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  • Les chemins de la compréhension

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    Flash-back sur une rencontre avec Doris Lessing, en mars 1990.

     

    Doris Lessing compte au nombre des plus grands écrivains anglo-saxons. Souvent citée parmi les nobélisables, elle est néanmoins restée d'une parfaite simplicité. A l'occasion de la parution de son (superbe) dernier roman, «Le cinquième enfant», la romancière était ces jours de passage à Paris. Rencontre.

     

     

    Pétris de chair et de sang, les romans de Doris Lessing puisent leur substance dans la vie de l'écrivain, tout le contraire d'un bas-bleu! De fait, cette petite dame discrète, au beau visage qu'éclaire un regard doux et intense, en a vu de toutes les couleurs avant de publier son premier roman. 

     

    Ainsi a-t-elle roulé sa bosse de Perse, où elle est née au lendemain de la Grande Guerre, en Rhodésie raciste, où elle grandit au milieu des plantations de son père et des animaux sauvages (un monde- qu'elle évoque notamment dans ses Nouvelles africaines), et de Salisbury, où elle fit ses débuts de jeune fille au pair, à Londres, où, en 1949, elle émigra avec sonfils Peter après deux divorces et maintes autres tribulations relatées dans les grands cycles romanesques des Enfants de la violence et du fameux Carnet d'or.

     

    Communiste en ses jeunes années, Doris Lessing a partagé les désillusions de nombreux militants, sans renoncer à son combat contre l'injustice. Récemment encore, elle consacrait un livre-cri, Le vent emporte nos paroles, à la condition tragique du peuple afghan, dont elle a rencontré les réfugiés au Pakistan. Tout en se défendant d'envoyer des «messages» par le truchement de ses romans, Doris Lessing n'en est pas moins de ces écrivains qui travaillent activement, en artistes, au projet d'une terre moins inhumaine. 

     

    Terrible et fascinante histoire que celle du dernier roman de Doris Lessing, Le cinquième enfant, où l'on voit un jeune couple pas comme les autres se trouver subitementconfronté à la nature étrange, pour ne pas dire monstrueuse, de son dernierrejeton, qui tient à la fois du troll et du chef de gang en puissance. 

     

    Primitif et violent, cruel avec les animaux et les autres gosses, le petit Ben est d'abord soustrait à sa mère et placé dans un mouroir pour handicapés mentaux, évoqué en quelques pages insoutenables. Puis c'est le récit de l'impossible acclimatation du garçon, arraché par sa mère à ses oubliettes, et qui ne s'intègre finalement que dans une tribu de hooligans.

     

    D'un thème éminemment actuel - la difficulté persistante d'admettre la moindre déviance - la romancière tire une fable aux résonances profondes, évoquant à la fois le monde clair-obscur des légendes, les ténèbres des souterrains psychiques à la Dostoïevski et les caprices angoissants de la génétique-fiction... 

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    — Comment l'idée de ce roman vous est-elle venue ?

     

    - A vrai dire, il y a plusieursthèmes qui s'entrelacent dans Le cinquième enfant. L'idée du gnome est une vieille hantise de nombreux folklores. La pensée qu'il puisse y avoir, tout près de nous, un tel petit peuple, et que nos routes puissent se croiser, me fascinait depuis longtemps. A ce thème se greffe celui de la régression possible du cerveau humain, qui me paraît également très intéressant. Et puis j'avais envie de parler de cette attitude de certains jeunes gens qui se font, du passé, une image par trop idéalisée. Harriet et David, mes protagonistes, sefigurent qu'il suffit de faire beaucoup d'enfants pour rétablir l'âge d'or dela famille. Cela me paraît une belle illusion. Dans un premier temps, leur grande maison attire en effet un tas de monde. Mais dès que la poisse leur tombe dessus, c'est la débandade...

     

    -Justement, à ce propos, ne faites-vous pas trop peu de cas de la solidarité entre proches? 

     

    - Je crains bien que non. Après la publication de mon livre enAngleterre, j'ai reçu de nombreuses lettres de mères d'enfants anormaux qui ont vécu cette situation. Non seulement on leur tournait le dos, mais on les traitait de criminelles! Cela rappelle ces messagers de l'Antiquité qu'on tuait parce qu'ils apportaient de mauvaises nouvelles. Pareillement — et nous en venons au thème principal du roman - le pauvre Ben, qui n'a pas choisi d'être ce qu'il est, ne peut être toléré. Pas plus que, dans d'autres circonstances, l'homosexuel, le Noir ou tout autre individu dérogeant à la norme du groupe dominant.

     

    - Dans un livre récent (Des petits enfers variés), Christine Jordis prétend que vous exaltez la lutte entre la femme et l'homme, celui-ci étant assimilé à l'«ennemi». Qu'en pensez-vous?

     

    - Cela me paraît tout faux. Jamais je n'ai pensé ni écrit cela, même si le conflit entre les sexes est effectivement un de mes thèmes. Mais parler d'«ennemi»! C'est contre la vie! Bien entendu, j'ai toujours lutté pour la reconnaissance de nos droits à l'égalité économique et sociale. Mais décréter la haine de l'homme, ainsi que l'ont fait certaines féministes hystériques des années soixante, c'était se couper de l'a grande majorité des femmes. De même le sectarisme politique a-t-il abouti à l'affaiblissement du mouvement. En ce qui me concerne, je suis incapable d'établir des hiérarchies en fonction de ces barrières si artificielles que sont les sexes, les races ou les religions. Ce qui m'importe, c'est la qualité d'un individu, voilà tout. 

     

    - Pensez-vous que, en dépit de vos observations souvent catastrophiques, la compréhension puisse s'améliorer entre les hommes?

     

    - Je le crois et je l'espère. En tout cas, je m'efforce d'y contribuer. Il me semble très important, en priorité, d'apprendre aux jeunes à comprendre le monde qui les entoure. J'ai été' effarée, dans les meilleurs collèges américains, de constater l'ignorance des gosses. Ils suivent des études très coûteuses et ne savent rien de ce qui se passe dans la société. On en fait des techniciens sans aucun esprit critique, pas le moindre recul par rapport aux médias ou au fonctionnement du pouvoir. Des pions à manipuler! Ils'agit en outre de rompre avec l'horrible philosophie du «chacun pour soi» à laThatcher. La semaine passée, des amis me racontaient que des yuppies, dans un pub, avaient brûlé un billet de dix livres sous le nez d'un mendiant. Je trouve cela révoltant. Mais il y a bien des signes, aussi, qui nous incitent à ne pas désespérer. Suis-je pessimiste? Pas vraiment. Le cinquième enfant paraît trop dur à certains? Mais la réalité est-elle plus tendre? Il ne faut pas se voiler la face devant la souffrance du monde. 

