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  • Le rire jaune de Ziegler Jr

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    Dominique Ziegler tire une farce des tribulations d’Ingrid Betancourt…

    Lorsque le dramaturge algérien Kateb Yacine demanda, à Bertolt Brecht, comment il pourrait figurer la tragédie de son pays au théâtre, la réponse fut immédiate : « écrivez une comédie ! »

    Or c’est le même choix, burlesque et grinçant, entre bande dessinée « gore » et satire  carabinée, qui préside au montage accompli par Dominique Ziegler dans Patria grande, dont le sous-titre ne pourrait pas, d’ailleurs, être plus brechtien : Sainte Ungrud des abattoirs…

    La « sainte » en question relève de la caricature, qui ne manquera pas d’indigner les lecteurs des 700 pages de mémoires d’Ingrid Betancourt, parus l’an dernier sous le titre de Même le silence a une fin. Puante autant que sa mère bigote, bourgeoise narcissique aux velléités politiques dérisoires, Ungrud ne vaut pas mieux que les guérilleros vénaux qui la retiennent en otage avec sa directrice de campagne, et sa niaiserie rejaillit sur celle des bateleurs médiatiques ou politiques qui l’ont sanctifiée en France et dans le monde.

    Si la charge est énorme, c’est qu’elle est proportionnée aux horreurs de la réalité, dont l’histoire de la « Calambie » est un exemple. Affreux-jojo sardonique, Ziegler fils ne fait en somme qu’exprimer autrement sa révolte devant les faits que Ziegler père n’a cessé de dénoncer. La pièce s’ouvre ainsi sur un massacre de paysans, par les hommes de mains de grands propriétaires, qui pourrait être tiré des pages de Destruction massive.

    « Tout est vrai !», surenchérit Dominique Ziegler, en précisant qu’il a fondé sa version, polémique, sur deux livres de l’écrivain colombien Hernando Calvo Ospina, Colombie – derrière le rideau de fumée, et Pablo et ses amis. Ainsi voit-on, comme au fil d’un livre d’images (très maîtrisé du point de vue visuel et scénique, un peu plus lâche dans ses dialogues), se dessiner le jeu complexe des relations entre les multiples pouvoirs, notamment des narcos-trafiquants et des politiciens, de l’armée et des « agences » américaines ou israéliennes.  Les meilleurs moments de la pièce touchent pourtant à l’instrumentalisation médiatique du «martyre » de sainte Ungrud, avec les portraits au vitriol de tel chanteur français engagé ou de tel nouveau philosophe, entre autres récupérateurs de plus haute volée.   

    Sans tomber dans la lourdeur didactique souvent reprochée au théâtre « brechtien », la pièce touche au schéma historico-politique (avec une parenthèse sur la saga de Bolivar), mais la mise en scène et l’interprétation de Patria grande visent, plutôt que la « leçon », la démystification zizanique, et l’on rit jaune !

    ZieglerJunior.jpg Patria Grande à la Grange de Dorigny, Lausanne, du 26 au 29 janvier et à l'Usine à Gaz, Nyon, le 2 février www.dominiqueziegler.com

  • Ecrire sur du sable

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    Notes sur la blogosphère (2007)

