UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Edmond Vullioud ou l'intelligence du coeur

    Vullioud04.jpg

    Avec son premier livre, Les amours étranges, le comédien lausannois impose un talent d'écrivain hors pair. 

    C'est une fête de tous les instants que la lecture de ce recueil de douze nouvelles dont le titre, Les Amours étranges, annonce la complète singularité. Fête des mots que ce livre dont sept nouvelles au moins sont de pures merveilles: fête de sensations et de saveurs, d'atmosphères très variées et d'intrigues à tout coup surprenantes; fête d'humour et de malice pince-sans-rire aussi, qui n'exclut ni le tragique ni le sordide; fête enfin d'une humaine comédie restituée dans une langue somptueuse, à la fois puissante et fruitée, claire et rythmée.

    Mais de quoi parlent donc ces Amours étranges ? Toutes ont pour ardent foyer le coeur humain, ses élans et ses peines, ses ombres et ses clairières. La première nouvelle, Mésalliances, évoque l'agonie d'un vieux militaire aristo de souche, veillé par sa fille Leonora qui découvre quels mensonges ses parents ont entretenus après le mariage du capitaine avec une cantatrice italienne sans particule. Mélange de dureté lucide et de tendresse ultime, l'aperçu de cette dernière bataille du vieil ivrogne fait remonter, à la mémoire de Leonora, les récits insoutenables de ses crimes de guerre en Algérie, qu'il lui serinait comme pour l'en rendre complice.

    La guerre est aussi présente dans Occupations, saisissante plongée dans l'abjection d'un jeune garçon de café "spécialisé dans les invertis", qui envoie à la mort les hommes qu'il drague et trahit pour sauver sa propre peau; et présente, également, dans Les cendres à Berlin, combinant le récit de la fuite d'un amant malheureux, après la chute du Mur, et celui des derniers jours d'un enfant-soldat pris au piège de la libération.

    Les Amours étranges, nouvelle éponyme d'une entêtante et trouble sensualité, confronte un jeune homme en mal de sexe et une (fade) jeune fille lourdement chaperonnée par ses parents raidis à l'amidon puritain, dans quelque paroisse huguenote de la Drôme. Pourtant le vrai sujet est ailleurs (comme souvent dans ces histoires à double fond...), qui implique le narcissisme érotique du jeune homme qu'asticotent trois enfants curieux de "ces choses". S'ensuit, au cimetière, un merveilleux récit fait par le visiteur aux enfants à propos des fêtes  nocturnes des défunts. Ainsi l'étrangeté multiforme des nouvelles d'Edmond Vullioud tient-elle à la magie à la fois réaliste et diffuse , voire onirique, qui les imprègne, dont le climat est en outre marqué par l'opposition de l'impassible nature et des émois  affectifs ou sexuels de leurs personnages.

    À la ville, le comédien Edmond Vullioud se présente volontiers en dandy. Or l'esprit dandy, au sens baudelairien, est omniprésent dans ce livre qu'on pourrait dire des sensibilités blessées ou des noblesses déchues. L'on y souffre avec dignité, comme l'amateur de livres de La bibliothèque de ma femme que celle-ci pousse inexorablement dehors, avec ses chers ouvrages; ou comme les amants de la redoutable institutrice, dans Résections, presque aussi impitoyable que les bourreaux de Saint Jacques l'intercis coupé en morceaux par le roi des Perses mais résistant jusqu'au trépas. De la même façon, le dandy déchu de la dernière nouvelle, Raide, reste "droit dans ses bottes", en tout cas au figuré, fût-il effondré dans son vomi d'où le relève une charitable catin lectrice de Platon. Enfin, l'une des plus belles nouvelles du recueil, Seconde manche, évoque les amours en coulisses d'un comédien débarqué à Caen pour y incarner le dernier Brummel, et une costumière de belle tournure...    

    Vullioud03.jpgL'imagination narrative, associée à un grand savoir humain, est chose plutôt rare dans l'art de la nouvelle, et notamment en Suisse romande où il faut remonter à Pierre Girard, au début du XXe siècle, ou à Jacques Mercanton, pour trouver son content. Et l'on pense, précisément, à La Sybille, de cet autre dandy lausannois, en lisant Le renard imperturbable, récit déchirant (mais sans pathos moite) d'un désarroi aboutissant à un suicide tout pareil à celui du compagnon de l'écrivain ou du poète Crisinel. En outre l'on pourrait évoquer, en amont de ces nouvelles, celles de Paul Morand ou, à certains égards plus "peuples", de Marcel Aymé, de Ronald Firbank ou de Scott Fitzgerald.

