UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Du bon gouvernement

    FullSizeRender 3.jpg

    Shakespeare en traversée


    35. Henry V.
    Un voyou notoire peut-il faire un bon roi ? Un débauché pilier de taverne et compère de filous est-il perdu pour la société ? Et plus largement: un homme est-il amendable et perfectible au point de devenir, en mûrissant ou confronté à des responsabilités, le contraire de ce qu'il a été ?
    À ces questions, la pièce consacrée au jeune Henry V, héritier légitime d'un roi se considèrant lui-même comme un usurpateur, répond de façon à la fois généreuse, réaliste et nuancée, en brossant le portrait d'un très beau personnage incarnant bel et bien ce qu'on peut dire, du plus humble détail à l'ensemble de ses actes en matière de politique intérieure et extérieure, le bon gouvernement.


    Un personnage figurant à lui seul le Chœur a l'antique, s'adressant au public comme un guide avisé, recadre l'action et la détaille en remarquant avec humour que reconstituer la bataille d'Azincourt sur une scène de théâtre demandera un soupçon d'imagination de la part du spectateur.

    Henry-V-David-Gwillim-2.jpg
    Pour le téléspectateur, la belle version de la BBC relève d'une illustration plus directe, avec l'alternance très marquée des scènes de taverne genre bas-fonds à la Dickens (ou à la Brueghel) et des séquences de cour ou de guerre, où le jeune Hal à dégaine de mauvais garçon de la pièce précédente devient un flamboyant chevalier tonsuré et cuirassé.
    Dans son nouveau rôle de roi, Henry se montrera aussi inflexible avec les traîtres (il en fait exécuter trois avec le cœur serré car ils étaient de ses amis) et ceux qui entachent sa dignité (Le pauvre Falstaff, qui va d'ailleurs mourir misérablement dans sa bauge) tout en assumant très intelligemment toutes ses tâches au point de susciter les éloges de la base au sommet du royaume dont il entreprend, dans la foulée, de reconquérir les droits en terre de France.

    Header2.JPG
    De très belles scènes et de très attachants personnages - dont le tout jeune garçon déplorant l'absurdité de la guerre avant d'y laisser sa peau - émaillent cette somptueuse chronique évoquant l'humanité profonde du jeune roi (sa visite incognito à ses soldats en veillée d'armes est un morceau d'anthologie) et son mélange très bien dosé de fermeté et de douceur magnanime.
    Moins éthéré et pur que celui d'Henry VI se rêvant berger, le personnage shakespearien de Henry V (magistralement campé par David Gwillim) n'en est pas moins très-chrétien par sa miséricorde, son attention aux humbles et sa propre humilité au moment de reconnaître au seul Dieu juste et Bon (hum !) le mérite d'avoir écrasé les Français à Azincourt...

  • Le retournement

    Header2.JPG
    Shakespeare en traversée
    35. Henry IV (2)


    Une scène bouleversante, à la fin de la deuxième partie de la pièce évoquant le règne troublé de Henry IV, marque la rupture symbolique opérée par le fils du roi, Hal le débauché, devenu roi lui-même, d’avec son foireux mentor Falstaff, père de substitution plus qu'indigne, que le jeune monarque rejette soudain et bannit tout en lui promettant d'assurer sa subsistance. Contrairement à une plate interprétation freudienne, Ce n'est pas là le fils qui tue le père mais bien plutôt la sagesse acquise par le plus jeune, investi d'une nouvelle dignité, qui enjoint son aîné de "dépouiller le vieil homme", pour user d'une expression de la tradition spirituelle.

    Henry and Hal.JPG
    Cette deuxième pièce consacrée à Henry IV fait une large part à la maladie sous ses multiples formes, illustrant à grand renfort de pustules et de bubons sur les visages les ravages des terribles épidémies de peste et autres maladies qui décimaient autant le bon peuple que les gens "de la haute", à commencer par le beau Lancastre, alias Henry V (superbement campé par Jon Finch) qui se meurt sous les yeux de son fils repenti alors que lui-même fait le triste bilan d'un règne qu'il sait usurpé, s'en remettant alors à celui qui remettra de l'ordre dans le royaume sous le nom d'Henry V.

