
Notes de l'isba (25)
Tel père, autre fils. - Georges Simenon, qui avait certaine expérience en la matière, estimait que l'expérience du père ne sert en rien celle du fils. Plus précisément, l'écrivain pensait que le fils devait commettre les mêmes erreurs que le père afin de s'affirmer. En fait, ajoutait Simenon, on ne transmet rien de par sa propre volonté, mais en somme malgré soi, sans qu'on sache trop comment...
Or s'il est vrai que l'exemple du père (ou de la mère, bien évidemment) compte, la chose vaut dans les deux sens, de manière impondérable selon les individus. Lorsqu'on incriminait ainsi l'inconduite notoire de Madame Hugo devant son fils Victor, celui-ci, peu modèle de vertu par ailleurs, répondait noblement: "Ma mère, c'était ma mère". Et de même Dostoïevski aura-t-il "fait avec" un père qui fut le contraire d'un patriarche édifiant, d'ailleurs assassiné par ses serfs pour mauvais traitements. Au reste, de très bons pères ont souvent donné de très mauvais fils à leur corps défendant. Mais cela exclut-il la valeur formatrice de la filiation ? Nullement. Tout dépendant de ce qu'on entend par modèle, et comment celui-ci se trouve modulé d'une génération à l'autre...
Par delà leçons et censures. - L'excellente Jacqueline de Romilly, qui n'avait point d'enfant mais plus de sens commun que moult parents moralisants, me répondit un jour que je l'interrogeais, à propos de l'attitude qu'elle adopterait par rapport à des enfants devant la télé: surtout ne pas interdire ! Rien pour autant de platement "libéral" chez la grande helléniste, mais une incitation à "faire avec" la réalité contemporaine en exerçant l'esprit critique des enfants tout en élargissant leur champ de vision au-delà du petit écran. Ainsi l'idée, trop souvent lénifiante, que nous devons protéger les têtes blondes si pures, n'est-ce pas, de toutes les saletés cathodiques ou multimédiatiques, reste-t-elle lettre morte si nous ne les incitons pas à exercer leur jugement sans forcément les chaperonner - et qu'ils se fassent donc les dents seuls ou en bandes !
De fait en vertu de quoi, censeurs, censurez-vous ? Croyez-vous donc qu'il suffit de de proscrire ou d'interdire pour forger une personnalité ou un caractère ? Et si je vous disais, moi que j'ai bien plus appris de l'abjection vue de près, autant que de l'admiration vécue, que de tous les prônes des bien-pensants ne se frottant à rien ?
De nos doux parents . - Nos bons parents, dans les grandes largeurs, nous ont plutôt foutu la paix. C'est entendu: ils faisaient leur boulot, lui au bureau et elle a casa, nous autres au jardin ou dans la forêt, dans les rues ou sur les plages entre les heures d'école, avec pas mal de livres à la maison mais point trop, la télé plus tard mais jamais invasive non plus; enfin quoi des gens normaux, nos parents, et qui ne nous auraient pas empêchés pour autant de tourner très mal, mais leur foncière honnêteté, et l'ambiance, le climat d'affection sans démonstration, leur présence et leur soutien à tous les mauvais moments: tout ça faisait un environnement plutôt favorable sans prévenir absolument aucun assassinat - ne jurons de rien ! Notre quartier tout paisible en apparence, ainsi, a vu se dérouler maints drames feutrés comme il s'en passe un peu partout. Simenon d'ailleurs n'habitait pas loin, qui n'en a rien vu ni jamais n'en écrivit, mais la vie distille partout son roman noir et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai !

"C'est une journée radieuse, marquée d'une pierre blanche par le premier match important que nous devons jouer, Darko et moi. Ainsi, pour la première fois, avons-nous revêtu de vraies tenues de vrais joueurs et nous sentons-nous les maîtres du monde. Or voici qu'à un moment donné, une longue balle parvient à Darko, qui la pousse ensuite à toute allure dans le camp adverse tandis que je me précipite moi aussi en milieu de terrain, selon notre tactique coutumière. Et voilà qu'arrivé à ligne des seize mètres, Darko tire , du pied gauche, une superbe balle qui va droit au but; et dans le même élan, je revois mon ami, dont la figure semble agrandie dans ma mémoire, qui se tourne vers moi et lance ces deux mots chargés de tant de sentiments indicibles: "Comme papa !" Il faut préciser, alors, que le père de ce Darko, Ioza Ghiler, fut, selon Dimitri, "le plus extraordinaire ailier gauche qu'on ait eu en Europe de 1927 à 1933", formidable modèle pour un fils qui m'a rappelé, précisément, le "Formidable" du roman de Dicker.
