C'est l'un des plus beaux livres de ce début d'année. Un livre tout à la fois intime et ouvert sur le monde. Un livre qui creuse au plus profond la terre du langage et emporte le lecteur, dès les premières lignes, dans un tourbillon d'images, de sensations et de musique. En même temps qu'un retour vers l'enfance, perdue, puis retrouvée, L'Enfant prodigue* retrace un chemin singulier, ressuscitant les chères ombres disparues (le père, la mère, le frère, les grands-parents mythiques) pour leur rendre, au centuple, ce qu'elles lui ont donné : la joie et la curiosité, le désir d'être libre et d'écrire. L'Enfant prodigue est un livre qui va compter non seulement dans l'œuvre de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, peintre et blogueur, œuvre riche, déjà, et profondément personnelle. Mais également dans la littérature de ce pays qu'il ouvre sur le chant du monde.
— Dans la parabole biblique, l'enfant prodigue est celui qui revient vers son père après l'avoir abandonné. A cette occasion, le père organise une grande fête et se réjouit : « L'enfant que voici était mort, dit-il, et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé. » Vers quel père, vers quelle patrie, votre enfant prodigue essaie-t-il de revenir ?
— La parabole évangélique du Fils prodigue ne se borne pas, à mes yeux, à la leçon moralisante qu’on en tire, du rejeton parti en ville faire les quatre cents coups et qui revient pour se soumettre au père. Ce qui m’y touche est la joie du père à revoir son garçon, qu’on croyait perdu, et ce qui m’intéresse est la jalousie du frère, semblable à celle de Caïn. Comme ce dernier, le frère du fils prodigue ne comprend pas que son père traite mieux celui-ci que lui-même, qui a continué d’aider son paternel en toute fidélité, alors que le père discerne ce que signifie le retour du fils «perdu». Cela étant, j’entends aussi le terme de « prodigue » dans un sens plus immédiatement généreux, désignant l’enfant qui donne beaucoup après avoir reçu beaucoup. C’est comme ça que j’ai vécu nos enfances, et je parle au nom de ma génération de l’immédiat après-guerre : comme un don prodigue qui appelle naturellement une reconnaissance. Si ce livre fait retour à une « patrie », je voudrais que cela soit conçu hors de toute référence conventionnelle, familiale ou nationale. Cependant je revendique bel et bien une filiation, qui relie le narrateur à l’amont autant qu’à l’aval. L’enfant prodigue est en effet ce que nous avons été, et ce que nous serons par le don régénérateur de nos enfants.
— Ce qui est beau, dans L'Enfant prodigue, c'est que vous recomposez l'enfance à partir des premiers mots, perdus et retrouvés, qui resurgissent de votre mémoire. On pense à Michel Leiris (dans La Règle du Jeu) ou à Nathalie Sarraute (dans Enfance). Quels auteurs et quels livres vous ont marqué dans votre enfance ?
— Pour ce qu’on appelle l’enfance, disons jusqu’à dix ans: aucun auteur. Mais des tas d’histoires, et l’une d’elles qui a ressurgi dans L’Enfant prodigue, avec les personnages du petit et du grand Ivan : Londubec et Poutillon, relue récemment. L’histoire de deux garçons, d’un onirisme assez incestueux, Bouvard et Pécuchet en version érotico-angélique...
— On pense aussi à Proust en vous lisant, tant l'importance de la mémoire est grande. Tant les souvenirs de l'enfance semblent garder intactes toute leur lumière et leur musique…
— Cela vient, je crois, avec l’âge et le temps. Ce que je retiens de Proust, que je pratique à n’en plus finir, c’est que la mémoire est incessamment recréatrice et que l’écriture dévoile et enrichit ce palimpseste à force d’attention flottante plus ou moins délirante. Plus on va vers la tombe et plus le moindre détail se précise du passé recouvré. En ce sens, ce livre n’est aucunement un « album de souvenirs » mais un essai de dévoilement poétique continu.
— Votre livre est composé de sept parties : on part du jardin enchanté de l'enfance pour arriver à l'enfant à venir. Comment le texte s'est-il écrit ? Aviez-vous dès le départ cette idée que le passé rejoint l'avenir ?
— Les sept parties du livre correspondent aux heures canoniales, de la nuit à la nuit, et par les saisons et les années succesives. Plus prosaïquement, il est ponctué par chaque retour à la table, des aubes nocturnes du début, correspondant à la nuit des temps de l’enfance où se forment les premiers mots, à la lumière ultime de Pâques. Je n’ai pas suivi, cela va sans dire, un schéma si contraignant, mais je voyais bien cette « courbe » qui marque la progression du livre.
— Vous consacrez de très belles pages à la nature dans votre livre (promenades, escapades, découvertes). Quel rôle joue-t-elle encore dans votre vie ?
— À vrai dire je baigne dans la nature, qui incarne à mes yeux la divinité de l’Univers. Je ne suis pas du tout panthéiste, ni même déiste à la Rousseau, mais la nature est mon institutrice absolue : j’y puise la beauté, la bonté de ceux que j’aime, la vérité de ce qu’on peut dire d’elle , le mystère de ce qu’on ne peut pas dire, enfin tout ça. Il va de soi que les grandes villes font partie de la nature, mais je suis ataviquement plus proche du sauvage tellurique, la montagne derrière et le lac devant, comme je vous écris...
— Il me semble que L'Enfant prodigue reprend et prolonge certains thèmes que vous évoquiez déjà dans Le Pain de coucou** (1983). En particulier la figure étonnante de vos grands-parents…
— Les aïeux, comme les oncles, sont intéressants par le fait qu’ils sont mieux « sculptés », dans la lumière du temps, que les parents : on les voit mieux, ce sont déjà des sortes de fées ou de héros, ils nous foutent aussi la paix. On voit cela très bien chez Proust, en comparant « Maman », dont la présence reste paralysante, voire tyrannique, et la grand-mère qui laisse le Narrateur évoluer plus librement. Dans Le Pain de coucou, les aïeux alémaniques étaient assez bien silhouettés, me semble-t-il, mais il a fallu trente ans de plus pour que le grand-père paternel devienne à son tour ce personnage du mentor adorable dans L’Enfant prodigue.
— Un mot revient souvent dans le livre : la joie. Est-ce la joie des retrouvailles (avec l'enfance) ? La joie, comme dit la parabole, d'être vivant et de renaître (grâce au langage) ?
— Non : rien de tout ça. La joie m’est consubstantielle. Je ne vis que les retrouvailles de chaque aube. Je n’ai jamais quitté l’enfance, sauf peut-être quand j’ai cru être marxiste, entre 1966 et 1968. Là, je me suis éteint quelque temps, vampirisé par le langage du démon mesquin de l’idéologie. Mais la vie est plus forte, la poésie est plus forte, et la joie…
propos recueillis par Jean-Michel Olivier
* Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue, éditions d'Autre Part-Le Passe-Muraille, 2011.
** Jean-Louis Kuffer, Le Pain de coucou, Poche Suisse, L'Âge d'Homme, 1983.
Cet entretien a paru dans la dernière livraison de Scènes Magazine, avril 2011.