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Le dédale selon Balandier

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Comment «en finir avec le XXe siècle»? Aux tentations néfastes de l'euphorie ou du désenchantement, l'anthropologue Georges Balandier oppose, dans Le Dédale, la lucidité critique et l'urgence d'une reprise de responsabilités. Rencontre à Paris, en juillet 1994. Ce grand Monsieur vient de nous quitter...

A l'approche de la fin du siècle, les bilans vont sans doute se multiplier sur fond de turbulences millénaristes. Pour dépasser «l'obscur» des temps qui courent et s'y retrouver dans la «bousculade des mots», par-delà le deuil des grandes espérances et au seuil de nouvelles transformations, l'anthropologue Georges Balandier s'est attaché à dresser un tableau du monde contemporain, rapporté au grand mythe du Labyrinthe, de Dédale et du Minotaure. Avec une impressionnante capacité d'empathie, le spécialiste de l'Afrique et du tiers monde (il est cofondateur du terme, soit dit en passant) applique à nos sociétés le décentrage de son regard et sa clairvoyance synthétique, nourrie d'innombrables lectures citées en «para-notes» et constituant autant de pistes à suivre. 

 

Réflexion sur les empêtrements de la mémoire contemporaine et les nouveaux rapports de l'homme avec le temps et leslieux, analyse de l'emballement techniciste et des conditions d'une alliance avec la machine et les nouveaux «génies» technoscientifiques, interrogation fondamentale sur la dislocation et la recomposition de l'imaginaire et desfigures multiformes de la relation au sacré, description de la «démocratie confuse» et esquisse de possibles issues: telles sont les étapes de ce livre marquant, avec minutie et modération, quelle magistrale mise au point. 

— Qu'est-ce qui, selon vous, caractérise le XXe siècle? 

—   C'est d'abord son caractère paradoxal, qui permet deux lectures opposées. Il a charrié les totalitarismes, les camps, le mépris de l'homme, la violence fondée sur les passions les plus élémentaires; pour la première fois, l'homme y est devenu capable de se détruire collectivement. Côté sombre: la tragédie comme horizon. Mais il y a l'autre face, qu'éclaire l'ensemble des progrès de toute sorte dans la connaissance, et la formidable avancée dans la capacité du pouvoir-faire de la technique, risques compris. Car pour la première fois, aussi, l'espèce a la capacité de se transformer biologiquement, de se créer, à la fois sur les modes les pluslégitimes — je pense à la lutte contre la stérilité — et les plus inquiétants, si l'on songe à la perspective du clonage humain. » Au bilan favorable, j'ajouterai aussi le fait que toutes les sociétés sont désormais capables de communiquer entre elles, de se former mutuellement. Mais cette grande communication des hommes et des sociétés a aussi pour effet les réactions d'autodéfense de certains et leur enfermement dans des nationalismes-forteresses, ou l'exclusion de l'Autre dans le rapport entre les personnes, comme on le voit dans les grandes villes. Enfin, ce que je porterai au crédit de ce siècle, c'est la découverte que les hommes n'ont pas le commandement volontariste de l'histoire. Après les expériences négatives faites à l'enseigne des fascismes, du totalitarisme présenté comme socialisme réalisé, ou même de la planification libérale, l'homme devrait se montrer plus modeste et plus tolérant, au lieu de se laisser tenter par le désabusement lié au sentiment que plus rien n'a de sens. 

—    On a parfois l'impression que leshommes n'apprennent rien et que tout se répète. Quel est votre sentiment à ce propos?

