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  • Le chien de garde de la Vertu

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    En 2005, Marc Dugain campait John Edgar Hoover en moraliste vicelard. Flash back avant de 
    retrouver l'écrivain dans Ils vont tuer Robert Kennedy.

    Le 4 mai 1972 eurent lieu, à Washington DC, deux manifestations dont la collision symbolisait la fracture de l’Amérique de l’époque : d’une part, les funérailles nationales du directeur du FBI John Edgar Hoover, mort de crise cardiaque le 2 mai après avoir été prié, par Richard Nixon (auquel il devait beaucoup) de débarrasser le plancher ; d’autre part une manifestation monstre contre la guerre du Vietnam. « Au cours de tout le XXe siècle, aucun homme n’a signifié plus pour son pays que Hoover », déclara Ronald Reagan lors des funérailles de celui que l’essayiste Anthony Summers qualifiait pour sa part de « plus grand salaud d’Amérique ».

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    Durant 48 ans, l’homme qu’on inhumait comme un chef d’Etat avait fait figure de Commandeur occulte sous 8 présidents des Etats-Unis et 18 ministres de la Justice. De Roosevelt à Nixon, Hoover incarna le Big Brother policier de l’Amérique profonde, garant de la morale et du conservatisme politique, tenant les plus hautes autorités « par les couilles », selon l’élégant vocabulaire d’usage, au moyen de dossiers rassemblant sur chacun les informations les plus compromettantes.

    Figure-clé du maccarthysme, Hoover se flattait d’avoir fait bannir Charlie Chaplin des Etats-Unis pour sympathies pro-communistes et mœurs dissolues (« Hollywood pue le communisme ») après avoir harcelé Hemingway et Albert Einstein, entre tant d’autres écrivains et artistes, sans compter les milliers d’intellectuels privés de travail. Refusant longtemps de reconnaître l’existence du crime organisé, pour mieux contrôler les forces occultes en jeu, Hoover vit, après avoir assisté aux exploits mafieux de leur père Joe, les frères Kennedy courir à leur perte par bravade inconsciente autant que par idéalisme. Machiavel à l’américaine, ce puritain se défiait du jouisseur John Fitzgerald mais détestait plus encore la belle conscience de son frère Bob.

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    Ce tableau très incomplet se corse du fait que John Edgar Hoover, foudre de moralité, souffrait gravement de la « terrible faiblesse » de son homosexualité, qui lui faisait craindre plus que tout la diffusion de certaines photos le montrant, à torse nu sur un balcon, bécotant l’homme de sa vie, à savoir Clyde Tolson, son adjoint redouté. On ne saurait mieux résumer la contradiction fondamentale d’une vie humainement assez sinistre, dont le culte de soi-même et la passion du pouvoir furent les moteurs.

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    Pour « serrer » ce formidable personnage, Marc Dugain joue d’habileté, à égale distance du récit documenté et de l’évocation romanesque. Pas vraiment du genre à donner dans l’indignation vertueuse, l’auteur de La chambre des officiers donne la parole au probable unique vrai confident de John Edgar Hoover, qui vient comme lui du tréfonds de l’Amérique moyenne et partage son double culte d’une mère idéalisée et d’une patrie incomparable. Un peu comme deux soldats fidèles et butés, Edgar et « Junior » reproduisent en outre le couple du maître et du disciple, avec une intéressante prise de distance, de loin en loin, qui voit le narrateur s’attarder sur les aspects « trop humains » de son mentor.