     

    - Si vous étiez une bonne fée dotée d'un pouvoir magique, que donneriez-vous aux hommes de ce temps?

     


    - Je leur donnerais la capacité de faire ce qu'ils doivent faire: ce qu'ils savent qu'ils doivent faire. Car nous savons très bien ce que nous avons à faire pour notre bien et le bien de tous.

     

    Doris Lessing. Le cinquième enfant. Traduit de l’anglais par Marianne Véron. Albin Michel, 230p.

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    Le Prix Nobel de littérature a été attribué Doris Lessing en 2007. Elle est décédée à Londres en 2013. 

  • Du Forum à l'Académie

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    Avec Jacqueline de Romilly, à la veille de son immortelle intronisation, en mars 1989...

    C'est aujourd'hui que Jacqueline de Romilly fait son entrée à l'Académie française. Après Marguerite Yourcenar, l'historienne spécialiste de la Grèce antique est la deuxième femme à prendre place au milieu des Immortels, succédant à l'auteur dramatique André Roussin, dont elle fera l'éloge. A l'occasion de cette consécration, qui coïncide avec la parution d'un nouveau livre «tout public» consacré à l'invention de la liberté par les Grecs, Jacqueline de Romilly nous a reçu à son domicile parisien, au milieu des milliers de livres qui furent, avec sa mère et ses étudiants, les compagnons de toute une existence vouée à l'étude inlassablement émerveillée des Anciens.

    Et voilà: pour une fois, Madame l'académicienne ne sera pas la première ! Elle qui, depuis toujours, collectionne les prix d'excellence, elle qui fut la première femme à entrer au Collège de France et à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, ne sera «que» la deuxième Immortelle, innovant tout au moins en matière vestimentaire. De fait, au contraire de Marguerite Yourcenar, elle a tenu à revêtir un uniforme assorti à celui de ses pairs, l'épée de ceux-ci se trouvant en outre remplacée par un sac à main brodé de fines palmes. Tout cela dont Jacqueline de Romilly parle avec un mélange de gravité coquette et de gaieté malicieuse, sans pontifier le moins du monde... 

    — Que représente pour vous, Jacqueline de Romilly, cette accession à l'Académie française? 

    — Il est certain que je suis très flattée, et très intimidée. Une fois de plus, je vais devoir me tenir bien! Mais, à vrai dire,ce n'est pas complètement nouveau. Figurez-vous qu'en tant que femme, arrivant à une époque où les portes s'ouvraient, j'ai toujours eu à cœur d'en faire un peu plus que mes camarades garçons. Notez que je ne me plains pas: jamais je n'ai subi dans ma carrière, de brimade liée à mon état. Enfin, passons sur les satisfactions frivoles. Car ce qui me réjouit bien plus, dans cette élection, c'est de pouvoir acquérir une nouvelle tribune. Toute ma vie durant, j'ai défendu la culture grecque devant mes étudiants et dans mes livres. A présent, l'audience s'élargit encore. Quelle chance! De surcroît, cette nomination m'a valu de recevoir plus d'un millier de lettres d'anciens élèves qui témoignaient de ce que mon enseignement leur a apporté. C'est une confirmation précieuse, qui justifie finalement. toutes ces années passées à tenter de partager des connaissances et des enthousiasmes. De même ai-je été touchée, récemment, en relisant Thucydide, dont nous préparons une nouvelle édition: j'ai retrouvé mon plaisir tout neuf. Ainsi me suis-je dit que j'avais eu mille fois raison de consacrer tant d'énergie et de temps à l'étude de ce merveilleux auteur.

      — Vous avez passé toute votre vie, ou peu s'en faut, en l'Athènes du Ve siècle d'avant notre ère. Qu'en avez-vous retiré? Et les Grecs de ce temps-là ont-ils encore des choses à nous dire? 

    — Et comment! Vous savez que j'ai formulé quelques petites choses dans un ouvrage intitulé «L'enseignement en détresse», qui va notamment dans le sens d'une revalorisation des études littéraires. Ce que je déplore, c'est que l'enseignement tende strictement à l'utilitaire. Le bac littéraire, en France tout au moins, se trouve dévalorisé, et, dans les études de lettres, la tendance est à négliger la littérature à proprement parler: à savoir les textes et l'observation des finesses de la langue. Je ne dis pas que l'apprentissage des langues anciennes soit une nécessité pour tous: absolument pas. Mais leur étude est d'une grande utilité pour l'approche de toutes les langues. C'est une écolede rigueur dans l'exercice de la pensée. Et puis la Grèce antique est le lieu d'émergence des grandes idées qui ont façonné notre civilisation... 

    — L'idée de liberté... 

    — L'idée et le mot qui surgit dans les œuvres, comme une flamme.C'est cela qui m'a toujours fascinée dans l'approche des textes: ce moment où le terme précis apparaît, traduisant un élan premier, puis se trouve repris, et corrigé, enrichi dans son acception. Ainsi assiste-t-on à une espèce de passionnant débat qui se prolonge d'un auteur à l'autre, en relation directe avec les événements de l'époque, et d'abord avec les conditions de vie. Le fait de l'esclavage est, aussi bien, le terreau sur lequel pousse l'idée de liberté. Aujourd'hui, nombre des expériences faites à cette époque restent à méditer, par exemple sur les limites de la démocratie. Mais il n'y a pas que les idées: l'invention poétique des Grecs est également fondamentale. Par le truchement des grands mythes ancestraux qu'ils ont réanimés dans l'épopée ou le théâtre,ils n'en finissent pas de nourrir notre imaginaire. Ce n'est pas par hasard que des figures comme Prométhée, Anti- gone ou Dionysos continuent de nous parler. Les Grecs avaient le sens de l'essentiel, autant les philosophes que les poètes... 

    — Et dans notre siècle, comment vivez-vous? 

    — J'ai eu la chance d'avoir une grande amie, avec laquelle j'ai vécu pratiquement jusqu'à sa mort, qui n'était autre que ma mère. Après la mort de mon père au front, ma mère m'a prodigué la douceur et la sollicitude nécessaires, dans un climat d'intelligence et de bonne humeur qui m'a tenu lieu d'atmosphère. Ma mère, romancière elle-même, a tout fait pour que je puisse cheminer sur les brisées de mon père, du sien, du père de mon père et du père du sien, tous professeurs... 

    Unknown-7.jpeg— Et vous-même, n'avez- vous pas été tentée par le roman?

    — Chut ! Secret! Bien entendu que je m'y suis risquée, et pas qu'une fois. Mais n'écrivez rien à ce propos, n'est-ce pas? J'attends d'être à l'Académie. Ensuite, il se pourrait que la grâce me visitât...