    Les drames historiques ont assuré la première gloire de Shakespeare, et l'on conçoit leur immense popularité, dans cet âge d'or du théâtre ou toutes les classes sociales étaient confrontées sur scène aux heurs et malheurs de leurs semblables, et l'humiliation de Falstaff revêt alors une portée beaucoup plus ample que la punition du vice par la vertu.
    Entre les lignes, on perçoit à la fois le besoin de Shakespeare de se distancer de la souche populaire et campagnarde qui est la sienne, imprégnant la pièce de sa formidable verve, et son hommage reconnaissant à la vitalité d'un personnage aussi attachant qu'un géant rabelaisien, pitoyable et non moins drolatique.

    16997898_10212237733365371_2849370476531209350_n.jpg
    Falstaff ou l'incarnation même de la fantaisie théâtrale dont le verbe rutile et radote , plastronne et fait florès. Or au-delà du bouffon, Shakespeare dit aussi le désarroi du personnage et sa mélancolie - la scène fameuse de son bannissement voit ainsi l'ombre de la tristesse descendre sur sa face rubiconde, merveilleusement exprimée ici par Anthony Quayle.
    Le monde comme un théâtre, la scène comme un théâtre: c'est tout Shakespeare, et jamais l'on n'oublie de le prendre avec le recul et le grain de sel du spectateur, même si chacun se sent embarqué dans "la pièce "...

  • La vie incarnée

    Henry IV 3.JPG

    Shakespeare en traversée
    33. Henry IV (1)


    Assassin de Richard II, le roi qui succède à celui-ci sous le nom de henry IV est un usurpateur moralisant qui se promet de faire pèlerinage à Jérusalem pour expier son crime. Pourtant le désordre intérieur marquant le début de son règne l'empêche de s'amender, alors que ceux qui l'ont amené au pouvoir se retournent contre lui en s'alliant aux Écossais et aux Gallois. À ce souci s'ajoute celui de voir son fils Hal s'adonner à moult ribotes et ripailles dans les mauvais lieux en compagnie des pires fripons, dont l'inénarrable Falstaff.

    Joking in the pub.JPG

    Celui-ci est à vrai dire le grand personnage de la pièce, incarnation gigantesque de la vitalité pure, toute impure qu'elle soit. Car Falstaff est à la fois pur en sa merveilleuse truculence et entrelardé de toutes les impuretés de la nature humaine, vantard et poltron sans pareil qui, au cœur de la bataille des purs s'étripant pour l'honneur, ose proclamer que l'honneur n'est rien à ses yeux : du vent, alors qu'à ses yeux rien ne vaut la vie. Apres avoir fait le mort sur le prétendu champ d'honneur, il se relève et poignarde un héros mort pour faire croire que c'est lui qui l'a glorieusement occis. Et l'on rit ! Tel étant le génie de Shakespeare, de tirer de ce tas de graisse aviné, fort en gueule et adorablement détestable, l'un des plus grands personnages comiques de la littérature mondiale.

    16864170_10212237733445373_1345200283938990550_n.jpg


    Dans un chapitre passionnant de son livre intitulé Ce merveilleux Will, Stephen Greenblatt décrit la genèse du personnage, probablement inspiré par l'un des rivaux teigneux de Shakespeare, mélange de dramaturge lettré et de forban cumulant tous les vices, du nom de Robert Greene.
    Or au lieu de répondre aux injures larvées le visant dans un pamphlet (Greene faisant partie des snobs universitaires jaloux de l'immense talent du dramaturge non diplômé), Shakespeare s'en inspira pour en faire l'insigne mentor du fils du roi, dont la pièce relate aussi le retournement complet face aux ennemis de son père.

    16806945_10212237729485274_4004967246276232900_n.jpg

    David Gwillim incarne Hal, le fils du roi qui s'amende par les armes.

