Entretien avec Marthe Keller, invitée d'honneur des 47es Journées de Soleure. Une grande dame, toute de classe et de simplicité, enfin reconnue par les siens...
Pour le grand public du petit écran, le nom de Marthe Keller évoque aussitôt la série « culte » de La Demoiselle d’Avignon. Pour beaucoup d’amateurs de cinéma, celle qui fut l’épouse de Philippe de Broca (dont elle a un fils, le peintre Alexandre de Broca) et la partenaire de son ami Al Pacino dans l’émouvant Bobby Deerfield de Sydney Pollack, irradia aussi de sa présence Fedora de Billy Wilder et Marathon Man de John Schlesinger.
Cependant, la carrière cosmopolite de cette comédienne de théâtre et de cinéma, aussi à l’aise en allemand et en anglais qu’en français, est parfois sous-estimée dans notre pays, notamment en Suisse allemande. Plus de nonante films de télévision (où figurent deux de ses préférés, Le lien et La ruelle au clair de lune) et de cinéma, une carrière théâtrale de haut niveau et une mise en scène du Don Giovanni de Mozart qui a fait date, émaillent la trajectoire de cette artiste exemplaire. Rencontre à Soleure, où sont présentés onze de ses films.
- Qu’est-ce pour vous que la Suisse ?
- Tout. La Suisse est tout pour moi. Tout à l’heure, je suis arrivée à la gare de Soleure que je connais à peine, il pleuvait, et je me suis dit : voilà, je suis à la maison. Je suis partie toute jeune de la Suisse parce que je m’y sentais à l’étroit. Tout était trop petit pour moi. Ce n’est pas que j’avais la grosse tête, mais j’avais besoin d’indépendance et de m’affranchir. Or plus je vieillis et plus, avec la distance et l’absence, je me sens accrochée à ces racines. Si j’ai réussi un petit peu dans ma vie professionnelle, c’est grâce à la Suisse. À cause de l’amour de mes parents et de leur honnêteté. À cause de l’équilibre qu’ils m’ont aidée à préserver. Si je ne suis pas hystérique et que j’ai gardé le respect du travail bien fait sans me prendre trop au sérieux, c’est à cause d’eux et de la Suisse.
- Qu’est-ce qui vous « tient ensemble » dans vos multiples activités et forme l’unité de votre personne ?
- Ce qui est essentiel pour moi, c’est l’indépendance et la question. La question m’intéresse plus que la réponse. Les résultats ne m’intéressent pas : c’est la mort. Le trajet m'intéresse. On a besoin du public, mais je n'aime pas ce qui entoure ce métier, le côté superficiel et débile du « people ». Lorsqu’on me pose des questions « people », je me dis que la vie d’un dentiste ou d’une femme de ménage mériteraient autant d’attention que celle d’un acteur, mais bon : nous faisons un métier public et c’est le jeu. Et si le bavardage médiatique ne m’intéresse pas, ce qui m’intéresse c’est le travail. J’adore le travail, et de plus en plus souvent avec les jeunes. J’ai beaucoup aimé, ainsi, travailler avec les apprentis réalisateurs de l’ECAL, à Lausanne. J’ai tourné avec des gens extraordinaires comme Billy Wilder, Sydney Pollack ou plus récemment Clint Eastwood, avec des acteurs comme Marlon Brando, Dustin Hofman, Al Pacino, entre tant d’autres, je les admire et ils m’ont fait rêver, mais la peur de l’inconnu vient d’ailleurs et je suis plutôt groupie de tout ce que je ne connais pas : les gens qui font quelque chose de bien pour le monde, des savants, des médecins, me fascinent plus que les grands du cinéma, qui font en somme leur boulot.
- Quand avez-vous commencé de rêver au théâtre ou au cinéma ?
- Je n’ai jamais rêvé à cette carrière. J’ai rêvé d’être danseuse, mon rêve s’est brisé vers seize dix-sept ans après un accident de ski, mais je ne m’en plains pas aujourd’hui : ça fait une danseuse au chômage de moins ! J’étais trop timide pour imaginer que je ferais jamais du théâtre et du cinéma ! D’ailleurs, comédienne boursière à Munich pour trois ans, puis à Heidelberg, j’ai essuyé pas mal de refus avant de me risquer à Berlin en 1966 où j’ai enfin démarré et joué tous les classiques au théâtre avant de rallier Paris en 1968, où j’ai rencontré Philippe de Broca.
- Quels films, des onze qui sont présentés à Soleure vous sont les plus chers, et pourquoi ?