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    Ainsi de l’épisode où les « problèmes » personnels de Hoover l’amènent à consulter un psychanalyste, lequel se fera mettre sous écoutes pour avoir osé lui suggérer de se regarder en face ; ou, sur la fin, de l’évolution des manies pédérastiques du présumé « gardien des valeurs », dont maints auteurs se sont déjà gaussé. L’originalité, en l’occurrence, tient plutôt à l’attachement presque canin de Clyde Tolson, dont la seule crainte sera précisément d’avoir été moins aimé, par le Directeur, que les chiens d’icelui…
    Pour l’essentiel, cependant, l’intérêt de La malédiction d’Edgar n’est pas dans ces composantes personnelles psychologique ou affectives, mais dans la constitution paranoïaque, vue de l’intérieur, d’un réseau policier très particulier, fondamentalement lié à la vie américaine. En outre, le livre nous replonge dans un demi-siècle d’histoire contemporaine dont les épisodes majeurs sont évidemment liés à l’ascension et à la chute de la Maison Kennedy.



    Recoupant de nombreux récits antérieurs, dont le fameux American Tabloid de James Ellroy, le roman de Marc Dugain propose, sous la plume de Clyde Tolson, une nouvelle version de la théorie du complot fatal à John Fitzgerald Kennedy, qui ne se pose pas pour autant en certitude absolue mais a le mérite de la clarté et de la vraisemblance. S’il « romance » lui aussi, comme le faisait Ellroy de façon parfois ambiguë, Marc Dugain se trouve naturellement bridé par son narrateur, dont la bonne conscience de « pro » contrôle tous les rouages de la Machine FBI, jusqu’à l’ultime récupération des dossiers classés «Affaires obscènes », dont celui du Président survivant. Or le grossier Nixon se montrera bien piètre élève de Hoover, comme en témoignera la capilotade du Watergate…

    c858a6b1db9cea8a672d426a56108585.jpgMarc Dugain. La malédiction d’Edgar. Gallimard, 331p.

  • Notre part d'ombre

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    En 2012, avec Avenue des géants, Marc Dugain démêlait les racines du mal au coeur de  l’homme. Mémorable ! On lira d'autant plus volontiers son nouvel opus, Ils vont tuer Robert Kennedy...

     

    Marc Dugain aurait pu devenir un tueur génial si les conditions requises de l’inné et de l’acquis avaient été réunies. Au lieu de se cantonner dans le rôle fugace d’un auteur à succès, il aurait pu marquer l’Histoire comme le très cruel Staline, auquel il a consacré un livre, ou comme le très retors John Edgar Hoover, qui lui en a inspiré un autre.  Dans un autre cercle infernal de damnés célèbres moins « officiels » et ne bénéficiant pas de la couverture du Pouvoir et de la « raison d’Etat », il aurait pu laisser une trace sanglante de serial killer égal aux  plus intelligents et aux plus tordus.

    C’est du moins ce qu’on se dit en lisant Avenue des géants, terrifiante plongée dans les abysses intimes d’un tueur qui entreprend de se raconter dans un roman après les quarante ans de taule que lui ont valu les meurtres de ses grands-parents, à quinze ans, de sa mère et d’une dizaine de jeunes auto-stoppeuses qu’il décapitait et violait après leur mort.

    Tout cela, Marc Dugain le raconte en romancier, avec une fabuleuse capacité de se mettre dans la peau d’un autre. Sa mère à lui ne l’a probablement pas martyrisé, et lui-même n’a sûrement jamais décapité un chat. Jamais il n’a souffert ni fait souffrir comme son protagoniste. N’empêche : il en a mentalement revécu l’horreur et il nous la fait vivre, comme si elle était en nous.

    À préciser cependant que ces abominations restent hors-champ, dans le roman, jamais montrées. Rien ici du énième polar exploitant le filon des tueurs en série. On est ici du côté du Dostoïevski de Crime et châtiment, « sacré bon bouquin » au dire du protagoniste qui le sait par cœur, ou du James Ellroy de Ma part d’ombre enquêtant sur la mort de sa mère. Pas trace de complaisance morbide dans ce roman qu’on pourrait dire en quête des racines du mal, chez un homme dont l’enfance à subi une véritable « entreprise de destruction massive de l’affectif » et qui est également en proie à d’irrépressibles pulsions destructrices .