    Avec le personnage de Falstaff, c'est en outre toute l'Angleterre d'en bas, populaire et si savoureuse dans son bagou, qui investit une première fois le théâtre shakespearien, avec sa langue si charnue et fleurie, mêlant l'obscène à la plus étincelante poésie...

  • D'épineuses roses

    Henry tries to take control.JPG

    Shakespeare en traversée


    28. Henry VI / 2
    La première tétralogie des drames historiques de Shakespeare, où la guerre fratricide des Deux Roses succède à la défaite des Anglais sur sol français, est marquée par une inexorable montée aux extrêmes sur le fond de laquelle se détachent les figures de trois monstres particulièrement sanguinaires en les personnes de la reine Marguerite, du tribun populiste Jack Cade et du roi Richard III le boiteux scélérat.
    Du point de vue de la structure et de la tension dramatiques, les trois parties d'Henry VI tirent un peu en longueur entre intrigues de clans et sanglantes étripées , qui devaient surexciter le public de l'époque mais ne nous parlent pas avec la même intensité.


    N'empêche que de formidables personnages ne se profilent pas moins, à commencer, dans la deuxième partie, par le lord protecteur Glocester, tuteur fidèle du jeune roi encore flageolant et dont la nature faible ne cessera de s'accentuer, alors que lui-même est à la fois aimé du peuple et détesté par les grands du royaume, tel le très retors Cardinal Beaufort qui participera à son assassinat.


    Avant d'être étranglé sur son oreiller, Glocester s'opposera virulemment aux suggestions criminelles de sa femme Eléonore, sorte de Lady Macbeth avant l'heure qui prend ses conseils chez les sorciers et sera bannie par le roi, bon comme le scout mais pas poire pour autant.
    Dans le genre garce de haut vol, la nouvelle reine Marguerite, importée du continent par le duc de Suffolk, qui la baise avant de l'offrir au roi consentant, s'impose bientôt en cheffe de projet aussi résolue que la pucelle d'Orléans, fantastique en son numéro d'hystérie (merci Julia Foster !) où elle jure allégeance au roi tout en le rabaissant, pestant comme une damnée au moment où le bon Henry montre les dents et bannit Suffolk, dont la tête coupée reviendra à sa maîtresse jurant alors vengeance absolue.


    Sur quoi l'ambiance monte encore d'un cran avec l'apparition du terrifiant Jack Cade, variation léniniste du héros Talbot de la première partie ( et d'ailleurs incarné par le même Trevor Pracock) qui promet la semaine des quatre jeudis au peuple avant de lui offrir ses premières tête coupées.

     

    16640599_10212067900919666_2037700299496633434_n.jpg

    Le jeune Shakespeare décrivait les turpitudes de la guerre civile avec un siècle d'écart, mais le règne d'Elisabeth sort de cet affreux magma et l'on présume que les zooms du dramaturge, ses arrêts sur image souvent bouleversants, les états d'âme exprimés par ses héros comme en confidence directe au bonhomme public, ou les commentaires supérieurement éclairés de ses sages devaient parler à ses contemporains puisqu'ils nous stupéfient toujours par leur fond de lucidité, d'intelligence politique, de bonté sous jacente et de tendresse - de réelle actualité...

  • Royale déroute

     16830933_10212208088384265_30423103404902303_n.jpg

    Shakespeare en traversée


    32. Richard II
    Après la frénétique et féroce conquête du pouvoir marquant la tragédie du diabolique Richard III, c'est à la chronique d'une destitution que se voue le Shakespeare trentenaire dans la première pièce de sa deuxième tétralogie historique.
    Les neuf drames historiques sont traversés par une réflexion "en situation" sur les us et abus du pouvoir royal en Angleterre, entre la fin du Moyen Âge et le début de l'ère élisabéthaine, avec une suite de portraits de monarques plus ou moins détaillés et un tableau de groupe non moins gratiné des rivalités et autres prétentions héréditaires minant la haute noblesse anglaise.