      — Mais alors dites-nous, s'il vous plaît, ce que lit une académicienne, le soir, au coin de son bois de lit, pour son seul plaisir? 

    — J'exclus les vivants, cela va sans dire: je ne saurais me compromettre dans une distribution de primes. Et puis le roman contemporain me paraît souvent sinistre. Passons donc. Mes préférés? Je dirai qu'ils sont Anglais, et de préférence humoristes. J'ai un faible certain pour P. G. Wodehouse. Aussi j'aime Racine, «La princesse de Clèves» et Benjamin Constant. Cela fait-il un goût? Je ne sais. Mais reprenons un doigt de whisky, mon bon monsieur...: 

     

    Dans le beau livre, à la fois serein et lyrique, où Jacqueline de Romilly évoque ses pérégrinations de longue date Sur les chemins de Sainte-Victoire, la voix de l'érudite se fait plus intime et familière: «Certes, j'envie  les jeunes. Mais ils n'ont pas tous les privilèges; et ils seront surpris un jour — comme je l'ai été, je l'avoue— de découvrir l'amas de richesses qui a mûri secrètement et qui ne se révèle qu'au seuil de la vieillesse.»

    Depuis lors — et c'est son crève-cœur — un incendie dévastateur a ravagé le paysage tant aimé. Reste la vision du cœur. Reste l'amour du beau du bien et du vrai, qui fait d'Homère et de Platon nos contemporains. 

    Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de liberté, Editions Bernard de Fallois,1989.

     

  • La pige à la mort

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    À propos de L’Empreinte amoureuse de Mélanie Chappuis. Flash-back en écho à la lecture d'Ô vous soeurs humaines, paru récemment chez Slatkine.

     

    Le choc

    Bruno Richard, beau mec journaliste de son état, en couple avec Marion et en ligne sur Facebook, apprend au tournant de sa quarantaine qu’il est atteint d’un cancer du foie, possiblement opérable sans tarder.

    D’entrée de jeu, cependant, Bruno refuse d’aborder le sujet avec Marion et se cabre à l’idée d’un traitement qui signifierait dégradation physique et perte de dignité. N’empêche que la menace est là, qui le mine : c’est bien « pour lui » et pas un autre, et le lecteur aussi se sent concerné comme il l’a été à la lecture de La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, ou de Mars de Fritz Zorn, dont il sera d’ailleurs question dans les réflexions de Bruno. 

    Comme le jeune  Dostoïevski à l’approche de l’exécution capitale à laquelle il échappera finalement, ou comme Ivan Illitch au moment où il apprend qu’il va mourir de maladie, Bruno se trouve au pied du mur et confronté à la vie qu’il a menée jusque-là. 

    Au demeurant, son souci n’est pas tant de se demander, comme Ivan Illitch, quelles actions bonnes peuvent justifier son passage sur terre, mais quelle empreinte il a laissée au cœur des femmes qu’il a plus ou moins bien aimées. De là sa décision d’en tenir une espèce de journal rétrospectif, de son enfance aux jours qui lui restent.

     

    D’amoureuses initiations

    S’il y a de « l’homme à femmes » chez Bruno, la remémoration de ses amours n’a rien d’un inventaire à la Don Juan, relevant plutôt d’une ressaisie plus fine et détaillée, n’esquivant ni les malentendus ni les ratés ; une initiation amoureuse progressive où les sentiments propres à chaque âge le disputent aux sensations physiques, ou plus précisément sexuelles, inaugurées en Argentine  à l’adolescence, dans une camionnette malpropre, avec la classique professionnelle.

    Or on peut avoir été dépucelé à treize ans : on n’en reste pas moins un dadais maladroit jusqu’à dix-huit ans et plus, alors que, côté cœur, on a déjà aimé et souffert dès son âge tendre, comme l’illustre ici le premier chapitre dédié à la jolie Yassa, aimée à Lagos par un Bruno de neuf ans et quittée sur de premiers adieux ratés.

    Si les étapes de ces amoureuses initiations sont marquées par autant de prénoms féminins, ceux–ci sont également liés à des lieux du monde que distinguent de forts contrastes, du Nigeria (Yassa) en Argentine (Christina) puis de Berne (Laure, Malika) à New York (Michelle) ou à Fribourg (Marie, Nathalie), Berlin (Linda) ou Genève (Yulia, Caroline, Agnès, etc,) en zigzags existentiels, affectifs ou charnels ponctués de passes dangereuse (avec Yulia et la drogue), d’émouvantes impasses (Nathalie) ou quelques passions vives mais sans lendemains.

     

    Un noyau sensible

    Un thème récurrent de L’empreinte amoureuse est à relever, qu’on pourrait dire le flottement, ou la non-appartenance, le déracinement, le caractère erratique du protagoniste, assez typique en somme d’une génération semblant issue de partout et de nulle part. 

     

    Or ce qui frappe, à la lecture du roman, est à la fois cet apparent éparpillement, naturellement lié au mode de vie cosmopolite des parents de Bruno (le père est diplomate), redoublé par le nomadisme existentiel et affectif du protagoniste, et, à l’inverse, en force centrifuge, le mouvement poussant Bruno à se recentrer régulièrement en fonction d’une espèce de noyau sensible, vibrant et constant.

    Le monde de Bruno est celui des jeunes gens des années 90, lisses d’apparence voire superficiels pour autant qu’on ne gratte pas la trop flatteuse apparence. Bruno lui-même fait figure d’enfant né coiffé, en tout cas aux yeux de son ami Damien, le seul personnage masculin un peu développé, avec lequel il entretient un lien d’amitié-haine dont il finit par se délivrer ; et là encore Bruno rompt une relation déséquilibrée pour préserver son intégrité.

     

    Les miroirs fertiles

    Ce qu’il y a d’intéressant et de littérairement réussi, dans L’empreinte amoureuse, tient au fait que le roman prenne le pas sur la confession, à l’écoute des autres – presque toutes des femmes.

    Bruno pense, ressent, réagit et s’exprime en homme, et c’est le premier mérite de Mélanie Chappuis que d’avoir endossé cette peau, cette cervelle, ce cœur  et ces glandes de mec, mais les portraits des vingt femmes qui se succèdent dans sa vie et le révèlent peu ou prou à lui-même ne sont pas moins bien sentis et détaillés, de Nathalie la cultivée-coincée à Yulia la défoncée, en passant par Caroline l’ardente craignant l’enlisement de la passion (son chagrin d’amour) et Marion-la perle, notamment.   