    Ainsi qu’il l’explique en fin de volume, Marc Dugain s’est inspiré d’une histoire réelle pour composer ce roman qui vous prend par la gueule dès la première page et ne vous lâche plus. Son protagoniste, Al Kenner, grand diable qui avait plus de deux mètres à 15 ans déjà et un QI supérieur à celui d’Albert Einstein, est le clone romanesque  d’un célèbre tueur américain du nom d’Ed Klemper, toujours incarcéré dans la prison californienne de Vacaville. Le romancier ne fait pas moins œuvre personnelle et originale en donnant à son personnage une épaisseur psychique et affective qui nous le rend très proche.

    De fait, et malgré ses crimes passés, Al Kenner est un homme brisé et souffrant, véritable « mort vivant » d’une totale clairvoyance dont l’intelligence supérieure, servie par une hypermnésie redoutable, lui permet d’analyser les tenants et les aboutissants de ses actes sans les excuser à bon compte.

    Marqué à vie par une mère tyrannique, il a toujours été paralysé à l’instant du « passage à l’acte », avec les femmes, et s’est ainsi cru exclu a priori de toute vie normale. Il y a en lui une tristesse inguérissable mais, aussi, une irrépressible force qui se manifeste en lui par des sortes de tempêtes intérieures, psychiques et physiques à la fois. La conscience, d’abord panique et diffuse, d’un pouvoir absolu que lui donne le meurtre, et les effets de la réitération de celui-là, vont l’entraîner dans une spirale que seul son récit dévoile et, peut-être, exorcise. Pourtant il n’en reste pas moins sans défense face au mal qui le travaille, que son entourage l’ « enfonce » ou cherche à l’aider à en sortir.

    Sa mère, qui a vu en lui l’incarnation du diable dès sa naissance, n’aura jamais fait que l’abaisser et l’humilier comme elle n’a cessé d’humilier et d’abaisser son conjoint, « héros » déchu aux yeux du jeune homme qu’elle piétine autant que celui-ci…

    Extrêmement lucide et sensible, pénétrant et très nuancé, dans son approche des tourments de l’enfance blessée et des désastreuses conséquences d’une sorte de psychose familiale à répétition (car la grand-mère paternelle d’Al Kenner relance la persécution de l’adolescent en version soft), Marc Dugain ne donne jamais dans le manichéisme ni la simplification démago. En outre, avec son tableau durement réaliste (et notamment dans ses charges contre certains psys ou contre l’angélisme des hippies de l’époque Peace & Love) contrastent trois remarquables personnages (un psychiatre bienveillant et un chef de la criminelle, ainsi qu’une assistante sociale) qui s’attachent au personnage et l’accompagnent sans se douter vraiment de sa puissance maléfique.

    Le roman débute le jour de l’assassinat de JFK, dont le meurtrier « vole la vedette » au jeune Kenner, qui flingue le même jour sa grand-mère juste coupable de l’«empêcher de respirer ». Des temps de la guerre au Vietnam à l’ère d’Obama, la fiction revisite la réalité au fil d’un récit qui ne cesse de nous interpeller à de multiples égards, s’agissant de la violence endémique de l’époque ou de  la psychopathologie des tueurs, des avancées ou des illusions de la thérapie, de la fonction des prisons et du cercle vicieux de l’enfermement, du déterminisme et de la liberté, des vertus  de l’empathie humaine et de leurs limites - enfin de ce qu’on fait avec « tout ça » en littérature.

    Si Marc Dugain n’a certes pas le génie d’un Dostoïevski ni la « tonne » poétique d’un Cormac Mc Carthy, c’est bel et bien dans la foulée de ceux-là qu’il poursuit, sur sa ligne claire, un parcours d’écrivain de grand souffle. Par son sérieux fondamental autant que par l'humour constant de son observation, sa verve, son mordant, sa tendresse rugueuse aussi, Avenue des géants, probable best seller à venir, rompt autant avec les fades fabrications des honnêtes faiseurs à la Marc Levy ou à la Guillaume Musso, qu'avec la morne littérature littéraire de notre époque d'eaux basses...

