotesque, à l’évidence , et en somme très sottement provincial, de parler d’ «idole» à propos de Jacques Chessex, reste à espérer que les lecteurs de demain, oubliant le personnage parfois imbuvable qu’il a été, redécouvriront ses meilleurs livres pour leur qualité propre, comme le fait en l'occurrence le jeune Quentin Mouron, sans se demander s’ils sont en phase ou non avec «la modernité », autre tarte à la crème des profs de lettres, avec la fraîcheur qu’ils trouveront, par exemple, dans la célébration  du blues représentant, à mes yeux,  l’une des pages poétiquement les plus parfaites de L’Imparfait…