    Bruno est un vrai personnage de roman, autonome et vivant, à savoir qu’on se fiche complètement de savoir s’il a un « modèle » dans la vie ou s’il constitue une projection « transgenre » de l’auteur. Mais c’est par les autres personnages féminins  qu’il se trouve, aussi, comme révélé et sculpté en ronde-bosse, chaque « empreinte », fût-elle peu flatteuse, contribuant à mieux le définir, y compris à ses propres yeux. 

     

    L'amour plus fort, etc.

    L’excellence de L’empreinte amoureuse tient à la fois à la justesse sans faille de son observation psychologique, au bonheur de ses évocations de lieux, à sa narration claire et fluide et à la qualité rare de ses dialogues, vifs et naturels.

    Mélanie Chappuis pratique l’intelligence du cœur, sans rien jamais de mielleux, mais avec humour discret et fines piques au besoin.

    À diverses reprises, Bruno se demande à quoi tient cette « maladie de vieux » que la vie lui colle à quarante ans, et la question n’est pas plus déplacée que de se demander si le cancer d’une vieille dame est aussi«grave » que celui d’une jolie ado.

    Fritz Zorn a engagé sa « guerre totale » contre une maladie qui était à la fois la maladie d’une famille, et d’une société – d’un état des choses qui l’autorisait ( ?) à  dire que « naturellement » le cancer devait le prendre à la gorge.

    La situation de Bruno est différente, mais pas forcément moins« grave », juste moins significative. Ce qui est sûr, c’est que la fureur désespérée de Zorn participe de son manque d’amour, au double sens du terme, alors que Bruno bascule du côté de la vie au nom de l’amour (cela dit sans nuance sentimentale à la Love story).

    Son travail de mémoire l’y aide autant que la rage aimante de Marion, qui le menace de ne pas venir à son enterrement, et le happy end, qui pourrait sonner trop facilement « positif », s’inscrit assez naturellement dans la « logique », heureuse mais nullement assurée, du choix de Bruno de se battre. Une lettre émouvante, signée Marion, tiendra lieu d'épilogue.

    « Je n’ai pas peur de mourir, dit Bruno tout au début du roman, « j’ai peur d’être malade ». Entre autres belles paroles : « Je n’admets pas d’être diminué devant les gens que j’aime » (…) « Question de dignité, au moins de politesse ».    

    Or l'amour, suggère Mélanie Chappuis, peut faire la pige à la mort, au risque de manquer de « dignité » ou de « politesse »…

     

    Mélanie Chappuis. L’empreinte amoureuse, L'Âge d'Homme, 171p.

  • Houellebecq à reculons

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    Le paradis selon Houellebecq ressemble au meilleur des mondes. Livre important que Les particules élémentaires ? Bien plutôt: symptôme de décomposition. Faute de style, de pensée cohérente, d’éthique et de toute émotion. Et quelle jobardise chez ses laudateurs !  

    Triste première lecture, en octobre 1998, et sinistre première rencontre. La suite fut moins désastreuse...

    Les uns portent aux nues son «roman-culte», les autres l’attaquent pour son écriture délabrée et l’idéologie douteuse qu’il véhiculerait; pépé Nourissier feint d’en être entiché pour rester dans le coup,et Sollers joue les chaperons narquois en sorte de mieux se vendre lui-même. Bref, tout le monde parle du dernier livre de Michel Houellebecq, et du battage médiatique découle un succès de librairie carabiné. Mais encore?

    Cet «événement de la rentrée» n’est-il pas qu’un coup de pub ou qu’un phénomène de mode passager? Or donc, avez- vous vraiment lu Les particules élémentaires et qu’en pensez-vous sincèrement? 

    Pour ce qui nous concerne, avouons que nous en attendions beaucoup. Il y a quatre ans de ça, la lecture d Extension du domaine de la lutte, premier roman parrainé par Maurice Nadeau, nous avait intéressé par son mélange d’acuité observatrice et de mordant satirique, malgré le souffle court de l’auteur et sa morbidité de maniaco-dépressif. 

    Parallèle à celle d’un Vincent Ravalec, l’apparition de Michel Houellebecq réjouissait en tout cas, sur l’arrière-plan ronronnant et nombriliste du roman français actuel, par sa façon d’observer la «dissociété» qui nous entoure et de jouer avec sa «novlangue». Usant volontiers de la provocation, le chroniqueur s’est ensuite affirmé dans la presse dite branchée (surtout Les Inrockuptïbles) en traitant par exemple, à sa façon, le dernier salon de la vidéo porno ou les nouvelles migrations de retraités. 

    Mêlant la satire et l’analyse, Michel Houellebecq se signalait surtout, dans ses Interventions (aujourd’hui réunies, à côté d’entretiens terriblement pontifiants), par un style incisif et un regard panique qu’on eût aimé apprécier sur une plus longue distance. 

     

    Houellebecq (kuffer v1).jpgLes particules élémentaires auraient pu faire l’affaire. Hélas, c’est bien bas qu’on est retombé, jusqu’à n’y pas croire. 

    De fait, l’image du monde qui se dégage de la lecture des Particules élémentaires est globalement ignoble, et son écriture d’une platitude, sa construction d’un manque d’originalité atterrant. Dénué de toute lumière et de toute chaleur, de toute saveur et de toute compassion, l’univers selon Houellebecq, et ses personnages, n’exhalent que laideur et morosité, tristesse et dégoût.

    Il y a pourtant du vrai dans ce sinistre tableau, et notamment dans ses parties satiriques. La description de ce morne ersatz de paradis terrestre que symbolise, par exemple, le camping L’Espace du Possible, où chacun «travaille sur soi» et s’«éclate» à qui mieux mieux, figure bien les ridicules d’une mouvance de l’époque en mal d’accomplissement «à tous les niveaux», de thérapies de groupe en partouzes dans l’eau tiède. De la même façon, les observations de l’auteur sur la sexualité morbide et le sentiment d’inutilité de ses personnages reflètent-elles bel et bien l’état des choses dans une fraction de la société contemporaine. 

    Ce qui ne passe pas, en revanche, tient à la généralisation systématique de multiples jugements verrouillés par un docte discours à prétention philosophico-scientifique. Ainsi, sur le ton du sociologue à patente ou de l’insondable métaphysicien, Houellebecq se livre-t-il à d’invraisemblables simplifications. L’on apprend, par exemple, que pour la quasi-totalité des femmes qui eurent 20 ans aux alentours de 1968, «les années de la maturité furent celles de l’échec, de la masturbation et de la honte».

    Quant aux hommes, d’une manière encore plus générale, ils «sont incapables d’éprouver de l'amour." C'est cependant quand le ver du sexe entre dans le fruit de l'enfant que l'être humaine semble le pire à l’amer Michel, tant il est vrai que «le pré-adolescent est un monstre doublé d’un imbécile». 