    16831080_10212208091104333_3203387264475095171_n.jpg


    Des la première scène de Richard II, le Roi est censé arbitrer le violent conflit opposant deux de ses plus éminents seigneurs, se traitant mutuellement de traîtres et s'impatientant de s'occire en duel. Or Richard préfère les bannir, enclenchant un processus de vengeance qui va se retourner contre lui quand il dépouillera l'un des deux exilés, son cousin Bolingbroke, de tous ses biens légitimes pour financer une guerre contre l'Irlande aussi ruineuse que son train de vie frivole déjà fort mal vu de ses sujets.
    Comparé au machiavélique Richard III ou à un Henry VI confit en angélisme, Richard II est un personnage ambigu dont la nature profonde se révèle dans l'épreuve, préfigurant celle d'Hamlet. Une scène mythique le voit interroger sa destinée en scrutant son visage devant son miroir, en présence du futur nouveau Roi (Bolingbroke revenu d'exil) et de tous les pairs du royaume qui l'ont laissé tomber.

    16831825_10212208091904353_7050395109965886654_n.jpg

     

    Méditation lucide et désenchantée sur la vanité de la royauté, non sans résonances plus largement métaphysiques impliquant la condition humaine, la pièce approfondit aussi la question du juste gouvernement par le truchement de diverses voix appelant à la mesure et à la sagesse, notamment en la personne du vieux Jean de Gaunt ici incarné par le vénérable John gielguld octogénaire. Quant à Richard II, il est campé par Derek Jacobi (qu'on retrouvera dans le rôle d'Hamlet) avec un mélange tout à fait approprié de fragilité presque féminine et de croissante puissance dramatique, jusqu'à paroxysme émotionnel des scènes finales.

  • La Bête blessée

    Ron-Cook-Richard-III.jpg

    Shakespeare en traversée


    31. Richard III.


    La première tétralogie historique de Shakespeare, datant des années 1591 à 1594, s’achève avec la bien nommée Tragédie du roi Richard III, marquant un paroxysme de violence et de pénétration psychologique et spirituelle qui préfigure, avec autant d’intensité sinon de complexité et d’ampleur dramatique, les chefs-d’œuvre tragiques de la maturité, tels Troïlus et Cressida, Hamlet, Macbeth ou Othello.

    16708313_10212122665128737_5884791991151027209_n-1.jpg


    Si les trois chroniques ressaisissant les tribulations du pieux et pacifique Henry VI, dans le mouvement centrifuge d’une guerre menée contre la France suivie du terrible conflit fratricide des Deux-Roses, exposent et développent un aperçu panoramique de la convulsive histoire anglaise de ces années, l’apparition de Richard le boiteux constitue, théâtralement parlant, un tournant radical, plaçant le protagoniste au premier rang en tant qu’acteur et que metteur en scène, quasiment auteur de son propre drame.
    Dès le ricanement sardonique saluant cette apparition, nous pressentons le pire, et la première proclamation de Richard, qui se reconnaît un produit de la « perfide nature », que personne n’aime et qui n’aimera pas mieux, affiche pour ainsi dire le programme avec la franchise cynique qui sera toujours la sienne : «Aussi, puisque je ne puis être l’amant qui charmera ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à être un scélérat et le trouble-fête de ces temps frivoles ».
    Le traître Iago, pair en scélératesse de Glocester, n’aura pas la pureté de celui-ci dans la violence, la cruauté, mais aussi la lucidité sur soi-même de ce possédé du démon – ce sont ses termes – prêt à massacrer tout ce qui s’oppose à sa prise de pouvoir, petits enfants compris. Conclure au monstre serait ne pas voir la complexité du personnage, incarnant l’homme du ressentiment et ce qu’on pourrait dire la Bête blessée et qui est bien plus que le détestable sanglier de la métaphore récurrente : la jalousie du premier âge et l’envie croissante, la vindicte et le besoin fou de reconnaissance proportionné à la conscience de sa fêlure, la soumission des forts et des femmes, enfin l’ultime défi à sa conscience, cette chienne divine.

    16729524_10212122664088711_3637374571992171907_n.jpg
    Sa conscience torture le roi Richard une nuit durant, quand ses victimes lui apparaissent en rêve, chacune réclamant sa mort ; et lui-même en est d’autant plus terrifié qu’il ne se juge pas moins durement, mais c’est avec la rage du désespoir, ayant fait taire sa maudite conscience, qu’il va jusqu’au bout de sa mort bestiale.