    « La blogosphère, c’est l’infini à la portée des rats », note aimablement Alina Reyes dans Forêt profonde, son dernier roman, détournant la non moins charmante formule de Céline selon lequel « L’amour est l’infini à la portée des caniches ».
    Forêt profonde est un livre émouvant et passionnant à divers égards, dont le mélange de désarroi et de désespoir, et la force d’expression, la vitalité, l’intelligence, la poésie de sa ressaisie littéraire, composent un mélange détonant, pure émanation d’époque.
    Ce qu’Alina Reyes dit de la blogosphère, des fantasmes qu’elle suscite et des rapports (ou pseudo-rapports) qui s’y tissent, de ce que beaucoup en attendent et qui en frustre tout autant, est à la fois pénétrant et vrai à 99%, ce qui nous donne un bon espace d’1% pour continuer d’y converser tranquillement, n’est-ce pas ?
    Alina avait un amant de chair et d’osses, ils se sont perdus de vue longtemps puis se sont retrouvées sur le web et une nouvelle liaison en a découlé, qui constitue l’un de motifs de la fiction de Forêt profonde, autour de la figure plus ou moins démoniaque de Sad Tod.
    « J’ai un amour virtuel. J’ai des amis virtuels, qui peuvent être aussi des ennemis virtuels. Je vais converser chez les uns, chez les autres. Je guette les manifestations de mon amour virtuel. Je joue à vivre en ligne, je me donne l’illusion de jouir du jeu, j’en jouis. Mais une angoisse sans nom me vide chaque jour, nuit après nuit, lentement, sûrement. Je sais, au fond, que je suis en train de me transformer en simple élément du jeu, en objet virtuel que le jeu manipule lui-même.
    La blogosphère, c’est l’infini à la portée des rats. L’internaute est un visiteur potentiel de millions de blogs, dont beaucoup apparaissent ou disparaissent à chaque instant. De site en site, de lien en lien, il peut surfer sans limites, courir et gratter de ses petites pattes l’infinité des trous, passages et couloirs souterrains de la vie. Sans limites dans l’espace virtuel, sans limites dans la variété de l’offre : toutes les voix du monde semblent s’y faire entendre, alors qu’évidemment rien n’est plus faux, seuls résonnent dans ces catacombes des échos assourdis, des rires enregistrés et des bruitages de cinéma. Ni la voix de l’enfant en train de jongler avec les démons de ses rêves ou de sa boîte à jouets, ni celle de la femme en train d’accoucher, ni celle du vieil homme en train d’agoniser ne s’y entendent. Encore moins celle de l’enfant qui travaille en usine ou mendie, celle de la femme cloîtrée, celle du SDF, celle du soldat qui chie de peur dans son treillis. Ni celle des milliards d’hommes sur cette terre qui sont trop occupés à survivre ou à vivre pour s’offrir le luxe décadent d’une pseudo-vie. Et les entendrait-on sur son ordinateur ou à la télévision, on ne les entendrait toujours pas. La voix n’est pas seulement une série de sons, pas plus que la chair n’est qu’une image.
    Régulièrement j’ai la gueule de bois. L’écoulement verbal dans la blogosphère me révulse, je voudrais ne plus jamais boire ce jus d’impuissant, pauvre épanchement d’être physiquement morts, psychiquement anorexiques-obèses, semence stérile et frelatée qui ne saurait enfanter que toujours plus de monstres pour grossir les rangs des armées de la Mort, que nous appelons contre nous-mêmes."

    2d18aad82cdd6bef35c1ee43a5cae6c9.jpgAux dernières nouvelles, j’ai constaté qu’Alina Reyes avait fermé son site, après avoir fermé son blog depuis un certain temps déjà. A-t-elle eu raison ? Sans doute, en ce qui la concerne, et son livre l’illustre évidemment. Mais a-t-elle raison de réduire ceux qui pratiquent la blogosphère à des rats morts ? Je ne le crois pas. D’ailleurs les accents qui se veulent prophétiques, dans le genre catastrophiste, de Forêt profonde, sont à mes yeux la partie la plus faible du livre, et qui vieillira vite n’était-ce que par ses lourdeurs d’écriture, alors que le souffle de l’Eros, le souffle de la vie et le souffle de l’amour en traversent mainte pages superbes et qu’on relira demain.
    Alina Reyes prétend qu’il n’y a aucune place pour la vraie vie dans la blogosphère, ce qui me semble aussi discutable que de prétendre qu’il n’y a de vraie vie ni dans les mails ou les SMS. En ce qui me concerne, je vois de la stupidité partout, et des simulacres de relations, de la perversité et de la malice, autant que des surprises de bonté et de désintéressement, de curiosité bonne ou de sincère désir de frayer, dans l’espace d’1% que représente internet dans ma vie occupée à 99% par de l’encre réelle, des arbres à racines, une femme à humeurs et un chien chiant vraiment partout à sa seule guise, sans compter les enfants-soldats et les prolétaires du Kerala central. 
    Les Français eux aussi, hélas, sont souvent chiants avec leur vision binaire de la réalité, qui les fait ignorer les échappées tierces. François Cheng me le disait le jour précédant son intronisation à l’Académie, qui n’en a pas fait un cartésien crispé pour autant. Imagine-t-on un Descartes, un Sade anglais ou italien ? Nullement. Or il faut écouter les Italiens. Nul cinéma n’a si bien brocardé le cinéma que le cinéma italien, ni si bien dégommé l’imbécile télévision que Fellini, comme en s’en jouant. Et les Anglais mes aïeux : encore un peu de Chesterton sur la blogosphère et nous serons moins rats. Enfin les Suisses qui sont des composés d'Etrusques, de Celtes et de Wisigoths...
    Résumé de cette divagation du soir d’un optimiste se réjouissant de voir que l’espoir nous est encore permis à un taux d’1% : ne prenons pas la blogosphère pour une terre promise ou un paradis artificiel, ne nous camons pas à l’internet, n’écrivons pas ici comme sur du marbre ni même comme sur du papier, mais comme sur du sable…