    Houellebecq17.jpgLes deux protagonistes des Particules élémentaires, Bruno et Michel, figurent en somme la version (très) dégradée de la vieille paire mythologique d’Apollon et de Dionysos. Le premier ne se réalise que par la sublimation abstraite et l’idée, le second par le sexe.  

    Issus de la même mère (la pire caricature de baba cool qu’on puisse imaginer) et de pères absents et/ou nuls, tous deux trouvent une vague âme sœur qu’ils ne sauront pas aimer avant que la mort ne les en débarrasse.

    L’auteur n’en finit pas de proclamer que «demain sera féminin», mais quelle lamentable représentation des femmes il nous impose! Passons vite sur Bruno, le plus glauque des deux, prof raté, littérateur mal parti et père incapable de rien transmettre à son fils. 

    À côté de ce pauvre drogué du sexe que la mort atroce de sa compagne ne semble pas toucher, Michel, anorexique existentiel, n’a guère plus d’épaisseur humaine, mais le lecteur est prié de croire à son génie prophétique. À la prétendue étude de mœurs de notre misérable époque, au fil de laquelle nous apprenons encore que les serial killers des années 90 sont les enfants naturels des hippies des années 60, s’ajoute de fait le croupion très New Age d’un roman d’anticipation où ledit Michel, biologiste «lucide» (il a repris, n’est-ce pas, le flambeau des physiciens Niels Bohr et Heisenberg) devient le planificateur d’une nouvelle humanité clonée (asexuée, pure enfin de tout désir, et qui plus est immortelle) et l’inspirateur mélancolique (lui-même finissant par «rentrer dans la mer»...) d’une nouvelle religion à base essentiellement scientifique.

    Ainsi l’image de la société tout à fait immonde dans laquelle nous pataugeons, chers sœurs et frères, se dissout-elle finalement dans un nouvel avenir radieux; ainsi le ressentiment fondamental d’un vieil ado mal aimé et mal aimant aboutit-il assez naturellement à cet univers comateux et informe du paradis selon Michel Houellebecq. 

     

    Houellebecq7.jpgL’épreuve de l’oral

    Il est une épreuve plus pénible que la lecture intégrale des Particules élémentaires, et c’est de s’entretenir, même moins d’une heure, avec Michel Houellebecq. En quelque trente ans d’exercice, jamais rencontre, en tout cas, ne nous aura imprégné d’un tel sentiment de malaise. Cela tient-il à l’émanation subtile du génie? Est- ce au contraire l’effet plus insidieux de la prétention du personnage jouant l’égarement du poète éthéré? Du moins aurons-nous pu nous préparer (une heure de retard, ça pose la graine de star) à l’apparition gracile et un peu gauche (feinte gaucherie?) du présumé phénomène, pur esprit sapé style Deschiens, la voix à peine audible, le regard fuyant, répondant à vos questions par des moignons de réponses longuement pensées, mâchées, sucées, dégluties et régurgitées façon mollusque.

    Houellebecq, qui dit volontiers que Shakespeare ou Céline sont des auteurs «surfaits», doit longuement, longuement réfléchir, en se lovant dans les volutes de fumée de sa cigarette, avant de vous répondre, parfois, d’un seul grognement. Mais le brusquez-vous un peu en lui demandant,par exemple, s’il ne pèche pas parfois par schématisme ou si sa propre dépression ne gauchit pas la moindre sa vision de la réalité: alors bondit le petit animal et c’est avec tranchant soudain, avec la morgue de celui qui sait, avec fiel et venin qu’il vous répond que la Science aussi procède par schémas, et que non, qu’il sait qu’il n’exagère pas: qu’il sait que ce qu’il dit est vrai.

    Lorsque vous lui demandez, enfin, bêtement, platement, comme un boy-scout, à quoi il aspire en définitive, c’est avec une sorte d’indulgence pénétrée qu’il vous répond en toute simplicité, mais non sans cet air malin qui ne l’a jamais quitté, style Schopenhauer au talk-show de Lary King sur CNN: «Au fond, je n’aspire à rien.» 

    Chacun le note sur son petit cahier: au fond, voilà, Michel Houellebecq n’aspire à rien... 

     

     

    Houellebecq44.jpgLe style Houellebecq: «Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c’est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots; ou encore c’est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques: les choses ne rentrent pas, elles se mettent à puer»...

     

    Michel Houellebecq. Interventions. Flammarion, 150 pp. 

    Les particules élémentaires. Flammarion, 394 pp.

    (Cette page sympathique a paru dans l'édition du quotidien 24 Heures du 20 octobre 1998)

  • Contre l'insignifiance

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    La critique de Castoriadis fonde une réflexion stimulante De la politique à la culture, et des comportements individuels aux mouvements collectifs, La Montée de l'insignifiance propose une analyse de la décomposition du «modèle» occidental. Rencontre à Paris, en mai 1996.

     

    Si sombre que soit l'image du monde contemporain qui se dégage de La Montée de l'Insignifiance, le dernier livre publié par Cornélius Castoriadis n'en illustre pas moins l'une des réflexions les plus nécessaires et les plus toniques du moment sûr le monde dans lequel nous vivons. C'est que Castoriadis est des rares penseurs actuels à prendre vraiment au sérieux la décadence de nos sociétés au nom d'une conception de l'autonomie et de la liberté dont l'Occident fut le creuset.

    Tandis que les uns papotent sur «la fin de l'Histoire» et que les autres jabotent sur «le retour de Dieu», Castoriadis, lui, nous confronte à la réalité que notre société de lobbies et de hobbies cherche à se dissimuler dans sa poursuite effrénée de toujours plus de jouissances, d'argent et de pouvoir.

    Or loin de se complaire dans le catastrophisme, Castoriadis poursuit un travail de critique et d'autocritique éminemment créateur, nourri par une expérience de longue date.

    De fait, c'est à 12 ans (!) que ce Grec d'origine a découvert la philosophie et le marxisme. Affilié aux Jeunesses communistes illégales dès sa quinzième année, sous la dictature de Metaxas, il ne tarda à rompre avec le communisme stalinien pour rallier le trotskisme, duquel il se sépara en 1948, trois ans après son installation en France, pour fonder (avec Edgar Morin) le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, qui durèrent jusque vers les années 1966- 1967.

    Historien et économiste, sociologue et psychanalyste, Cornélius Castoriadis a publié de nombreux ouvrages dans lesquels il a notamment étudié les rapports entre les blocs Est-Ouest et décrit la société bureaucratique soviétique, avant de parcourir Les Carrefours du Labyrinthe en franc-tireur de la pensée. 