    Dugain5.jpgMarc Dugain. Avenue des géants. Gallimard, 360p.      

  • L'Île du bout du monde

     
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    À propos du premier roman-récit d'Eric Bulliard , L'Adieu a Saint-Kilda, dont la matière humaine saisissante est portée par une écriture tonique. À ce roman a été attribué le prix Edouard-Rod 2017, qui lui sera remis le 12 septembre à Ropraz où vécut Jacques Chessex, fondateur du prix.
     
    Les livres faits de terre et de chair, fleurant fort la mer et le vent, mais aussi la sueur de sang et les larmes, tout en portant le chant humain dans le flot de leurs mots, sont plutôt rares en notre temps de formatage à outrance, et pourtant il y en a.
     
    41jmvVVJf9L._SX297_BO1,204,203,200_.jpgIl y a par exemple Les Vivants d'Annie Dillard, formidable chronique romanesque, tellurique et poétique à la fois, consacrée à la vie des pionniers de la côte nord-ouest des États-Unis, qui tient à la fois du reportage et de l'épopée biblique, modulé par l'une des plus belles plumes de la littérature américaine d'aujourd'hui; et puis il y a L'Adieu à Saint-Kilda d'Eric Bulliard, toutes proportions gardées.
    De fait, on se gardera de comparer un jeune auteur à ses débuts et l'un des écrivains contemporains les plus originaux, mais certains rapprochements ne sont pas moins éclairants, et la façon de mêler documents réels et fiction le permet ici autant que le grand air soufflant sur ces deux livres.
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    L'Adieu a Saint-Kilda raconte, au fil d'un récit alternant passé et présent, les tribulations des habitants d'une lointaine et inhospitalière île des Hébrides extérieures, ou plus exactement leur départ final en 1930, après de multiples séquences d'émigration en Australie ou en Amérique, et le voyage récent de l'auteur et de son amie Angélique affrontant, en avril 2014, une mer démontée et le plus vilain temps pour voir de plus près ces lieux à la fois fascinants et répulsifs.
     
    Au milieu de son récit, Éric Bulliard, trempé jusqu'aux os et frigorifié, se demande ce que diable il est venu faire en ces lieux et à quoi rime son intérêt pour ce foutu bout du monde ? De la même façon, le lecteur se demandera à quoi aura tenu l'attachement millénaire des Saint-Kildiens à ces lieux désolés, dont l'abandon constituera un véritable arrachement pour ses trente-six derniers habitants, en octobre 1930.
    Le premier chapitre du récit-roman met ainsi en scène l'infirmière Barclay, installée à Saint-Kilda depuis quelque temps, qui s'efforce de convaincre les habitants qu'une meilleure vie est possible ailleurs, affirmant en somme tout haut, avec la voix de la raison, ce que la plupart pensent déjà en leur for intérieur, à commencer par les femmes: qu'on n'en peut plus, que “ce n’est plus possible”...
     