- Certains films que j’aime particulièrement, comme La ruelle au clair de lune de Molinaro, avec Michel Piccoli, ou Le lien, ne sont pas là, mais je comprends le choix du festival qui mise aussi sur les succès américains. Le Lien, téléfilm de Denis Malleval, est mon film préféré, mais j’aime bien aussi Elle court elle court la banlieue, de Gérard Pirès, qui reste très actuel et que le public de Soleure reverra. Je suis aussi contente qu’il y ait Les yeux noirs, de Mikhalkov, qui n’est pas parfait mais contient de jolies choses, ou encore Per le antiche scale de Bolognini avec Marcello Mastroianni.
- Y a-t-il des rôles, dans votre carrière de comédienne, qui vous aient particulièrement marquée ?
- Je me nourris de tout, même si c’est un petit rôle . Les grands chocs, pour moi, ont été plutôt théâtraux. C’est par exemple Jeanne d’Arc que j’ai interprétée dans quinze productions durant trente ans et que j’ai mûri. Sinon, j’ai toujours appris quelque chose.
- Cela vous gêne-t-il d’être identifiée, par beaucoup, comme la demoiselle d’Avignon ?
- Au début j’étais très heureuse. Après, comme j’ai fait tellement de choses plus dures et consistantes, ça commençait de ronronner et de m'agacer. Plus tard, j’ai revu ça à cause de mes petites-filles et je me suis dit que ça faisait en somme rêver sans vulgarité. Et puis c’était bien ficelé avec la magie du feuilleton qui vous donne envie de rester scotché. Enfin vous n’allez pas le croire mais ce matin encore, à Paris, le chauffeur de taxi m’a reconnue quarante ans après…
- Qu’avez-vous eu à cœur de transmettre à votre fils ?
- Mon fils Alexandre est ma fierté ! Ce que je constate, dans ses choix, c’est que je lui ai transis mon goût de l’indépendance et de l’honnêteté dans son travail. L’artiste Alexandre de Broca mène sa barque avec beaucoup d’intelligence et de talent. Il pratique la gentillesse et l’intégrité et se trouve toujours prêt à partir. Ses deux filles Charlotte et Joséphine, une petite violoniste et sa sœur, semblent elles aussi sur la bonne voie. Ma petite Charlotte, qui a neuf ans et à qui j’interdis de prononcer un gros mot comme « grand-mère », m’a écrit « Nina, est-ce que tu peux venir m’écouter à l’auditorium du Conservatoire du IXe avec toute ma troupe ? », devant 600 personnes. Elle a joué Bach
- et la grand-mère en a pleuré...
Avez-vous le sentiment d’avoir été reconnue en Suisse ?
- Cela a été le sujet de toute une polémique ! Pour Bâle, j’ai commencé à exister, dans les médias, avec ma Légion d’Honneur en janvier dernier. Cela m’a valu de faire la Une après des années d'inexistence, mais il ne faut pas le dire : ne l’écrivez pas ! Les Romands m’ont toujours acceptée, mais les Bâlois ont vu d’un mauvais œil que je parte à l’étranger ou en Suisse romande. Par ailleurs, la première proposition qui m’a été faite de tourner en Suisse l’a été passée la soixantaine, dans le film Fragile de Laurent Nègre, en 2005. Merveilleuse expérience d’ailleurs ! Alors que l’équipe était sans moyens, elle m’a loué une suite royale à l’Hôtel du Rhône grâce à une amitié entre hockeyeurs, et une Rolls offerte par un garagiste admirateur qui voulait juste une photo dédicacée. Nous avons beaucoup ri et restons complices : c’est ce que j’aime en Suisse, même si cette débrouillardise n’est pas « typiquement suisse ». Et puis j’ai aimé le film, sa qualité humaine, sa tendresse et les questions qu’il pose sur les relations entre deux frères et sœur confrontés à la mère atteinte d’Alzheimer. Ce mélange de bonne nature et de travail sérieux. Ensuite j’ai resserré mes liens avec le Festival de Zurich qui m’a offert la présidence du jury. Et là je me suis dit qu’il y avait en Suisse de formidables talents qu’on ignore alors même qu’on découvre des films philippins à Paris… Depuis lors, je travaille sur des scénarios, j’ai donné mes « secrets » à l’ECAL de Lausanne, où j’ai aussi rencontré Lionel Baier dont j’adore le travail personnel. Par ailleurs. Ce que fait la Fondation Rolex est extraordinaire, et c’est pour aider : pas du tout bling-bling ! Et le festival musical de Verbier, auquel j’assiste depuis le début, est aussi formidable !