    Alina Reyes. Forêt profonde. Editions du Rocher, 376p.

  • Sollers à Smolensk

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    De la physique des nuages, de l'homonymie, de l'amitié et de L’éclaircie, le nouveau livre de Ph.S.

    Chaque fois ou presque que je me rends à Smolensk en classe busy, ça ne manque pas : je tombe sur Sollers. La semaine dernière encore, alors que j’allais négocier l’achat d’une icône du XVIIe tardif auprès du sous-secrétaire du Métropolite Cyrille, pour le collectionneur qui me fait voyager à l’œil depuis quelques décennies, destination Smolensk ou ailleurs, voilà mon Sollers sur le tarmac avec son énorme porte-documents et son sourire matois si semblable en somme à celui de son homonyme.Charles Sollers est un type épatant dont j’aime la conversation, véritable délassement pour l’esprit et la sensibilité fine sur le long parcours de Roissy à Smolensk via Varsovie. Charles n’est pas vraiment un littéraire, jamais je ne suis arrivé à lui faire lire les quelques livres lisibles de son homonyme, mais cet ingénieur atomiste est un bon connaisseur de l’ornithologie et des opéras de Puccini, de la peinture flamande et de la physique des nuages. Nous nous étions entretenus, lors de notre première rencontre, des montagnes de cumulo-nimbus de la plaine tourangelle, qu’il me dit rêver d’escalader un jour, et c’est dès ce premier entretien qu’une connivence poétique nous porta à nous confier mutuellement nos noms : il me livra donc son Sollers, et moi mon Joyaux, ce qui nous rendit tous deux joyeux car il trouvait Joyaux un nom joyeux et moi ce nom de Sollers me faisait rire, le sachant le pseudonyme de Joyaux, mon homonyme.

    Si nous nous entendons si bien, Charles et moi, qui nous arrangeons toujours avec les hôtesses russes pour nous retrouver côte à côte (je prononce mon spassiba avec un accent parfait, et lui coule son kharacho avec la même aisance), c’est à cause de notre goût commun pour les nuages, qui nous surexcite au moment des lentes montées vers l’azur et se poursuit dans nos longues évocations verbales entrecoupées de lampées de Bloody Mary. Il y a là quelque chose de rare, qui fonde une véritable amitié, que je crois indestructible. Ce n’est pas pour autant que j’irais plus souvent à Smolensk, et jamais nous ne nous voyons ailleurs que sur ce vol, Charles et moi. C’est simplement un fait : nous sommes d’incomparables amis, qui nous entendons en matière de nuages et de déserts, d’oiseaux et de mélodies à fendre l’âme.