—    On disait au XIXe siècle que l'histoire est beaucoup plus imaginative que ne le croient les hommes. Je nepense pas qu'il y ait répétition de l'histoire. Pour ma part, je cherche ce qui est inédit dans les situations contemporaines. Je pense que certainescomparaisons hâtives traduisent un défaut d'analyse. Ainsi utilise-t-on, à toutpropos, la métaphore de la tribu. Un mot qui sert à tant d'usages n'a plusaucune valeur. On a parlé de tribalisme à propos du conflit en ex-Yougoslavie.Or ce ne sont pas des tribus mais des peuples qui s'affrontent en l'occurrence,avec une histoire, des symboles, des codes et toute cette horrible expériencede la guerre en dilution, de la guerre qui peut s'insinuer partout dans leterrain social et dans le terrain culturel, en longue durée, qui représente belet bien, elle, un phénomène nouveau. De même, lorsqu'on dit que l'Afrique retourne à ses guerres tribales, cela ne signifie pas grand-chose non plus. Il y a parfois affrontement entre tribu et tribu, au sens anthropologique, mais le plus souvent il s'agit de peuples manipulés au sein de grands ensembles politiques qui ne visent que le pouvoir, lié en rien au tribalisme. Pour moi, ce n'est pas comme ça que les choses se voient. Les hommes ont toujours eu à se battre pour que leur société conserve un minimum d'unité et de cohérence, malgré classes, races ou générations dites «non communicantes». Ce à quoi on assiste aujourd'hui, c'est à une recomposition complète à partir de nouveaux éléments. Pour les Occidentaux d'Europe, on peut moquer cette recherche d'une composition nouvelle en arguant qu'elle n'est le fait que de bureaucrates et de juristes, pourtant il y a là quelque chose qui se cherche, visant une recombinaison plus large. 

—    Le néo-fascisme n'est-il pas répétition du fascisme?

—    Si on définit le fascisme par l'emprise totalitaire, avec un parti unique et une organisation de contrôle sur toute la société, on s'aperçoit que les conditions actuelles de contrôle de la société sont toutes différentes de ce qu'elles étaient dans les années1930-1940. Les moyens de contrôle sont maintenant liés aux médias, à la fois plus diffus et plus insidieux, qui limitent d'autant la coercition violente.Il en résulte un nouveau type de domination. 

— N'est-il pas déjà à l'œuvre dans les sociétés dites libérales? 

— Ce n'est que trop évident. J'ai fait la critique du «pouvoir sur scènes» — scènes médiatiques en fait. Or, dans Le Dédale, j'incite tant les politiques que les citoyens à se mettre «hors scènes», au lieu de se soumettre au «médiatiquement correct». La démocratie est en danger si elle n'est plus qu'une bataille d'images entre politiques et si elle ne tend plus qu'à flatter le désir des citoyens d'apparaître dans ce jeu d'images. C'est ce qui m'a amené à défendre une sorte d'obligation nouvelle. A la fin du siècle passé, un certain Jules Ferry a estimé que la première tâche de la République était d'obtenir une large diffusion de l'écriture, de la lecture et du calcul. A la fin de ce siècle, une obligation similaire me semble d'obtenir une nouvelle connaissance, critique,de l'image. L'image est à la fois lecture et écriture. Or il y a actuellement une sorte d'illettrisme de l'image, qui livre les gens à ses pouvoirs.

—   Pensez-vous que l'image ait aiguisé le rapport des gens avec la réalité, ou au contraire qu'elle l'a émoussé?

—    Je crois que la médiatisation de la réalité par l'image va généralement dans le sens d'une perte du sens de la réalité, qui, cependant, peut être «retournée» en gain. On nous parle de autoroutes de l'information, par lesquelles tout va circuler de façon abstraite. On nous parle du télétravail, qui sera effectué sans qu'il y ait de contact entre personnes réelles, ni lieu de travail. On commence à établir des relations de voisinage qui sont uniquement des relations virtuelles par réseaux. Mais que cela représente-t-il en termes de rapports humains et d'affectivité? Vous aurez bientôt la possibilité de faire l'amour par images virtuelles interposées. Mais pense-t-on assez à ce que cela signifie réellement? Ce qui est sûr, c'est que l'homme du XXe siècle a conquis denouveaux mondes, et qu'il lui reste à les civiliser... 

 

Georges Balandier. Le DédalePour en finir avec le XXe siècle. Ed. Fayard, 236 pages.

(Cet entretien a paru dans les pages du quotidien 24 Heures, le 5 juillet 1994)

 

 

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