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    Un extraordinaire épisode, datant du 15 août 1727 au 13 mai 1728, et fort bien restitué par l'auteur, donne une idée précise de la précarité des ressources des Saint-Kildiens, dont les hommes aguerris et les jeunes gens passaient chaque année quelques jours sur le piton rocheux de Stac an Armin ou des milliers d'oiseaux (fulmars et autres fous de Bassan) nidifiaient et se trouvaient donc en état de fragilité pour les prédateurs humains. Or cette année -la, trois hommes et huit jeunes garçons se trouvaient en ce lieu farouche, d'où une barque était censée les récupérer après leur semaine de chasse, qui allait durer neuf mois ! Neuf mois terribles sur ce roc à ne se nourrir que d'œufs d'oiseaux et se désaltérer d’eau de pluie, neuf mois sans secours, jusqu'au jour où, enfin repérés par un bateau en route pour Saint-Kilda, ils furent délivrés pour découvrir, à leur arrivée sur l'île, que la plupart des habitants en étaient morts à la suite d'une épidémie de variole.
    Comme les pionniers américains évoqués par Annie Dillard, les Saints-Kildiens sont soumis aux pires épreuves sans cesser pour autant de louer le Seigneur. Le mécréant Bulliard a beau s'en étonner : telle est l'humanité, et d'ailleurs les pasteurs de Saint-Kida n’auront pas fait que promettre une vie meilleure dans l'au-delà, souvent ils seront instituteurs voire assistants sociaux ou même ingénieurs soucieux de meilleures conditions de vie.
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    Éric Bulliard n'a pas le génie poétique d'un Cendrars, mais du cher Blaise il partage le goût des documents et des histoires de vies aventureuses. Interrogeant l'épaisseur du réel devant les vestiges de pierre et de bois qu'il découvre à Saint-Kilda,il reconstitue diverses destinées hautement romanesques en recoupant témoignages et autres écrits consacrés à cette île qui a alimenté force fascinations et autres fantasmes. L'émotion est aussi du voyage, notamment au cours d'une traversée épique des émigrés de Saint-Kilda vers l'Australie, en1852, durant laquelle la rougeole fera des ravages - et l'on balancera les morts à l'eau comme on le fera des chiens en 1930, une pierre au cou...
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    Fort bien construit, à quelques longueurs ou flottements près, le roman-récit d'Eric Bulliard séduit aussi par le naturel sans apprêts de sa partie contemporaine, genre deux bobos au bout de nulle part, et sa façon heureuse de mêler finalement ses deux brins de tresse pour mieux figurer la fusion possible, par la ressaisie littéraire, du passé et du présent, autant que du fait réel et de compléments romanesques - la geste des personnages, tel l’étonnant Californien - en valeur ajoutée.
     
    Éric Bulliard. L'Adieu à Saint Kilda. Éditions de L'Hèbe, 235 p.

  • Vive, la rentrée ?

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    (Dialogue schizo)
     
     
    À propos de l’emballement médiatique fauteur de nivellement, focalisant l’attention de la meute sur un seul titre donné « gagnant » d’avance : Qui a tué Heidi de Marc Voltenauer. De l’étiolement clientéliste des rubriques culturelles en général et littéraires en particulier. Que la rentrée c’est tous les jours et partout pour un lecteur attentif…
     
    Moi l’autre : - Alors, cette rentrée littéraire romande, exaltante ?
     
    Moi l’un : - Et comment ! J’en tombe à la renverse ! La vache !
    Moi l’autre : - Tu n’a rien contre Heidi, rassure-moi ?
     
    voltenauer_sp_qui_a_tue_heidi.jpgMoi l’un : - Pas du tout ! Ni moins encore contre Marc Voltenauer, qui fait son job comme pas deux. Tu as lu comme moi le manuscrit de Qui a tué Heidi ?, notre compère JLK y a passé des heures et y est allé de ses gentils conseils, interdisant notamment à l’auteur de s’extasier une fois de plus sur le lever du soleil sur les Dents du Midi ou les derniers feux du couchant sur le miroir d’Argentine. Donc pas de souci pour Heidi: la mouture définitive a été révisée pilpoil, c’est du joli boulot artisanal de storyteller, ça roule ma poule et ça va sûrement cartonner à l’avenant.
     
    Moi l’autre : - Pourtant je sens comme une gêne dans ton enthousiasme. Tu ne vas pas quand même pas freiner à la montée ou pis : cracher dans la soupe ?
     
    Moi l’un : - Je te vois venir avec ta soupe ! Eh bien oui, si le fait d’exercer son sens critique revient à cracher dans le potage insipide que représente aujourd’hui l’opinion dominante et le conformisme consumériste, alors je vais vomir. Et pour freiner à la montée, c’est exactement ce que je reproche depuis des années aux belles âmes du milieu littéraire romand qui se méfient de tout ce qui bouge. Ce qui me gêne n’est pas le succès d’un livre, mais le fait qu’on ne s’intéresse, notamment dans les médias et les réseaux sociaux qu’au succès et pas au livre. Le succès est un sous-produit. Je ne dis pas que, pour qu’un écrivain, le succès soit forcément un mal, mais je pense que la recherche du succès constitue un réel danger.
     
