UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Ceux qui voient plus loin

    11796235_10207307761879165_16845640405598806_n.jpg

    Celui qui observe les fourmis et les Chinois avec la même attention soutenue quoique non dénuée de préjugés tenaces / Celle qui se sent plus grande de s’incliner devant le Christ Pantocrator / Ceux qui vénèrent plus qu’ils n’admirent / Celui qui considère l’admiration comme une forme de libération « par le haut » / Celle qui tance la jeune fille maussade selon laquelle l’admiration n’est qu’une séquelle bourgeoise de l’élitisme féodal à dominante machiste / Ceux qui ne respectent que celles qui les encensent / Celui qui admire Friedrich Nietzsche en dépit de son indéniable déficit d’ordre atthlétique / Celle  qui estime que la beauté relève du divin ainsi que le pensaient le dandy Oscar Wilde et l’extravagant excursionniste Nietzsche découvrant la Basse Engadine / Ceux qui redoublent de fausse modestie lorsqu’on les flatte et font la gueule quand on les rabaisse / Celui qui est tellement borné qu’il ne voit pas le ruban de la route se déroulant là-bas dans la plaine d’Ombrie et là-haut sur les crêtes siennoises où ce soir on sifflera un dolcetto sur quelque terrasse éclairée par le dernier soleil / Celle qui admire ce Roger Federer qu’on dit pourtant piètre violoncelliste / Ceux qui affirment qu’il suffit de fouiller les strates de livres pour que surgissent des nuages de poussière donc on ne touche pas au rayon / Celui qui t’explique que si tu comprends de quoi il s’agit quand on parle de Dieu cela signale le fait que ce n’est pas de Dieu qu’il s’agit / Celle qui pense que le temps est un accident comparable à la mise au point de la montre à usage surtout masculin dite l’oignon /Ceux qui estiment tantôt que la vie humaine relève du sacré et tantôtqu’elle est essentiellement insignifiante mais pas en même temps ni au même endroit / Celui qui par impatience a tué Archimède au moment où celui-ci demandait un peu plus de temps pour finir sa démonstration illustrée par divers cercles tracés dans le sable / Celle qui note ce matin que dans toutes les terres arables nous faisons pousser du grain sur les tombes / Ceux qui estiment que le monde n’est pas achevé et qu’il incombe aux hommes de s’y coller non sans penser aussi (comme un Teilhard, n’est-ce pas) que le monde matériel se dissout sur les bords et devient translucide en vertu du fait que les choses sont le prolongement incandescent de l’être divin – du moins sur les bords, etc.  
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Ceux qui se font une raison

    Angetombé.jpg

     

    Celui qui a fini par admettre que ses 59 épouses ne pensent pas toutes comme lui / Celle qui fait avec son conjoint déraisonnant en matière de gestion des affects pulsionnels / Ceux qui se sont adaptés aux mœurs des terribles Yahoos / Celui qui cogite dans l’Ergosum commun / Celle qui sait que le cœur a parfois des raisins de la colère / Ceux dont le tort tue la carapace de l’Autre / Celui qui met une majuscule à l’Autre en sorte de ne pas le rater / Celle qui estime que c’est à cause de la Raison que l’Être Suprême a pris la grosse tête / Ceux qui invoquent le Siècle des Lumières sans bien le situer par rapport à la mode des pattes d’éléphant / Celui qui fait des folies pour de bonnes raisons / Celle qui qui te dit chéri soyons fous et te gronde si tu balances son portable dans la lagune / Ceux qui apprenant qu’il n’y a pas de réseau dans le désert de Gobi décident de faire retraite ailleurs/ Celui qui admet qu’il est richissime et décide enfin d’assumer / Celle qui n’est ni belle ni fortunée mais dont le cœur est tout à son Rodrigue / Ceux qui ont le cœur sur la main sans trop savoir qu’en faire avec ce sang qui pisse /Celui qui naît avec trois balloches qui plus tard lui serviront peut-être en Bourse / Celle qui estime que les gens déraisonnables n’ont pas leur place dans ses goûters priés où l’on aime citer Kant / Ceux qui savent que le cœur a ses raisons malgré le défaut de Blaise Pascal au ventricule gauche / Celui qui dit toujours  y a pas de raison et s’en prend quand même plein la lampe / Celle qui a eu plusieurs fois raison en 33 ans de mariage mais personne dira qu’elle a eu tort le reste du temps ce serait franchement mesquin /Ceux qui pensent qu’en ce qui concerne la mort y a qu’à prendre le risque sinon tu deviens fou / Celui qui se demande s’il restera connecté après / Celle qui a perdu la raison au parc Montsouris où de vieux chats l’ont recueillie / Ceux qui ont pour la vieille Raison Pure des égards dus aux faibles d’esprit sur l’âge, etc.     