    16649075_10212122665888756_2010169801702008309_n.jpg
    Mais le démon n’est pas moins fascinant, tel le serpent, par sa façon de séduire et de chercher à « retourner » les femmes dont il a fait le malheur, prodigieux d’éloquence perverse et suscitant alors, chez la furieuse Marguerite autant que chez sa propre mère, la reine Marguerite ou Lady Anne, le plus trouble mélange d’horreur et de répulsion, mais aussi de vertigineuse attirance.
    Dans la réalisation magnifique de la BBC, signée Jane Howell, de formidables comédiennes incarnent les reines s’affrontant autant au roi qu’entre elles, le rôle–titre étant tenu par un Ron Cook saisissant, qui tient à la fois de l’enfant vicieux et du nain maléfique, de l’ange noir et de l’homme blessé.

    16730362_10212122668128812_730588583196531205_n-1.jpg

    16683900_10212122668208814_6220731170352203041_n.jpg

  • Peace and Love

    16729220_10212113720825135_4463942655196388934_n.jpg

    Shakespeare en traversée
    29. Henry VI / 3


    L'histoire du pieux Henry VI, sous la plume de Shakespeare, est celle d'un saint homme auquel Peter Benson, dans la réalisation vériste de Jane Howell, prête sa longue figure à la Greco.


    Ce roi piétiste, adonné à la lecture et à la contemplation, assiste assez passivement à la défaite de ses armées sur sol français, où son père Henry V avait soumis pas mal de terres, et voit ensuite plus tristement ses pairs et ducs s'entre-déchirer en s'envoyant des roses et moult flèches et boulets, les deux clans s'opposant ensuite pour le défendre ou lui ravir la couronne, avant de s'entretuer en famille.

     16708220_10212113722505177_953063977761913160_n.jpg


    La première tétralogie historique du Bon Will - c'est ainsi que je le surnommerai désormais - est en effet une fresque guerrière à trois étages où s'empilent un conflit entre nations, une guerre civile et un massacre familial aboutissant au délire autodestructeur d'un tyran qui incarne le ressentiment absolu et la volonté de puissance à l'état pur, en la personne difforme de Richard III.
    Celui-ci passe pour le plus grand scélérat du théâtre shakespearien, qui massacre le doux Henry VI après que celui-ci lui a tranquillement dit quel démon il était. Richard le boiteux, qui se déteste lui-même, incarne aussi bien le mal se voulant tel, lucide et impatient de dominer le monde, frémissant de sensibilité chienne et ricanant comme le traître Iago ou Satan leur maître à tous deux.

    Lancastrians.JPG
    Si Richard III incarne le Mal , l'adorable Henry, les yeux au ciel et les mains jointes comme sur les chromos sulpiciens, représente le Bon Berger et d'ailleurs c'est ainsi qu'il se pose, dans la troisième partie de la tétralogie, assis dans l'herbe et se représentant l'emploi du temps du berger "type " au milieu de ses brebis.

    Or loin de s'en moquer, le Bon Will en donne l'image par excellence de la force douce résistant comme un roc à l'épouvantable flux et reflux des armées courant de part et d'autre de la scène, jusqu'au moment prodigieux où, de part et d'autre de cette figure évangélique, surgissent deux soldats arrachés à la bataille fratricide, l'un découvrant que l'ennemi qu'il vient de trucider est son propre père, alors que l'autre, qui s'apprêtait comme le premier à faire les poches de sa victime, constate avec horreur que celle-ci est son propre fils. Qu'on transpose la scène à Sarajevo, à Beyrouth ou dans les ruines d'Alep, et la même absurde abomination de la guerre civile relèvera du copié/collé poisseux de sang et de larmes.