    Moi l’autre : - Un exemple à l’appui ?
     
    Dicker13.jpgMoi l’un : - Le Livre des Baltimore de Joël Dicker en est, à mes yeux, l’illustration parfaite. Après la surprise réelle de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, qui avait un dynamisme interne remarquable, une construction intéressante et des personnages attachants, Le Livre des Baltimore m’a paru aussi plat qu’un resucée de série télé, genre Revenge – d’ailleurs il se passe aux Hamptons. Réellement, j’ai eu l’impression que Dicker courait après son propre succès en alignant les poncifs. Il faisait « du Dicker » à bon marché.
     
    Moi l’autre : - N’est-ce pas le propre des auteurs de best-sellers ?
     
    Moi l’un : - Pas forcément. Un Philip Roth, auquel Dicker rend d’ailleurs un hommage indirect sympathique avec la mère juive de son premier protagoniste, a obtenu un succès phénoménal avec Portnoy et son complexe, mais jamais ensuite il n’a fait ce qu’on attendait de lui.
     
    Moi l’autre : - Et Simenon avec Maigret ? Et Connelly avec Harry Bosch ?
     
    Moi l’un : - C’est autre chose. Simenon, d’ailleurs, a toujours fait une nette différence entre ses enquêtes de Maigret et ses « romans de l’homme » ou « romans durs », comme il les appelait. Mais il n’y a pas de flatterie ni de niaiserie chez Simenon. Et les enquêtes de Bosch sur les multiples cercles de l’enfer de Los Angeles ne se ressemblent pas plus que les milieux investis par Maigret. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a cent fois plus de substance humaine dans la série  l’écoute, sur Baltimore, que dans le feuilleton délavé de Dicker.
     
    Moi l’autre : - Et la rentrée littéraire romande dans tout ça ?
     
    Moi l’un : - Qui peut en préjuger ? Qui peut juger de la rentrée littéraire française sauf en s’extasiant devant le nouveau Nothomb sans l’avoir lu ?
     
    Moi l’autre : - Tu penses que le phénomène de la rentrée n’est qu’une baudruche médiatique, comme l’avait écrit Etienne Barilier il y a quelques années ?
     
    Moi l’un : - Disons que la façon de plus en plus superficielle de parler du « phénomène rentrée » donne entièrement raison à Barilier aujourd’hui, bien plus qu’au moment où il a réagi. La qualité essentielle qui fait que Voltenauer apparaisse en pleine page avec sa vache en piles, c’est qu’il a « fait » 30.000 exemplaires avec son dragon. Okay. Mais a-t-on jamais vu une Anne Cuneo boostée de la même façon au motif qu’elle avait vendu tel ou tel de ses romans a plus de 100.000 exemplaires ? Et quand on présentait les rentrées littéraires d’ il y a vingt ou trente ans, bien plus substantielles d’ailleurs qu’aujourd’hui, le critère « vendeur » était-il déterminant ? Pas que je sache. En Suisse romande, la littérature du cru était d’ailleurs snobée par les médias, à quelques exceptions près, autant que le cinéma suisse avant la vague montante de Locarno.
     
    Moi l’autre : - Tu es en train de dire que quelque chose a changé ?
     
    Moi l’un : - Bien vu docteur Watson ! Mais ne va pas croire que j’encense le bon vieux temps ni ne partage le point de vue de l’ami Claude Frochaux qui pense que tout est fini et que de dragon en vache on mène le public aux eaux basses de l’insignifiance. Pas si simple ! Faire l’impasse sur tout ce qui vit en focalisant l’attention du public sur ce qui cartonne relève évidemment de la logique paresseuse, et ça remplit vite une page avec photo géantes et gros chiffres à l’appui, mais ça c’est la mort de la culture, et Marc Voltenauer n’y est pour rien même si son marketing risque de lui faire perdre la boule à lui aussi – on verra. Mais ce qui a changé est plus profond, et peut-être que ça prépare un rebond à plus ou moins brève échéance. Peut-être que la goinfrerie quantitative va susciter des réactions qui nous ramèneront au désir de Qualité ?
     
