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De la vie des gens

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Notes de l'isba (23)

Dans les bas-fonds. - On sait que Dostoïevski ne s'intéresse qu'à l'essentiel. Que jamais, comme Balzac, il ne s'attarde aux activités sociales ou professionnelles de ses personnages; que la nature n'a pas du tout la présence irradiante des romans de Tolstoï; enfin que les décors de ses romans sont jetés à grands traits, et que les descriptions "réalistes" y sont rares. Or, par contraste extrême, certaines scènes de son théâtre se chargent soudain de détails quasi "véristes", et c'est ainsi que, dans la deuxième partie des Frères Karamazov, le chapitre intitulé Hystérie à l'isba, où l'on voit Aliocha se pointer dans le logis calamiteux de l'ex-capitaine Nikolaï Sneguiriov, qui se surnomme lui-même Labibine, pour ses penchants à la fuite dans l'alcool, entouré de femmes infirmes ou mal embouchées, à quoi s'ajoute un môme criseux et maladif de neuf ans, nous confronte soudain à l'abîme des bas-fonds de la Russie sociale et spirituelle que documenteront autrement un Tchékhov ou un Gorki, sans qu'on puisse parler ici de témoignage social comparable à celui que Dostoïevski à ramené du bagne avec ses Souvenirs de la maison des morts. Bien entendu il y a, dans cette incursion en plein gâchis de misère, une intention illustrative du romancier, comme il y en a chez Zola ou chez Dickens, mais il y a autre chose aussi qui dépasse le constat "objectif" de la mouise russe pour nous entraîner dans un tourbillon où la compassion se heurte à l'orgueil teigneux des humiliés, sans une once de "pitié" bourgeoise à la Zola précisément. La bonne volonté candide d'Aliocha, immédiatement tournée en bourrique, va se trouver bousculée par un tourbillon d'observations et de sentiments contradictoires que n'importe quel individu, aujourd'hui encore, peut ressentir à l'approche des humiliés et des offensé de notre époque, quels qu'ils soient. Surtout il s'agit d'autre chose encore, qu'un Victor Hugo a exprimé dans L'homme qui rit, plus fortement que dans Les Misérables, qu'on pourrait dire la condition humaine au dernier état de la déréliction, que n'importe quel lecteur sensible peu éprouver ici dans sa chair bien plus que dans sa "conscience sociale".

Du romancier au prêcheur . - Au critique socialiste qui reprochait à Anton Tchekhov de ne pas "dénoncer" assez explicitement le mal social qu'il peignit mieux que personne dans ses récits, l'auteur de l'inoubliable Salle 6, entre tant d'autres récits du bout de la nuit russe, répondait que l'écrivain qui entreprend de décrire des voleurs de chevaux, s'il a bien fait son job, n'a pas besoin de conclure en disant qu'il est mal de voler des chevaux. Dans le même ordre d'idées, il va de soi que le Dostoïevksi qui continue de nous prendre à la gorge et au coeur, cent quarante ans après sa mort, n'est pas le réformateur social ou le prophète slavophile du Journal d'un écrivain, ni le moraliste orthodoxe sempiternel que nous retrouvons chez Soljenitsyne, mais le romancier-médium capable de nous faire ressentir le désarroi d'un petit garçon ou d'une jeune fille avec la même pénétration qu'il sonde les entrailles d'une femme éperdue d'amour ou d'un terroriste.

Genre "petit marquis". - Dans son nouveau livre pourtant excellent à beaucoup d'égards, À propos des chefs-d'oeuvre, Charles Dantzig consacre ses paragraphes les plus superficiels, injustes voire débiles, à Dostoïevski et à Céline, qu'il réduit à leurs idées, peut-être discutables pour le premier qu'il taxe de "fanatisme" religieux, et sans doute contestables pour le second qu'il réduit aux dimensions d'un antisémite aigri. Or le génie profus de ces deux écrivains, qui brasse une substance humaine absoulment irréductible à aucune idéologie, échappe totalement à l'égoïste lettré dont les sornettes font écho à celles d'un Léautaud reprochant à Dostoïevski d'avoir "inventé" ses personnages: "Dostoïevski fait pire que de haranguer, grossièreté dont on peut s'éloigner;il manipule les moyens de la fiction, l'art dans ce que le mot peut avoir de plus douteux, afin de grimer son fanatisme et de le rendre attirant. La laideur et la malhonnête et peuvent séduire". Et les petits marquis parisiens font, comme les marionnettes, leurs trois p'tits tours après leur mince pisson...

Commentaires

  • Excellent texte, Jl, sur ce pan de la littérature russe vue de l'intérieur. Car c'est bien de l'intérieur que se lit Dostoïevski, plus que Tolstoï sans doute, dont le génie est autre. Autrement plutôt.
    Je t'ai lu avec beaucoup d'intention car, venant de relire Guerre et paix je me propose maintenant, après un détour chez Charles T Powers et son unique livre - que je te conseillle, si tu ne l'as pas lu, en dépit de quelques erreurs et clichés énervants sur la Pologne sitôt après le communisme - de relire Crime et châtiment, lu il y a quelque trente ans. C'est trop.
    Merci et bien à Toi.

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