    Edmond Vullioud est à la fois conteur et poète, chroniqueur très minutieux (maniaquement documenté au mot près, à la Flaubert)  et pratiquant une langue immédiatement "en bouche", comme il sied à un comédien. Enfin son recueil est aussi lesté de vraie spiritualité (sa charge de la niaiserie "évangéliste", dans Pentecôte, reste gentiment narquoise) dans le sens de l'empathie souriante et de la bonté christique sans ostentation. D'où résulte une fête de ce qu'on appelle, justement, l'intelligence du coeur.

    Vullioud05.jpgEdmond Vullioud. Les Amours étranges. L'Âge d'Homme, 2013, 222p.                       

  • L'asile de la liberté

     Taïa03.jpg

    Sur le premier film d’Abdellah Taïa, L’Armée du salut

    L’asile de nuit de l’Armée du salut, à Genève, n’ouvre le matin qu’à sept heures : voilà ce qu’apprend le jeune Abdellah ce matin-là, après une longue errance dans les rues froides de la cité de Calvin. Mais le gardien de nuit de la salutiste auberge n’est pas le mauvais bougre : ainsi ouvre-t-il la porte au sans-domicile momentané avant de déposer, au chevet du lit où le jeune homme s’est effondré, visiblement claqué, une pomme et un yoghourt. Or c’est en ce même lieu que, peu après, se pointera un autre migrant, débarqué de Meknès, auquel Abdellah proposera de partager une orange, et qui lui chantera d’abord une chanson de leur pays,  par manière de reconnaissance fraternelle. Derniers beaux gestes humains du premier film de l’écrivain Abdallah Taïa : dernières touches sensibles d’un bel ouvrage qui en est tissé de part en part

    LTaïa02.jpg’histoire du jeune Abdellah, entre ses quinze et ses vingt-cinq ans, n’a rien de bien exceptionnel, même si son « orientation sexuelle », comme on dit aujourd’hui, est «différente », selon la même expression convenue. En son adolescence, ce garçon tiraillé entre mère et père - eux-mêmes oscillant entre sensualité et violence-, se montre excessivement attiré par son frère aîné Slimane, dont il hume les slips et reluque les pectoraux. Ledit Slimane, pour sa part, ne pense qu’à courir la gueuse loin de l’inquisition maternelle. Rejeté de tous côtés, Abdellah se réfugie auprès de divers hommes le traitant en bardache, non sans s’accrocher au cercle familial et social dont il est issu. Lorsque Slimane l’emmène en ville, avec leur frère cadet, et les abandonne pour rejoindre quelque amoureuse, Abdellah cafte auprès de la mère qui l’a chargé de surveiller son aîné. Mais c’est aussi par Slimane, lecteur de livres en français (ou traduits en notre langue, comme Le Christ recrucifié de Kazantzaki) que le garçon va apprendre, une première fois, que là pourrait se trouver, pour lui aussi, un chemin de liberté, même si lui-même pense à ce moment-là que le français n’est qu’une « langue de riches ».

    Dix ans plus tard, un nouvel Abdellah paraîtra, d‘abord en petit ami moyennement consentant d’un touriste suisse dont on apprendra plus tard qu’il est prof à l’Université de Genève et qu’il a aidé le jeune Marocain à faire des études et obtenir un visa pour la Suisse. Or, tombant par hasard, dans les locaux de l’université genevoise,  sur son ancien ami, Abdellah le repousse au dam de celui-ci, qui le traite alors de profiteur et même de « pute ». Terme aussitôt assumé par le jeune homme, sans trace de cynisme mais parce que sa liberté s’est forgée au prix d’une relation de dépendance dont le « riche » a profité autant que le « pauvre ». Alors celui-ci de préférer l’Armée du salut à une trop facile (et trop dépendante) protection, en attendant sa prochaine intégration…

    Sans pathos ni lourdeur démonstrative genre « film gay militant », L’Armée du salut, transposition du roman autobiographique éponyme d’Abdellah Taïa (Seuil, 2006) tient l’écran, si l’on peut dire, grâce aux images épurées d’Agnès Godard et à l’interprétation, au premier rang, des deux avatars d’Abdellah (Saïd Mrini et Karim Ait M’Hand), d’une égale justesse de ton et d’une qualité de présence à l’avenant.

     Focalisé sur le personnage d’Abdellah, le film de Taïa vaut aussi par l’évocation, même elliptique, du milieu familial où l’autoritarisme de la mère le dispute aux accès de violence du père, et d’un entourage masculin où les jeunes garçons servent d’exutoires aux pulsions d’hommes frustrés. Fort heureusement, c’est par l’image sobre et pure, les cadrages1, la modulation des plans et ce qu’on pourrait dire un dialogue « taiseux »  que l’écrivain a « sublimé » toute redondance littéraire.