    À un moment donné, les mots Peace and Love sont explicitement prononcés par Henry le Bon, qui n'a rien pour autant d'un hippie entouré de filles-fleurs. Aspirant profondément à la paix, il ne cesse pour autant d'aimer la furieuse cheffe de guerre que devient Marguerite, non sans affirmer et réaffirmer fermement sa propre légitimité. Il fera preuve, aussi, de faiblesse, voire de lâcheté, mais de vilenie: jamais.
    Cette première tétralogie de Shakespeare, qui a moins de 30 ans quand il la compose mais en sait déjà un bout sur les turpitudes humaines et ce qui peut leur résister, n'a pas encore la forme concentrée ni la profondeur, le mystère, la magie et la fusion polyphonique des chefs-d'œuvre à venir; cependant le noyau de tendresse du Bon Will est déjà présent dans ces drames tragiques émaillés de monologues de la plus shakespearienne poésie.

  • Ceux qui sont à fond bio

    recensement
     

    Celui qui parie pour une moralisation de la technique à brève échéance / Celle qui rampe le long de son abîme sans s’en douter au moment d’ingérer ses gélules de positivité / Ceux qui sont globalement pour la guerre bio à zéro morts zéro blessés / Celui qui trouve enfin sa vraie posture dans le dispositif / Celle qui gère la modulation de ses sourires de responsable adjointe des RH / Ceux qui s’en prennent virulemment au surfer qui sort sa clope dans le téléphérique bloqué de la Vallée Blanche / Celui qui estime qu’une vie sexuelle top branchée dépend beaucoup de la maintenance de son complexe physico-mental / Celle qui fait le test pour revoir un certain infirmier aux yeux verts qu’elle a rencontré au Place To Be / Ceux qui se rappellent le petit restau macrobiotique de la rue Pascal où ils mâchaient des noisettes avant de s’embrasser à pleines bouches / Celui qui a clairement refusé de boire son urine dans le même gobelet dont venait de se servir Jessica Dulaurier quitte à se faire traiter de petit bourge / Celle qui introduit l’huile de lin dans son hygiène de vie / Ceux qui font leur check up neural et spirituel chez l’astrologue Wenceslas Voyant / Celui qui pratique la NeuroSynergie pour mettre  un frein à sa compulsion de bouffe et retrouver sa ligne de sexa relax max / Celle dont l’aura a retrouvé sa billance depuis qu’elle utilise des produits sans phosphates, sans phtalates, sans éthers de glycol et sans formaldéhyde / Ceux qui prospectent les champs magnétiques du terrain vague jouxtant le 7e bloc de la ZUP où ils ont l’espoir de construire bientôt en collectif une maison passive avec isolation paille, etc.

  • Sollers à Shitao

    086e26c019b5d1a4e6db96ceba2d9529.jpg 

    En lisant Guerres secrètes

    C’est entendu : Sollers est insupportable. D’abord parce que c’est un paon. Ensuite parce que c’est un touche-à-tout. Enfin parce que c’est un écrivain et qu’il travaille et qu’il danse.

    Ce dernier point est le plus inadmissible et le plus scandaleux aux yeux des éteignoirs: Sollers travaille gaîment.

    Or sa gaîté a revitalisé ces jours la mienne. Donc merci Sollers. Danke schön. Et merci à lui de rappeler à la fin de ce livre à l'ambition paonique et même pharaonique d’ériger Son Obélix, que Martin Heidegger, culotte de peau et chapeau tyrolien qui ne manquait pas d’air, estimait que penser revient à remercier. « Je remercie donc je pense. Denken-danken. Rien n’est plus à contre-courant de l’histoire de la métaphysique elle-même. Comment dépasser le nihilisme qui est à l’œuvre comme falsification du temps ? »

    Bonne question du matin, sus au chagrin. Et Sollers dans la foulée de citer les Poésies rarement lues de Lautréamont, désignant « le canard du doute aux lèvres de vermouth » et précisant virulemment: « La mélancolie et la tristesse sont déjà le commencement du doute. Le doute est le commencement du désespoir. Le désespoir est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté ».