- Vous avez passé à la mise en scène d’opéra avec Don Giovanni. Quelle place la musique tient-elle dans votre vie ? Et Pensez-vous remettre ça ?
- Vous êtes Italien d’origine, à prononcer Don Giovanni comme ça ?
- Non, mais j’aime l’Italie et me réclame volontiers de mon arrière-grand-père maternel, un curé piémontais qui a connu bibliquement la mère de ma grand-mère, chassée de son village du Haut-Valais alors que lui restait crânement sur sa chaire…
- Ah je vous envie, ça c’est swing ! Quant à la musique, elle m’habite depuis ma jeunesse de danseuse. Mon oreille a été éduquée quand je faisais partie du corps de ballet, jusqu’à mon accident, car nous n’entendions pas que Tchaïkovski mais aussi Britten, Prokofiev et bien d’autres. Un jour, Seizi Ozawa m’a choisie pour remplacer Meryl Streep dans Jeanne d’Arc au bûcher, de Claudel et Honegger, et c’est ainsi que je suis revenue à la musique. Plus tard, j’ai participé à des concerts-lectures au Carnegie Hall. Cependant je n'ai pas actuellement de rêve d’opéra. En revanche, je reprendrais demain le Dialogue des Carmélites si on me le demandait. Il n’y a rien qui ne soit plus loin de moi que la religion catholique au sens strict, ou la Révolution française. Mais en travaillant sur le Dialogue, j’ai découvert une correspondance de Gertrud Von Lefort avec Edith Stein, juive devenue carmélite et morte en camp de concentration. Or Gertrud von Lefort a écrit La dernière sur l’échafaud avant Poulenc et Bernanos, et rajouté en 1933 le rôle de Blanche. Je n’ai pas ajouté l’étoile jaune à ma mise en scène, mais celle-ci a été une grande expérience partagée. À mes choristes carmélites que je considérais comme autant de rôles-titres, j’ai dit que j’espérais que nous sortions de cette aventure plus riche et meilleurs. Pendant les répétitions, il y avait une vraie grâce, alors que les répétitions de Don Giovanni au Metropoliotan Opera étaient terribles, chacun craignant pour son job, etc. Bref, avec Cassandre, Jeanne d’Arc et les Dialogues, on ne quitte pas le spirituel même si je ne vais pas à l’église tous les dimanches.
- Y a-t-il un film que vous mettiez au-dessus de tous ?
- Quand passent les cigognes, de Mikhaïl Kalatozov. Sans être religieux, ce film contient tout…
- Le cap de la soixantaine est parfois redoutable dans le monde actuel, et notamment au cinéma. Comment l’avez-vous vécu ?
- Bien mieux que le cap de la quarantaine ou de la cinquantaine ! En fait, je vois les propositions affluer ces derniers temps. Comme je ne suis pas trop botoxée, les réalisateurs apprécient peut-être mon naturel…Je viens de finir le tournage d’Au galop de Louis-Do de Lencqeusaing. Je viens aussi de signer avec un grand réalisateur anglais pour le rôle principal de son prochain film – c’est génial mais encore top secret. Et un film français avec Gérard Depardieu va suivre, entre autres.
- Lira-ton un jour les mémoires de Marthe Keller, et tenez vous un journal intime comme toute jeune fille bien ?
- Ah non, quelle horreur ! On me le demande toutes les semaines, mais non ! Hier, cependant à l’ambassade suisse de Paris, j’ai lu L’Analphabète d’Agota Kristof dont vient d’être tiré un CD pour les éditions Zoé. L’une de mes dernières lectures a été Aucun d'entre nous ne reviendra de Charlotte Delbo, la douleur absolue. Et je travaille beaucoup, depuis trois ans, autour d’Anna Akhmatova, Marina Tsvetaeva et Rilke…
- Comment va votre Amérique ?
- C’est assez terrible, comme partout. Mais c’est pire en France où on fait la gueule. Les Américains, c’est évidemment l’argent et l’argent, mais ils s'accrochent avec toute leur naïveté et leur courage aussi, et puis ils font quand même la fête. Les Français font la gueule et ils aiment un peu trop les scandales. Quant à moi, je ne pourrais pas vivre à Zurich ou à Bâle, mais là je vais passer un mois à Verbier et j’y suis déjà comme chez moi…
Journées de Soleure, jusqu’au 26 janvier. Programme des films avec Marthe Keller : www.journeesdesoleure.ch