    —  Qu'est-ce qui, selon vous, caractérise l'époque dans laquelle nous vivons?   

     

    Unknown-3.jpeg—  La meilleure réponse que je puisse vous donner tient dans le titre de mon livre: c'est une montée générale de l'insignifiance, marquée par la généralisation du conformisme, le manque de créativité dans tous les domaines, le collage, l'éclectisme, le plagiat, et enfin et surtout l'apathie des gens. 

    —  Quels ont les facteurs de ce que vous appelez le «délabrement de l'Occident»?   

    —  Il y a une foule de facteurs, mais auxquels nese réduit pas le noyau de la question. Les facteurs sont l'épuisement dumouvement ouvrier puis du mouvement révolutionnaire, fonction d'une énormedéception, autant à l'égard du stalinisme que de la social-démocratie. C'est leconsumérisme généralisé et le retrait de chacun dans sa sphère privée. C'estsans doute aussi l'usure d'une culture et d'une civilisation, signifiée parl'usure du langage. Mais cela, précisément, renvoie au noyau dur nonexplicable. D. y a eu plusieurs époques dans l'Histoire où l'on croyait quetout avait été dit et que le langage était épuisé, avant qu'une nouvelle époquecréatrice ne revivifie précisément le langage. Prenez la poésie française à lafin du XVIIIe. On dirait qu'elle se borne à l'imitation anémique de la poésieclassique, et puis survient l'explosion romantique qui prouve que beaucoup dechoses essentielles n'avaient pas encore été dites. Je crois qu'il en va demême aujourd'hui. A vrai dire, il est tout aussi difficile d'expliquer ladécadence d'une culture que son émergence. 

    —  La sphère privée que vous évoquez paraît envahir l'univers des médias, à grand renfort de confessions publiques. Qu'en pensez-vous?

    —  Ce n'est pas le vrai privé: c'est un privé confectionné. Le vrai privé est autre chose. A la limite, c'est précisément ce qui ne ne veut pas se dire. C'est cette racine d'obscurité et d'authenticité que nous portons en nous. Et c'est cela même qu'on ne pourra jamais restituer dans une émission de télévision. Ce qui s'y déploie n'est qu'un simulacre, un déballage vide de sens. 

    —  Pensez-vous que la division interne de la société à deux vitesses puisse engendrer un mouvement social?

    — Pour le moment, c'est plutôt le contraire qu'on observe. Tous les dysfonctionnements, tous les mécontentements, tous les excréments de la société se trouvent repoussés et comprimés dans un 15- 20% dela société représentant la catégorie des exclus (chômeurs, immigrés, Noirs auxEtats-Unis), avec pour corollaire la peur du reste de la société de tomber dans cette marge, qui incite les gens à se tenir tranquilles. La minorité des exclus n'est pas suffisamment puissante pour que sa révolte puisse secouer la société. Le mouvement se borne ainsi à des phénomènes d'anomie et d'anarchie, dans nos banlieues ou dans les centres des villes aux Etats-Unis, qui ne se politise pas et ne peut constituer une force historique. Or je crains que cette situation ne dure...

    —  Que pensez-vous du rôle des intellectuels dans la seconde moitié de ce siècle?

    —  Dans la deuxième moitié du siècle, le rôle prédominant des intellectuels a été, hélas, celui de compagnons de route du stalinisme puis du tiers-mondisme. Sartre en a été l'exemple le plus caractéristique et le plus attristant. Après 68, le rôle essentiel de la plupart des philosophes et des intellectuels a été d'accompagner le mouvement de privatisation et de le justifier par des positions du genre de celles des structuralistes, à savoir qu'il n'y a rien à faire, que tout est pouvoir, que l'opposition au pouvoir est elle aussi pouvoir — ainsi que l'a incarné un Foucault. Tout cela a joué un rôle très négatif. 

    —  Que faire contre la décomposition?

    —  Travailler. Elucider. Essayer de faire comprendre. Mais l'effort personnel ne suffit pas: on ne peut pas se substituer à un mouvement social. Il faut donc espérer qu'il y aura un mouvement de redressement... 

     

    Un sens à retrouver

    Contrairement à ce qui fut claironné au moment de l'implosion du bloc communiste, cette fin de siècle ne sera pas marquée par la «victoire de l'Occident». Parler de «fin de l'Histoire» paraît aussi indécent, face aux tragédies qui se jouent dans le monde, que de s'illusionner à propos de la suprématie de la «démocratie». 

    Bien plus que celle-ci, c'est la société de consommation qui triomphe aujourd'hui, tandis que se grippent les mécanismes de l'autonomie en matière de politique et de culture, de vie collective et d'épanouissement personnel. Tel est du moins le constat de Cornélius Castoriadis: que l'Occident est en phase de décomposition.La politique y devient lieu de spectacle et de corruption. Les syndicats se muent en lobbies. 

    La démocratie est manipulée par une oligarchie libérale qui gère des libertés «essentiellement défensives» visant à la seule préservation du bien-être. Le foyer atomisé se replie sur son téléviseur. L'individu perd les repères qui donnent un sens à sa vie et le relient à la communauté.

    Laquelle communauté ne sait plus ce qui la fonde, n'était le «non-sens de l'augmentation indéfinie de la consommation».Etourdie par les médias, éblouie par les succès du commerce culturel, cette société se croit très ouverte et très créatrice, alors que sa culture ne fait le plus souvent que reproduire des poncifs avant-gardistes d'avant 1930 ou de se complaire dans le muséisme.

    Obsédée par les idées de progrès et de nouveauté, fuyant l'idée de la mort autant que la nécessité de s'auto-limiter, la culture occidentale montre sa décrépitude dans son incapacité à produire de grandes œuvres réellement novatrices en résonance avec l'imaginaire collectif. 

    Or c'est au nom de la vraie démocratie, qui engage l'individu et la communauté dans un équilibre économique et écologique exigeant le partage et l'auto-limitation, et c'est au nom de l'imagination créatrice que Cornélius Castoriadis se montre si sévère, opposant au nihilisme jouisseur une exigence fondée sur le respect de ce qu'il y a en l'homme de plus signifiant. 

     

    Cornélius Castoriadis, La Montée de l'Insignifiance. Seuil, 241 p.

     

  • Bouilleurs de sang

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    Une lecture de La Divine Comédie (13)
    Chant XII. Violents contre le prochain.

    Les effets de réel sont souvent troublants dans la Commedia, et notamment par les détails géographiques liant souvent le paysage de l’Enfer et celui de l’Italie contemporaine de Dante. C’est ainsi que la côte rocheuse et sauvage que celui-ci désescalade avec son guide, dans sa progression vers le Bas-Enfer, est comparée à la montagne effondrée, probablement à la suite d’un tremblement de terre, dans la vallée de l’Adige.