    A l’opposite, Guerres secrètes est un livre d'affirmation et plus encore de remerciement par admiration, laquelle s’ouvre en grand éventail format mondial, du vieil Homère aux doigts de rose à Cézanne en passant par Dionysos et la Chine de Shitao, la France de Joseph de Maistre et celle de Watteau.

    c76675dad874df89b24fd1dbb7039025.jpgOn croit Shitao peintre et poète, mais c’est surtout un lieu. Shitao est ce matin pour moi ma table de vieux bois lustré (héritée par mon aïeul du grand chirurgien lausannois César Roux, médecin des pauvres protestant et ingénieux inventeur comme le fut Blaise Pascal à ses heures) à laquelle je travaille en gardant un œil sur les monts bleus de Savoie flottant sur le lac bleu et que traversent une lente traîne de brumes aquarellées, Shitao est ici et partout et toujours et dans ces mots en cet instant d’éternité : « Le plus important pour l’homme, c’est de savoir vénérer. Car celui qui est incapable de vénérer les dons de ses perceptions se gaspille lui-même en pure perte, de même que celui qui a reçu le don de la peinture mais néglige de recréer se réduit à l’impuissance. (…) Comme il est dit au Livre des Mutations, à l’image de la marche régulière du cosmos, l’homme de bien œuvre par lui-même sans relâche et c’est ainsi véritablement que l’on honorera la réceptivité ».

    La réceptivité de Sollers est déjà prodigieuse, mais ce qu’il en fait me bluffe de plus en plus, ou plus exactement : elle m’intéresse et me touche. J’ai beau me méfier des grandes visions mystico-géo-artistico-stratégiques que certains littérateurs, en France surtout, érigent en théories du Seul Vrai, de Joseph de Maistre précisément à ses épigones actuels, dont un Dantec est le plus paradoxal et décoiffant exemple : ces représentations m’intéressent à proportion de leur folie artiste et de leur pointe, dans l’esprit de Gracian.

    Or Sollers développe de plus en plus l’art de la pointe, dans un flot discursif limpide mais un peu trop brillamment surabondant à mon goût, et des gloussements autosatisfaits de paon qui m’amusent plus qu’il ne m’insupportent. Je rêve d’ailleurs d’élever des paons à La Désirade, selon l’exemple de la sublime Flannery O’Connor. Le premier que nous accueillerons sera baptisé Joyau. Fin de la digression. Sollers est un merveilleux lecteur, et c’est pourquoi je le défends aussi volontiers que j’ai regimbé devant ses « romans » et autres proses dantesques, à mes yeux du galimatias, mais il faudrait peut-être que je revienne à Femmes.

    Et puis non : c’est à Shitao que nous sommes et serons. A Shitao Cézanne pose son attirail, devant une Olympia en cheveux ou une Victoire en plein air, et cite Baltasar Gracian dans sa barbe : « Judicieuse anatomie : regarder les choses en dedans. Vite et bien. Deux fois bien. L’amour fait un cercle sur lui-même, couronne la fin par le commencement et chiffre en un seul point tout le bénéfice d’une éternité. De la sorte, toute la longue durée des siècles est ramenés à la nouveauté d’un prodige merveilleux ».

    Et lui faisant écho, voici la barbiche d’Ezra Pound pointer de sous un couvercle de tombeau vénitien pour nous souffler : « Amo ergo sum ». Il me semble qu’Augustin l'Africain  fumait le même tabac… Cézanne cité par Sollers : «Les sensations formant le fond de mon affaire, je me crois impénétrable ».

    Et Sollers à Shitao : « Dire oui au passer du temps, si c’est possible, vous délivre du ressentiment et de l’esprit de vengeance, dont la guerre secrète contre la joie ne cesse pas un instant »…

     c09d54e90f1f8c75f8d9d437a32ff728.jpgPhilippe Sollers. Guerres secrètes. CarnetsNord, 297p.

  • D'amour, de rage et d'espoir

    Grossman7.jpg

    Le roman de David Grossman, Une femme fuyant l'annonce, est un grand livre aux résonances universelles.