    Moi l’autre : - Tu en vois des signes ?
     
    Moi l’un : - Je cherche des enfants.
     
    Moi l’autre : - Tu es devenu pédophile ?
     
    Moi l’un : - Je cherche des enfants de plus de 25 ans, comme Proust à 35 ans et Robert Walser à 45 ans, ou comme Annie Dillard à l’âge de JLK…
     
    Moi l’autre : - Et la rentrée littéraire romande n’est pas un jardin d’enfants ?
     
    Moi l’un : - Si, justement, un peu, même si les médias n’y voient rien. Et d’ailleurs il y a un môme jouant au Lego chez le petit Marc, mais on ne va pas en rajouter à son propos. Mes enfants sont ailleurs…
     
    Moi l’autre : - Alors accouche…
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    Moi l’un : - L’enfant le plus indéniable que j’ai rencontré, ces derniers temps, se nomme Philippe Rahmy et il a l’étoffe d’un écrivain comme il n’y en a pas douze en Suisse et en France. Son dernier récit très personnel, Monarques, a été présenté très décemment par le journal Le Temps, alors qu’il subissait ailleurs l’effet Voltenauer. Et puis il y a ma sale gamine préférée : Corine Desarzens, avec Le soutien-gorge noir qui vaut autant par son écriture que par sa densité émotionnelle. Et le sixième Manifeste incertain de Pajak est d’une enfance profonde, et parfois déchirante, qui a le mérite de se décliner en toute limpidité et sans pathos. Enfin il y a le très singulier benjamin de ces âmes pures couturées de cicatrices, en la personne d’Adrien Gygax, qui signe un premier roman dont aucun de nos médias n’a soufflé mot jusque-là et que j’estime une vraie découverte. Cela s’intitule Aux noces de nos petites vertus et c’est d’une grande finesse de sentiments sauvages et mélancoliques à la fois, dans une espèce de roman voyageur où il est question d’amour et d’amitié dans une configuration affective et sensuelle profondément originale.
     
    Moi l’autre : - Oui, tu as raison : j’ai lu moi aussi ces quatre livres et je les ai aimés comme toi. D’ailleurs notre ami JLK pense la même chose…
     
    Moi l’un : - Alors là ça fait plaisir. Pour une fois que nous sommes d’accord !
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    Moi l’autre : - Et ce n’est qu’un début, vu qu’on va maintenant parler du nouveau Nothomb. T’as aimé ?
     
    Moi l’un : - Je ne l’ai pas lu mais j’ai raffolé, ouais !
     
    Moi l’autre : - Moi aussi, n’est-ce pas que c’est super ?
     
    Moi l’un : - C’est hyper-sympa. La vache !
     
     
     

  • Ceux qui se lancent dans le polar normand

     
     