  • Lecture panoptique (1)

    Proust3.jpg

    De la porosité. Lire et écrire. Sur Max Dorra et Proust. Le Cheval rouge, chef-d’œuvre d’Eugenio Corti. Regard sur la rentrée
    Notes de 2007 et de 2008.


    A La Désirade, ce 15 mars 2007. - La pratique consistant à lire plusieurs livres à la fois, qui est la mienne depuis toujours et se combine avec une lecture du monde incluant la musique et le cinéma, les rencontres, les voyages, les songeries en forêt ou en ville, les escales à ma rédaction ou dans les cafés, le théâtre et les expositions, les courriels d’amis, les interférences quotidiennes de ce blog et j’en passe, me semble correspondre de mieux en mieux avec la perception simultanéiste de notre époque.
    Ainsi, le même jour, ai-je lu le passage de Sodome et Gomorrhe où Charlus séduit Morel en l’humiliant tandis que Marcel sarcle amoureusement le terrain de sa jalousie à venir, tout en regardant d’un œil, sur le PC qui recueille ces notes, le film de Raoul Ruiz intitulé Le temps retrouvé (avec un John Malkovitch magistralement blond hystérique dans le rôle de Charlus) et en poursuivant la lecture du livre si pénétrant et stimulant de Max Dorra (Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?) qui parle, précisément, d’un passage de La recherche sur l’humiliation de Saniette par les Verdurin et, plus généralement, sur ceux qui se taisent par opposition à ceux qui la ramènent – Gide racontant ses conversations avec le brillantissime Valéry, et moi me rappelant tous ces moments de timidité ou de patauderie à crever en société : « Un individu, soudain, écrit Max Dorra, ne reçoit plus de récompenses. Aucune gratification. Il trouve en face de lui, quand il se hasarde à dire quelques mots, des mimiques figées ou réprobatrices, agacées ou méprisantes. Un silence. L’absence de tout sourire. » Et ce terrible cri de nous tous actuellement, et nos femmes et les gosses des banlieues, qui demandent simplement à être reconnus...
    Le langage et « l’être du sens », au lieu du « sens de l’être », se trouve au cœur du livre de Max Dorra, et dans ses multiples manifestations, approché de multiples façons dans ce livre combien étrange et familier, à la fois savant et fraternel, parfois décousu en apparence mais cousu par-dessous si l’on peut dire, lié ensemble comme est liée ensemble notre aperception du monde.
    Ce matin j’avais aux jambes une foutue lourdeur de plomb, problèmes de circulation du voyageur en avion (le rêve que je revenais d'un musée du Cachalot en Nouvelle-Zélande), risque réitéré de thrombose (la dernière carabinée en revenant du Canada) et sensation d’aphasie, sur quoi je déchiffre les pages que Max Dorra consacre précisément à ladite aphasie, avant de me replonger dans le récit littéralement plombé de l’anéantissement de la paysannerie russe par Staline incessamment justifié par une langue de plomb. On ne sortira pas de ces mises en rapport. Pourtant il importe d’en éviter la propension diluante ou nivelante. Tout n’est pas dans tout quand le corps se réveille…
    Max Dorra précise enfin : « La vraie vie est un mixage improbable, déconcertant ». Et plus tard on parlera, je le pressens, de musique et de politique, que les Chinois et les Grecs associaient…