    À relever enfin que L’Armée du salut, qui sera projeté en avant-premières mardi et mercredi prochains à Genève et Lausanne, en présence du réalisateur, a déjà été récompensé par  le Prix spécial du jury du festival Tous écrans de Genève, en 2013, et par le Grand prix du jury au festival  Premiers plans d’Angers, en 2014.

    Taïa01.jpgAvant-premières : au cinéma du Grütli de Genève, le mardi 27 mai, à 19h.30. Au CityClub de Pully-Lausanne, le 28 mai, à 20h.

    Dans les salles romandes dès le 4 juin.

     

     

     

     

     

  • Ceux qui en jettent

     Panopticon99992.jpg


    Celui qui s’est fait remarquer (et aduler par la critique littéraire établie du demi-canton)pour son premier livre reproduisant assez fidèlement les tics les plus récurrents de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard hélas décédé peu après / Celle qui a bluffé les patronnesses de la faculté des Lettres de Geneva International avec un premier récit de voyage marqué par la lecture d’un Nicolas Bouvier en plus féminin / Ceux dont les premiers écrits ont été encensés au motif que leurs autrices et auteurs portaient de jolies nattes ou de chics santiags / Celui dont tout le monde s’accorde à penser que son premier roman fut définitivement le meilleur en vertu de quoi nul n’a ouvert les suivants généralement déclarés inférieurs y compris par les spécialistes / Celle qui s’est bien amusée à lire La littérature nazie en Amérique de Roberto Bolano qui vint au monde la même année que la mort de Staline et de Dylan Thomas le poète sans guitare / Ceux qui ont écrit leurs livres à quatre mains ne les empêchant pas de s’applaudir eux-mêmes / Celui dont le premier récit est hanté par la présence du père et le second par l’absence de la mère / Celle qui aime se balader en ville avec ses Poésies complètes en un volume sous le bras / Ceux qui ont lu tout Proust en version bande dessinée / Celui qui se documente sur les mécanismes du sommeil de la mouche tsé-tsé / Celle qu’on dit aussi paresseuse que l’escargot de mer Aplysia californica / Ceux qui ont un détecteur automatique d’émotions d’arrière-plan / Celui qui régule ses émotions sociales en fonction de son plan de carrière / Celle qui affirme que le port royal de son bonobo est inné plus qu’il n’est acquis à son contact de biologiste de bonne famille genevoise / Ceux qui n’ont pas conscience des structures de dominance qu’ils ont acquises au Service des automobiles /Celui qui rappelle au groupe de réflexion transgenre que les anciens rois tahitiens n’avaient guère de descendance issue de rapports incestueux / Celle qui se dit « bête comme l’Himalaya » sans que ses mufles ne cousins ne protestent / Ceux qui achoppent à la dotation biologique de Madame Sans-Gène / Celui qui pense faire une chatterie à son amie Adeline en lui disant qu’elle a du chien / Celle qui a trébuché sur les marches de l’évolution et se retrouve pourtant docteur ès lettres de l’uni de Lausanne / Ceux qui ont fait théologie et se sont recyclés dans l’économie néolibérale de gauche / Celui qui ne dirige son orchestre olympique que d’une main / Celle qui se renseigne sur les moeurs de l’organiste / Ceux qui redoutent la curiosité prédatrice des prétendu philanthropes, etc.

  • Ceux qui ont la grâce

    Winsor01.jpg

     

    Celui qui trône dans la cabine de son train routier en sa chair obtuse mystérieusement prisée par les instances angéliques /Celle dont la prière reste crispée par la vertu et là ça coince un peu ma caille /Ceux qui savent repérer l'élégance du coeur et donc assez rarement dans les défilés de mode /     Celui qui parle tout le temps de grâce agissante et donc jamais  de quoi nous faire agir nous qui n'avons pas d'ailes pour rien / Celle qui estime d'expérience que l'essentiel du discours religieux actuel (et même inactuel) s'oppose à la diffusion gratuite  de la grâce qu'on trouve en revanche (parfois) chez les taiseux même chauves / Ceux qui ne trouvent grâce qu'auprès des braves gens qu'on dit en voie de disparition mais là je t'arrête: qui dit ça et payé par qui nom de Dieu ? /Celui qui se croit plein de grâce alors qu'il est juste un peu trop chyé par l'évêque  / Celle qui perçoit la "vraie Nabila" sous le masque de la conne / Ceux qui dissertent sur la laisse du petit chien de la dame en tant que symbole du Lien et en proposent le thème de séminaire au Professeur Doberman / Celui qui vexe les Kamer en affirmant que leur fille Adelita a la grâce d'un mandrill / Celui qui se meut dans le jacuzzi avec la lenteur du poisson-lune / Celle qui fuit les obsédés du travail / Ceux qui plaident avec aisance mais sans y croire et ça se voit ma foi / Celui qui dit à la télé que l'obsession de la reconnaissance caractérise notre époque et s'étonne le soir de ne pas en être félicité par sa compagne en train de regarder Sissi impératrice / Celle qui lance à son père que de toute façon elle ne lui doit rien mais son père de toute façon ne l'entend pas / Ceux qui sourient comme la Joconde sans se faire chier au Louvre, etc.          