     

    En date du 12 août 2006, aux dernières heures de la deuxième guerre du Liban, le jeune Uri Grossman, second fils d’un des plus grands écrivains israéliens vivants, trouva la mort dans un tank de Tsahal avec tous les membres de son équipage.

    Grossman8.jpgTrois jours plus tard, dans une lettre bouleversante écrite à son fils défunt avec l’amer exergue «Notre famille a perdu la guerre », David Grossman exprimait l’immense peine des siens après la perte de « ce garçon au regard ironique et à l’extraordinaire sens de l’humour », pleurant « l’infinie tendresse d’Uri et la sagesse avec laquelle il apaisait les tempêtes » tout en invoquant la vie qui continue et l’espoir d’un avenir pacifié.

    Or, peu après avoir rédigé cette missive qui fit le tour du monde, l’écrivain, très engagé dans le mouvement La Paix maintenant, et dont le premier livre (Le vent jaune, 1988) exprimait déjà la solidarité avec le peuple palestinien, reprit et acheva un roman en chantier depuis 2003, dont son fils ne cessa de suivre la composition et qui prend, aujourd’hui, un relief évidemment amplifié par la mort de celui-ci.

    Cela étant, ce roman de sept cent pages à la fois très denses et très fluides n’est pas directement autobiographique, même si la figure d’un jeune homme fougueux, adoré par sa mère, irradie tout le livre.

    Une femme fuyant l’annonce raconte en effet l’histoire d’une angoisse lancinante, vécue par une femme et par tout un pays. Brassant quelques destinées magnifiquement incarnées,  c’est un roman de la complexité humaine captée dans ses moindres détails, jusqu’aux plus intimes. Complexité de l’amour, qui nous ballotte entre désirs fugaces et sentiments plus durables, passions contradictoires et conflits personnels. Complexité de l’Histoire aussi, qui expose certains pays à d’interminables déchirements collectifs, comme il en va d’Israël et des pays arabes.

    C’est donc l’histoire d’une femme, Ora, et des deux hommes qu’elle a aimés, Avram et Ilan. C’est aussi l’histoire d’une mère et de son fils cadet, Ofer, qui vient de se porter volontaire pour une nouvelle opération, au titre de la «mobilisation générale» et au dam de sa mère qui se réjouissait de le retrouver après trois ans de service militaire obligatoire.

    La première partie du roman, en 1967,  évoque un dialogue nocturne à la fois fantomatique et sensuel, dans l’obscurité d’un hôpital cerné par la guerre et la maladie  où trois jeunes gens en quarantaine, Ora, Avram et Ilan, se frôlent, se touchent et commencent de s’aimer.

    La suite se déroule en 2000, quand Ora, séparée d’Ilan, accompagne Ofer jusqu’à sa garnison avec le chauffeur arabe Sami - proche de la famille et cristallisant toutes les ambiguïtés de haine-amour liant les deux communautés. Sur quoi le roman se déploie dans une fabuleuse spirale en deux temps, au fil de la grande randonnée qu’Ora devait faire avec Ofer en Galilée, avant le «trahison» de celui-ci, qu’elle fera plutôt avec son ancien amant Avram, jadis fou d’elle au point de se jeter du haut d’un arbre, écarté au profit d’Ilan, torturé par les Egyptiens et se disant désormais sans amour - mais tout est beaucoup plus subtil et compliqué dans ce roman  des amours contrariées et des idéaux bafoués. Ainsi, après qu’Ofer, au moment de la séparation filmée par une caméra de la télé nationale,  a demandé à sa mère de quitter le pays au cas où lui-même, engagé volontaire plein d’enthousiasme juvénile, y aurait laissé sa vie, Ora, oscillant entre gauchisme «hystérique» et loyalisme israélien, ne peut-elle lui donner raison alors même qu’elle juge Israël plus sévèrement que lui.

    David Grossman évoquait la tendresse infinie de son fils. Celui-ci tenait à l’évidence de son père exprimant, dans ce roman, autant sa rage que son amour.     

    David Grossman. Une femme fuyant l’annonce. Seuil, 665p.

    Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen.

    Images: David Grossman et son fils Uri, mort à 20 ans en 2006.