    Corti2.JPGA La Désirade, ce samedi 19 juillet 2008. – Lire et écrire en même temps, lire plusieurs livres à la fois alors qu’on travaille soi-même sur un manuscrit requérant la plus grande concentration, relève bonnement de l’acrobatie. Je ne devrais, ces jours, faire qu’écrire mon Enfant prodigue où j’entends, une fois de plus, cristalliser une matière de mémoire dans un flux d’écriture que je vis comme je ne l’ai jamais vécu, mais deux heures à peine d’écriture, le matin, me vident, et toute la journée reste à « lire », j’entends : déménager 10.000 livres de l’appart citadin à la montagne où nous nous installons, faucher l’herbe de la prairie, répondre gentiment à une lettre insultante, puis revenir aux lectures en train, et ce sera chaque fois un monde.
    Je lis ainsi, depuis plus d’un mois, l’un des plus beaux livres qui aient été publiés ces dernières années, qui rappelle à la fois La guerre et la paix de Tolstoï et Vie et destin de Vassili Grossman, pas moins. Le titre en est Le Cheval rouge, de l’auteur italien Eugenio Corti. L’Age d’Homme en a publié la traduction, signée Françoise Lantieri, en 1996. Brouillé que j’étais avec L’Age d’Homme en ces années, j’ai passé à côté de ce chef-d’œuvre dont la lecture transporte très loin de la vacuité et de la vulgarité ambiantes, dans un univers rappelant celui des nos aïeux, à la fois anachronique et hyper-présent. La lecture de la première partie du Cheval rouge, vaste chronique de la tragique campagne des Italiens sur le front russe, dans les années 41-43, bouleverse à la fois par la réalité historique révélée en l’occurrence, et par l’implication humaine, charnelle et spirituelle, de quelques destinées particulières. L’on y découvre plusieurs Italies, dont certaines ne sont en rien soumises au fascisme, comme cette Brianza catholique des protagonistes engagés, à vingt ans, dans cette mêlée affreuse. Ladite Brianza, paysanne et pieuse, m’a rappelé à maints égards cette civilisation alpine et chrétienne dont nous sommes les derniers rejetons. L’intervention constante de l’auteur, se pointant comme le cher Hitchcock au coin de l'écran pour amener tel ou tel commentaire en rapport avec nos temps troublés, ajoute quelque chose d’un peu agaçant, au début, dans le ton édifiant, puis impose une perspective à longue vue sur les valeurs essentielles fondant la société dont émanent Ambrogio, Stefano ou Manno, entre autres, qui vivent et meurent parfois sous nos yeux, loin de leurs familles et de leurs premières amours. C’est un livre infiniment prenant que Le cheval rouge. Il faudrait ne lire que Le cheval rouge trois semaines durant. J’en ai déjà vingt pages de notes et je ne suis qu’à la moitié de ses 972 pages. Mais voici qu’affluent les premiers des 676 romans de la rentrée… Devoir et curiosité du critique patenté : on palpe, on flaire, tiens un nouveau Fleischer à L’Infini, ah le dernier Angot, eh mais Pajak remet ça, et ça mord : tu commences de lire L’étrange beauté du monde et quelque chose se passe de rare et de vital : un type dit sa vérité, humour et sincérité rehaussés par les images dessinées de sa crénom de bonne femme, et voilà : toute la fin de soirée y passe, c’est un bonheur mais ça n’avancera ni ta lecture du Cheval rouge ni la suite de tes annotations sur Le commencement d’un monde de Jean-Claude Guillebaud…
    Amiel.JPGPremière impression, le lendemain, du Marché des amants de Christine Angot, entamé les pieds dans l’eau ? Va-t-on vers un nouvel épisode de la lettre à la petite cousine dont parlait l’affreux Céline ? De Marc qu’elle découvre à Bruno dont elle s’est un peu fatiguée mais qui est plus beau que Marc, lequel hésite la moindre avant de partir en Corse avec les siens, le feuilleton se dessine mais c’est la phrase, surtout, qui me scotche. La phrase d’Angot se délie et le dialogue a la pêche. Ecriture électrique. Bon, mais là faut regagner la ville pour faire ses adieux à sa grande petite fille qui se tire un mois en Colombie…
    Et ce matin, au lieu de reprendre Angot, c’est avec Sylvie Germain que le flaireur de rentrée poursuit après avoir écrit trois nouvelles pages de son propre écrit. L’inaperçu, donc: tout de suite ça s’incarne et nous entraîne. Tout de suite l'incongruité du romanesque pur y va de son mentir vrai et ça sonne vrai. Tout de suite on est dans le coup. Donc je vais alterner Corti et Guillebaud, Angot et Germain, mais à l’instant va falloir installer, sur leurs nouveaux rayons, 200 premiers sacs à commission de la Migros pleins des bouquins montés de la ville à La Désirade, et tant de revenants, de reprends-moi, de m’as-tu donc oublié ? Mais bonjour mon cher Amiel, veuillez prendre place ! Eh mais Haldas qu’a failli crever son sac en papier tant il en a publiés ? Et ce joli coffret bleu (Ecrits de Gustave Roud) et ce fabuleux recueil relié de la revue Aujourd’hui des compères Ramuz et compagnie. Par ici ! Et par là Cendrars : profond aujourd’hui !

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être ? Gallimard, Bibliothèque de l'inconscient.
    Eugenio Corti. Le cheval rouge. L’Age d’Homme.