    Or, cette proximité dans l’espace va de pair avec des rapprochements dans le temps qui font se télescoper les époques, comme il en va ici de l’apparition de « l’infamie de Crète », en la personne du Minotaure qui se mord lui-même de colère bleue quand il voit apparaître ce mortel bien vivant. Autre effet de réel alors: quand le poids du corps de Dante, qui reste fait de chair et d’osses, se fait remarquer par les petits éboulements que provoque son pas, tandis que Virgile avance sans effet visible, léger comme une ombre…

    Une nouvelle fois, c’est à l’imagination active du lecteur que Dante fait appel pour le sensibiliser, physiquement pourrait-on dire, au sort des « violents contre le prochain » désormais plongés dans le Phlégéton, fleuve de sang bouillant autour duquel galopent des centaures armées d’arcs et prêts à cribler de flèches les damnés cherchant à se sortir de l’affreux bouillon. Imaginons donc le fleuve du sang versé par les violents sur cette terre qui est parfois si jolie, dira-t-on plus tard en un siècle de massacres de masse…

    Comme souvent dans la Commedia, les références à l’Antiquité fourmillent, et par exemple, à ce moment, celles qui renvoient aux figures de la mythologie par les noms de Minos, juge infernal, et de ses employés centaures Chiron et Nessus, lequel est chargé en l’occurrence de conduire les deux voyageurs de l’autre côté du fleuve de sang où sont immergés pêle-mêle les tyrans de tous les siècles, tel ce vicaire impérial d’une cruauté particulière, contemporain du poète, se débattant à proximité de potentats grecs ou romains de plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ou voici Guy de Montfort qui, en 1272, à Viterbe, assassina en pleine messe le fils d’Edouard Ier d’Angleterre...

    Grâce au centaure Nessus, le poète et son guide accèdent bientôt à un gué après qu’ils ont reconnu au passage, plus ou moins immergés selon le poids de leurs péchés, Attila dit aussi « le fléau de Dieu » et divers grands malfaiteurs toscans de l’époque, tels Renier da Concreto et Renier Pazzo, « qui firent sur les chemins tant de ravages » et dont les yeux pissent le sang à jet continu, autant que leurs victimes ont suscité de pleurs…

    Dante. La Divine ComédieL'Enfer. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Edition bilingue GF poche en coffret avec Le Purgatoire et Le Paradis. 

  • Le sage fou du désert

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    Théodore Monod plaide pour l’hominisation de notre espèce. S'il a presque l'âge du siècle, le merveilleux «fou du désert» n'a rien perdu de sa fougue idéaliste.

    Savant naturaliste aux multiples curiosités, militant du pacifisme et de l'écologie - ainsi parlait-il en mars 1996.

     

    Il est certains individus dont l'expérience et le rayonnement ont de quoi rendre confiance en l'humanité, et tel est, assurément, un Théodore Monod. A 92 ans, ce scientifique de vieille souche protestante et d'immense famille oscillant entre la science et le pastorat, qui commença d'écrire gravement à 9 ans («Que la foi soit mon toit, que la bonté soit mon rez-de-chaussée»...), accomplit sa cinquième à Lausanne en 1913 («Jesuis très ému quand j'entends de la musique», écrit-il alors), édicta les 10 commandements du parfait voyageur à 12 ans, puis traversa le siècle et les guerres, les déserts de sable (toujours hyper vivants à ses yeux) et d'eau (sa passion pour les crustacés) en passant par tous les avatars d'une existence d'infatigable observateur de la Création — ce supervivant, selon l'expression de Chesterton, cumule les expériences du Muséum (où il enseigna dès 1922) et des «méharées», du botaniste ou du géologue, du patriarche familial ou du citoyen luttant contre la folie guerrière dont il prit conscience en son adolescence.

    —  Quels sont  les «défis» du siècle prochain auxquels nous devrons faire face.

    images-3.jpeg—  Rassurez-vous, je ne vais pas jouer les devins! Ce qui m'intéresse en priorité, c'est l'état actuel du monde, qu'il s'agit de considérer avec lucidité. Plutôt que de faire des prédictions oiseuses, je vais m'efforcer de retracer les grandes lignes de l'aventure humaine pour mieux éclairer l'ère nouvelle que nous vivons. Le changement de millénaire ne signifie pas grand-chose à mes yeux. Je crois en revanche qu'une nouvelle ère, l'ère atomique, a commencé le 6 août 1945, qui fait suite à l'ère chrétienne. Ce qui la caractérise est que, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, les armes sont capables d'atteindre une population dans son héritage biologique. C'est en quoi j'estime l'arme nucléaire proprement diabolique.

    —  L'homme ne tire-t-il aucun enseignement de ses expériences?

    —  Il n'y a visiblement de progrès que technique et matériel. Vous voyez bien que, depuis 2000 ans, l'homme n'a pas fait la moindre avancée du point de vue moral. Mais attention: je parle des sociétés, et non de tel ou tel individu. Le bipède se considère évidemment comme le roi de la Création, et dès la Genèse vous lisez des phrases terribles posant l'homme en «terreur des êtres vivants». Or, cette attitude risque fort de lui être fatale. La nature ne le regrettera probablement pas... 

    —  Par où commence alors ce que vous appelez l'«hominisation»?

    images-5.jpeg—   Par le respect de la vie. Notez que je ne fais pas de la nature une idylle: le respect n'est pas la soumission béate, mais il vise à la préservation d'équilibres sans lesquels on court à la catastrophe. Or la religion du profit nous menace du pire. 

    —  Comment considérez-vous, vous qui avez votre passeport de citoyen du monde, l'actuelle tendance à la mondialisation?

    —  Tout dépend de ce qu'on entend par là! Un gouvernement mondial au nom de la fraternité humaine, ou une Europe fédérée en fonction d'un projet commun, sont évidemment synonymes d'espérance. Mais tant que le dieu reste l'argent, comme nous le voyons dans le monde actuel, je crains que le pessimisme soit de mise.

    —  Qu'est-ce pour vous que la résurrection?

    —   C'est un grand mystère dont je ne puis pas dire grand chose. Je suis sûr qu'il s'est passé, alors, quelque chose. Quoi? Je n'en sais rien. Mais voyez donc: en terme d'ères, l'Histoire a basculé à ce moment- là. Je puis vous dire que la résurrection est une espérance. Bon. Mais formuler une certitude: certes non. Je ne sais pas, et je revendique d'ailleurs cet aveu d'ignorance: je crois que nous avons le droit, aussi, de nous taire. Lorsqu'il allait quitter ce bas monde, le philosophe Thoreau, contemplatif des forêts, répondit à son entourage, qui le pressait de dire quelque chose à propos de l'après: «Un monde à la fois!» » Ce dont je puis témoigner en revanche, moi le protestant libéral, c'est ce que je tiens pour essentiel: et c'est alors le Sermon sur la montagne, par opposition à ce qui me paraît accessoire, de querelles théologiques stériles en guerres justifiées par la religion. 