    Charles est plutôt Tosca, moi plutôt Bohème, mais attention : ça peut changer. En 1999, lors de notre treizième vol commun, je me suis soudain trouvé en mesure de murmurer le Vissi d’arte, vissi d’amor de Tosca avec un pathétique (je croyais alors que j’avais un mal incurable) qui poigna Charles au point qu’il entonna un Mi chiamano Mimi positivement…Les mots me manquent pour dire cette amitié, qu’on n’imaginerait pas avec l’autre Sollers, je ne sais pourquoi mais c’est comme ça: les écrivains sont les écrivains surtout ceux qui se prennent pour les meilleurs ce qui s'avère - parfois. Bref, Charles Sollers m’a d’ores et déjà prié de prendre connaissance de L’éclaircie, le dernier « roman » récemment paru de l’autre Sollers, et de le lui résumer lors d’un prochain vol. Je n’y manquerai pas. Charles a cessé de le prendre au sérieux lorsque je lui ai cité les pages de son homonyme concernant les oiseaux,  dans un « roman » antérieur, et cette fois j’essaie de l’intéresser à la jolie page  consacrée au cyprès de son jardin en enfance sur laquelle l'autre Sollers amorce le nouvel épisode de ses « journaliers » d’esthète à la coule, avant de parler de sa sœur Anne et, après la mort de celle-ci, de sa nièce impatiente de le lancer en Chine comme un produit de marketing. Or ça ne prend pas. D’abord parce que je ne suis pas convaincu du tout par la nécessité de ce « roman », ensuite du fait que les citations que j’en fais, toutes fluides et belles qu’elles soient parfois, n’ « accrochent » pas vraiment. En fait on ne « la fait » pas à Charles, il n’y a pas chez lui trace de snobisme, c’est un amateur au sens vrai de « celui qui aime », comme l’est l’autre Sollers à certains égards. Mais le côté tout de même puant de l’écrivain se flattant lui-même n’échappe pas à Charles, quand je lui lis telle ou telle page où l’Objet (Manet, les femmes de Picasso, Stendhal ou Nietzsche) s’efface devant le poseur se mirant et s’admirant lui-même avec cette morgue méprisante de celui qui s’estime au-dessus de tout…

    Le pauvre homme n’a rien compris aux Russes, me dit cette fois Charles Sollers de son homonyme, en ajoutant que  cette manière de se situer au centre du centre de tout, quitte à annexer la Chine pour se poser au milieu du Milieu, ne fera plus longtemps illusion même en France. Et tout à coup Charles Sollers me parle de la clairière selon Hölderlin, et c’est une autre éclaircie que je vois s’ouvrir dans notre simple conversation en plein ciel - deux amis qui se parlent d’un poète qu’ils reconnaissent tellement présent d’être ailleurs et partout, dans cette lumière qui n’est jamais qu’allusion à autre chose qui ne se dit pas…         

    Image: Constable

  • L’emmerdeur vital

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    Les récits autobiographiques (1971-1982) de Thomas Bernhard réunis en Quarto

    Quel plus grand bonheur, me dis-je ces jours, quelle plus allègre perspective que celle de se replonger dans la prose effrénée de Thomas Bernhard, quel plus beau rendez-vous chaque matin, pour faire pièce aux relents de désespoir de l’éveil, de se faire secouer de bonne rage tonifiante par l’énergumène ?! Voici donc 942 pages réunies en un volume de cette collection formidable qu’est décidément Quarto de Gallimard, avec onze des récits que TB disait lui-même « autobiographiques », où l’on se doute que le pacte du genre est plus ou moins tenu, à savoir L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant, Oui, L’imitateur, Les Mange-pas-cher et Le neveu de Wittgenstein, plus deux inédits (Trois jours et Marcher), plus un entretien avec André Müller, plus une première préface excellente de Jean-Marie Winkler, plus la non moins éclairante introduction de Bernard Lortholary au recueil repris de la collection Biblos, plus un dossier bio-historique complémentaire assorti de nombreuses illustrations, bref de quoi rugir de mécontentement radieux.
    Or avant toute chose il faut se jeter sur le texte initial intitulé Trois jours, lié à la préparation d’un film consacré à TB, où celui-ci lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes par lesquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, « et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».
    Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’ entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...
    Depuis Céline et Faulkner et Thomas Wolfe et Walser il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix. J’ai mis un certain temps à voir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB, son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits « autobiographique » me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…
    Thomas Bernhard. Récits 1971-1982. Gallimard Quarto, 942p.