René Girard a magistralement illustré, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, l'opposition des envies jalouses et destructrices entre deux personnages de romans ou entre deux écrivains vivants, et des rivalités qui se dépassent par la reconnaissance commune d'une valeur supérieure. Girard donne l'exemple de la rivalité négative, plombant les rapports de Don Quichotte et de Sancho, et de l'émulation fertile qui marque au contraire les relations nouées par Quichotte et le Bachelier, qui se dépassent dans leur commune admiration des romans d'Amadis de Gaule. À l'opposé, la rivalité des deux écrivains "frères ennemis", dans le (remarquable) roman de Martin Amis intitulé L'information, relève elle aussi de ce que René Girard appelle la "médiation interne", aboutissant à la rage envieuse et stérile. Tout autre étant,chez Joël Dicker, la relation de filiation liant le jeune Marcus Goldman et son initiateur Harry Quebert, qui échappe pourtant à un apprentissage unilatéral de maître à élève.
Or ce qu'il y a de tonique dans le roman de Joël Dicker, dont le protagoniste grandit par l'admiration qu'il voue lui aussi à un "héros", en la personne du grand écrivain auquel il veut absolument ressembler, tient à ce que cet élan juvénile spontané, crâne et prêt à tout pour être admiré (jusqu'à l'imposture du Formidable que son mentor réduira en miettes), donne immédiatement son impulsion au récit lui-même avec cette préoccupation continue de frapper juste (en boxe et en construction romanesque plus qu'au foot, mais "comme papa !) et de construire, avec des matériaux empruntés à de multiples "pères", un roman qui puisse casser la baraque - et qui la casse en effet au figuré et au propre, pour Marcus autant que pour Joël !
Formidable story. - Lorsque Bernard de Fallois m'a appelé, en juin dernier, pour me demander si je serais d'accord de lire le manuscrit d'un roman selon lui exceptionnel, évoquant notre découverte commune des milliers de feuillets dactylographiés hyperserrés des Humeurs de la mer d'un certain Lavr Divomlikov, alias Volkoff, trente ans plus tôt, j'ai naturellement accepté sans penser que, trois jours plus tard, nous échangerions vingt SMS avant de nous enthousiasmer téléphoniquement de concert à propos de ce roman de Joël Dicker que ma bonne amie, pas du genre à s'en laisser conter, dévora dans la foulée avec le même élan et le même enthousiasme.


Notes de l'isba (21)
"L'écrivain est un transmetteur d'échos qui ajoute son orchestration au passage", affirme encore Dantzig à la page 58 de son ouvrage où il cite La pêche à la truite en Amérique de Richard Brautigan, paru l'année de nos vingt ans, et le Journal des erreurs d'Ennio Flaiano, paru l'année des trente ans de ceux qui sont nés la même année que nous. Dans le même esprit, je pourrais à mon tout citer Miss Lonelyhearts de Nathanaël West ou encore Ernesto d'Umberto Saba, autres "petits chefs d'oeuvre entre tant et plus.
Viatiques et vibrations. - Le rastro est le fous-y-tout des sensibles, le marché aux puces des souvenirs et des velléités grisantes, le grenier à ciel ouvert de toutes les trouvailles perdues et retrouvées, le réceptacle de toutes les épiphanies saintes ou profanes. On trouve au rastro des éclats de rire ultimes de la diva aux longs cils autant que des pages débrochées de l'Encyclopédie capricieuse de tout et de rien, des fragments de livres de "fragmentistes" typiques tel Lambert Schlechter ou Guido Ceronetti, Jean-Daniel Dupuy ou Ludwig Hohl, Vassily Rozanov ou Giacomo Leopardi, et cela vaut souvent dans la foulée autant que la mention les yeux au ciel de La Commedia de Dante, pour avoir l'air cultivé dans les coquetèles.