     

    La véritable saga que constitue la vie de Théodore Monod a été racontée par Nicole Vray dans une volumineuse biographie intitulée Monsieur Monod, Scientifique, Voyageur et Protestant, publiée chez Actes Sud.

     

  • Continent Cendrars

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    À propos de l’édition critique du bourlingueur en 15 volumes, dirigée par Claude Leroy. 

    Plus de quarante ans après la mort de Blaise Cendrars (1887- 1961), l'œuvre de celui que le grand romancier américain John Dos Passos appelait l' «Homère du Transsibérien» n'a pas cessé de rayonner, fascinant chaque nouvelle génération par la modernité de son langage et de ses mythes, l'extraordinaire variété de ses curiosités et de ses inventions, la densité épique et poétique de ses livres, ses personnages et ses paysages géographiques ou oniriques, son énergie et sa verve anti-conventions. 

     

    De fait, la première remarque qui s'impose à réception des volumes inaugurant cette collection intitulée «Tout autour d'aujourd'hui», pour reprendre une formule de Cendrars lui-même, est que cette édition critique sans précédent ne «pèse» ni par l'excessive qualité du papier (nous le disons sans dépit, préférant la vraie passion de lire à l'élitisme bibliophilique), ni non plus par un appareils cientifique trop envahissant. A l'heure où se prépare une intégrale de Ramuz qui fleure déjà le gouffre à subventions et le train blindé de gloses, on salue ici la brigade légère...

     

    cendrars2.gifUn guide avisé

    Claude Leroy, professeur à l'Université Paris X-Nanterre et très compétent explorateur du continent Cendrars, n'a rien pour sa part du cuistre pesant ou jargonnant et la solution qu'il a choisie, d'introduire chaque volume par une préface, de laisser vivre et chanter le texte et de renvoyer en queue de convoi un dossier commun de notes et notices, nous paraît satisfaisante. 

     

    L'idée de reproduire les illustrations, ou même les couvertures d'éditions originales (celle par exemple du Panama, signée Raoul Dufy en 1918), est également bienvenue, même si la mise en page ou la reproduction pourraient être parfois plus soignées. Or l'important est ici, on l'aura compris, dans le texte et sa substance, à l'approche desquels Claude Leroy fait office de guide avisé. 

     

    Par-delà les clichés

    Dès la préface du premier volume, consacré aux Poésies complètes, enrichies de 41 poèmes inédits, Claude Leroy resitue très clairement Biaise Cendrars dans  les grandes lignes de sa personnalité paradoxale, qui «échappe à la saisie en se surexposant». Lui qu'on a souvent pris pour un écrivain de l'aventure était probablement plus encore un aventurier de l'écriture, dont le projet de «disparaître» en tant que porteur d'un nom lié à une filiation (un certain Freddy Sauser, fils d'un homme d'affaires de La Chaux- de-Fonds, etc.) pour se faire porte-nom ou prête-nom poétique de l'humanité multiple, comme les anonymes bâtisseurs de cathédrales, Cendrars au nom de braises et de cendres, Protée et phénix à la fois, jamais installé et vivant la poésie autant qu'il l'écrivait. Si maints aspects de la légende de Cendrars, que lui-même forgea souvent, correspondent bel et bien à une réalité, sa prétendue mythomanie cède le pas à un projet d'écriture qui va bien au-delà de l'affabulation superficielle et se nourrit, par ailleurs, d'une existence hors du commun, loin des conforts lettreux. 

    Après avoir rappelé l'importance des années d'apprentissage de Biaise Cendrars, jeune poète bilingue qui fonda à Paris une revue franco-allemande en 1912 {Les Hommes nouveaux), fréquenta les anarchistes russes et européens tout en publiant des textes dans les revues de Berlin, Claude Leroy souligne l'importance cruciale, dans la vie du poète,de la guerre où il laissa une main. 

    «Cette blessure est à l'origine, dans sa vie comme dans son œuvre, d'un tournant dont la portée est restée longtemps énigmatique, relève Leroy. Au cours de l'été 1917, cette blessure de mort s'est renversée en blessure de vie...» 

    Cette transmutation des données existentielles en composantes poétiques, l'œuvre entier de Cendrars en témoigne à travers ses périodes successives, de l'époque des poèmes (1912-1924) à celle des romans (1925- 1929), ou de ses écrits journalistiques(1931-1940) aux chroniques assimilables à des Mémoires (1945-1949). 

    Cendrars16.jpgQu'il fasse flamber son nom une première fois avec ses mystiques Pâques ou qu'il nous entraîne dans ses grandes stances épiques du Transsibérien, qu'il brasse et brise et reconstruise le langage contemporain du «profond aujourd'hui» en poète moderne qui ne s'est jamais affilié pour autant à aucun «isme» esthétique ou politique, qu'il rêve de révolutionner l'art cinématographique, raconte sa guerre, nous emmène une fois de plus au bout du monde (par exemple à Sao Paùlo du Brésil, dans ses Feuilles de route inédites, où «seuls comptent cet appétit furieux cette confiance absolue cet optimisme cette audace ce travail ce labeur cette spéculation qui font construire dix maisons par heure de tous styles ridicules grotesques beaux grands petits nord sud égyptien yankee cubiste»), se reconnaisse foudroyé, renaisse ensuite en poète de la main gauche et nous laisse finalement en compagnie de Moravagine,de Dan Yack et de tant d'autres incarnations de son moi multiple — toujours Cendrars fait poésie de tout, dans l'orientation supérieure d'une cosmogonie poétique que le premier vers du Panama préfigure et concentre sous un rayon lustral: "Ce matin est le premier jour du monde"...

     

    Blaise Cendrars. «Tout autour d'aujourd'hui». Volume I: Poésies complètes, avec 41 poèmes inédits. Textesprésentés et annotés par Claude Leroy. Denoël, 430 pp. Volume 2: L'or, suivi deRhum et de L'argent. Textes présentés et annotés par Claude Leroy. Denoël, 356pp. Volume 3: Hollywood La Mecque du cinéma; L'ABC du cinéma et Une nuit dansla forêt. Textes présentés et annotés par Francis Vanoye. Denoël, 232 pp.

     

    (Cet article a paru dans le quotidien 24Heures, le 11 décembre 2001)