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    Celui qui tire un veau d'or de sa vache à lait / Celle qui adule le client / Ceux qui acclament leur acclamation / Celui qui vend ses poèmes à l'eau de rose selon les principes de la pâtisserie industrielle / Celle qu'on dit la Fred Vargas du canton d'Appenzell Rhodes-interieures / Ceux qui sortent une nouvelle Amélie de leur chapeau-claque / Celui qui se ramasse des cloques à la langue en léchant le public dans le sens du mouton / Celle qui lit La Dame au peut chien sur un banc du jardin public ou de futurs serial killers s'entretuent dans le bac à sable / Ceux qui essaient de toucher l'auteur à succès genre groupies des Beatles en 1963 / Celui qui commercialise les projets de polars normands / Celle qui fait un procès à l'auteur du feuilleton à succès qui s'est inspiré de son vécu de laitière de centre gauche / Ceux qui promettent à Maman d'écrire un polar normand dans lequel ils la mettront d'une façon ou de l'autre / Celui qui va sur les quais à la rencontre de son public qu'il appelle sa thérapie de croupe / Celle qui prend des notes dans les marges du dernier roman de Marc Musso avant de lui écrire personnellement ce qu'elle en pense au niveau du développement personnel / Ceux qui offrent un exemplaire de leur polar normand aux immigrés si vous leur en achetez deux à la Fnac / Celui qui restitue complètement l'ambiance du canton de Zoug dans son polar normand / Celle qui réserve les droits d'adaptation du polar normand inspiré de l'adaptation de la série norvégienne qui a cartonné à l'époque de Breivik le tueur de jeunes socialistes / Ceux qui formatent le logiciel de composition de polars normands complètement originaux du point de vue de l'intrigue et du sous-texte / Celui qui a accouché d'un poème alsacien alors que l'échographie annonçait un polar normand doté de tous ses attributs y compris l'outil du serial fucker / Celle qui ose prétendre que le polar normand salit la Normandie alors qu'il attire des cars entiers de touristes chinois à Douarnenez et environs où le serial killer a sévi / Ceux qui ont élargi le concept du festival de Deauville en fonction du succès départemental du court métrage gore inspiré par le polar normand / Celui qui appliquera les règles du marketing à la diffusion de son polar normand sur le Finistère et l'île d'Ouessant avant de tester le Japon / Celle qui sera en signature jusqu'à ce que mort s'ensuive / Ceux qui acceptent de signer nus vu qu'ils n'ont rien à montrer / Celui qui conseille à Joël Dicker de se mettre au polar normand qui a le vent du nord en poupe / Celle qui prévoit une mise en vente nationale de son master consacré au polar normand et à ses retombées au niveau du chômage / Ceux qui rampent dans le bocage en quête d'un sujet porteur, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Celles qui s'imaginent

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    Celui qui comme Darwin (le barbu simiesque évolué) considère que l'imagination est le premier levier de l'émancipation de Sapiens / Celle qui est devenue Reine des abeilles en butinant dans les ouvrages de science domestique et bocagère / Ceux qui refont le monde à l'image de Dieu pour y croire / Celui qui reprend la lecture de De la curiosité d'Alberto Manguel où il retrouve volontiers Montaigne le sceptique et Dante l'antiseptique / Celle qui laisse son imagination décider de tout ce que sa raison cherche à lui dicter en logique plate / Ceux qui ont le sens de la féerie à peu près aussi inexistante sur les réseaux sociaux que dans les livres qui cartonnent / Celui qui emmène son enfant dans la forêt pour lui montrer les fées sans ouvrir les yeux / Celle qui a toujours imaginé le pire en sorte d'accueillir le meilleur comme il sied à une bonne personne au fonds démoniaque typique de toute petite fille bien élevée / Ceux qui se rappellent les sages paroles de ce fou de Job / Celui qui trouve dans La Forêt du mal de son ami Gérard Joulié (L'Age d'homme, 2012) des pages sur Proust d'une pénétration rarissime / Celle qui ne s'est jamais senti mal dans la forêt des pêchers aux fruits délicieux / Ceux qui sont curieux des pires choses dont ils tirent le meilleur sous forme de romans échappant à la niaiserie d'époque / Celui qui ne voit pas trace d'imagination dans la plupart des romans formatés pour la meute / Celle qu'on dit la princesse des sitcoms sponsorisées par Calvin Klein le petit luthérien en jockstrap / Ceux dont l'imaginaire se nourrit de fantastique social / Celui qui trouve dans la réalité en tant que telle un insondable puits aux images / Celle qui tient son imagination en laisse dans la salle d'attente de sa thérapeute avant le lâcher des fantasmes sur la vilaine inspectrice / Ceux qui n'ont pas laissé leur imagination créer un monde meilleur crainte de s'ennuyer, etc.

     

    Image: Aloyse Corbaz.