     

  • Ceux qui prennent le large

    Capd'Agde.jpg

    Celui qui tire sa révérence aux nains de jardins / Celle qui s'impatientait de revoir la Grande Bleue / Ceux qui liront le dernier recueil de nouvelles de Nétonon Noël Ndjékéry en descendant la Vallée du Rhône / Celui qui chemine sans laisser de trace sur le sable / Celle qui traite son frère Rodolphe de fasciste sentimental / Ceux qui conservent un portrait de Lénine dans le chalet d’aisance de leur masure de Palavas-les-Flots / Celui qui vit trente-sept fois Les cœurs verts en 1965 quand il était placeur au cinéma de quartier Le Colisée / Celle que tous considéraient comme inaccessible du temps où elle était caissière au Colisée / Ceux qui attendent le prince charmant au bar gay Le Gay Pinson / Celui qui déménage du quartier des Bleuets pour ne plus tomber sur Marcelle la postière / Celle qui ressemble à une Audrey Hepburn mulâtre / Ceux qui sont trop beaux pour être vrais / Celui qui rentre chez lui sans se douter que ce n’est plus chez lui / Celle qui engendre un nain à tête d’oiseau / Ceux qui grignotent des amandes salées en regardant les images cryptées du film porno de Canal + / Celui qui ne supporte pas le bruit de mastication de son beau-père affalé devant le téléviseur à regarder le match à la con en grignotant des amandes salées / Celle qui aurait aimé entrer dans la police cantonale malgré sa petite taille / Ceux qui ont un flingue dans la boîte à gants de leur tire / Celui qui ne prête qu’aux pauvres / Celle qui prétend que c’est son sang espagnol qui la fait mordre ses partenaires du club de natation Les Otaries / Ceux qui ont des meubles de verre griffés et un poster de Keith Haring dans leurs chiottes / Celui qui a toujours un verre de Gueuze à portée de main / Celle qui estime qu’il faut une grande maison pour faire durer un couple / Ceux qui ne manqueraient pas un épisode de Derrick même après le décès de Tappert Horst  / Celle qui se vante d’avoir vu tous les Columbo deux ou même trois fois / Ceux qui s’exercent à mémoriser les numéros de plaques des meufs qui les dépassent sur l’autoroute et qu’ils dénonceront au cas où / Celui qui ne se laisse de toute façon pas dépasser par aucune meuf / Celle qui n’a pas son pareil (dit-elle) pour reconnaître un pédophile à la sortie des écoles / Ceux qui éternuent à l’enterrement de Plum Cake dans le petit cimetière du couvent / Celui que ses condisciples du collège Saint-Ex ont surnommé Plum Cake pour son léger embonpoint et ses taches de rousseur à l’anglaise / Celle qui trouvait à Plum Cake le plus beau regard de leur classe de catéchisme / Ceux qui ont persécuté Plum Cake à la grande époque de l’agence de voyages Nouveaux Horizons dont il était le comptable / Celui qui a recueilli les confidences de Plum Cake à la sortie des anciens de l’agence de voyages Nouveaux Horizons cette année-là à Lanzarote / Ceux qui n’ont pas compris pourquoi Plum Cake se fit moine au lendemain même de sa retraite / Celui qui demande une rançon à ses voisins friqués dont il retient le petit Fabrice dans sa cabane de jardin / Celle qui a vu son voisin Dulaurirer jouer à cache-cache avec le petit Fabrice / Ceux qui se racontent le plan rançon de ce blaireau de Dulaurier qui n’a pas supporté de voir chialer le petit Fabrice quand la nuit est tombée sur le jardin / Celui qui s’exerce au karaté devant son miroir en poussant des cris rauques que sa voisine Alberte Forat prend pour des exclamations à caractère sexuel / Celle qui rappelle à son écervelé de cousin Jef que ce sont les soldats du Vietnam qui ont lancé la coupe iroquois et pas ces nuls de punks / Ceux qui estiment que les jeunes gens à coupe iroquois sont à tenir à l’écart du club d’aviron Les Rameurs Positifs / Celui qui préfère les plages l’hiver / Celle qui croit que l’entrée maritime de ce dimanche est une manifestation de désapprobation du Très-Haut / Ceux qui passeront un moment de ce dimanche à lire Le Journal du Dimanche, etc.

    Photo JLK: Tôt l'aube,  sur les dunes de Cap d'Agde