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  • Ceux qui restent poreux

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    Celui qui lit Un Véronèse, le dernier roman d’Etienne Barilier, près de la porte-fenêtre de sa villa spacieuse de chef de clinique donnant sur un jardin soigné / Celle qui a toujours pensée que le fils Barilier écrivait trop et que ça pouvait nuire à la réputation de son père pasteur / Ceux qui ont tous les livres de l’éminent auteur sous papier pergamin / Celui qui est impressionné par la compétence et le sérieux de ce putain de joueur d’échecs / Celle qui noue les cravates du Maître quand il va recevoir un prix / Ceux qui ont souffert en leur adolescence comme souffrent les personnages de Laura et de Passion et d’Un Véronèse / Celui qui s’inscrit dans la filiation droite d’un Thomas Mann auquel on souhaiterait la réplique plus cinglante d’un fils genre Klaus / Celle qui pense en musique et trouve beau ce roman qui pense en peinture / Ceux qui sentent que tel ou tel livre restera / Celui qui se revoit à Venise l’hiver de ses vingt ans sous la neige / Celle qui ne se souvient plus du titre du morceau qu’il y a dans La Mort à Venise mais qui se rappelle que c’est du Malher et qu’elle a le disque vinyl quelque part / Ceux qui sont allés le même jour voir au Kunstmuseum de Vienne le Véronèse dont parle Thomas Bernhard dans Maîtres anciens et qui se sont rencontrés là et se sont ensuite mariés et ont vieilli comme le vieux de Véronèse et sont allés se recueillir sur la tombe de TB au-dessus de laquelle gloussait un pigeon symbole de pureté dans certaines cultures / Celui qui est premier partout et que ça fait parfois se sentir un peu seul / Celle qui confie à son amie Doris qu’en fait son écrivain est moins chiant qu’il n’y paraît / Ceux qui ne s’intéressent qu’au motif dans le tapis / Celui qui se sent plutôt du parti des sans-cravates mais ne crache pas pour autant sur les réguliers / Celle qui a gardé la jupe plissée qu’elle avait en mai 68 / Ceux qu’émeuvent toujours les avancées d’un artiste / Celui qui à son quarantième livre retrouve une espèce de candeur / Celle qui sait voir la vraie noblesse là où elle se trouve / Ceux qui savent pourquoi Thomas Bernhard et Cézanne regardaient Véronèse avec tant d’attention, etc.

    Image: Jeune homme entre le vice et la vertu, de Véronèse.

  • Ceux qui révisent leur jugement

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    Celui qui pense que l’écrivain a bonifié grâce à son chien / Celle que la bonté diffuse irradiant La Carte et le territoire (en librairie le 8 septembre) a immédiatement scotchée / Ceux qui ont toujours craché sur M.H, sans ouvrir aucun de ses livres / Celui qui estime qu’aucun romancier français actuel ne voit la société avec plus de juste aplomb que l’amer Michel / Celle qui objecte que l’amer Michel l’est de moins en moins / Ceux qui n’aiment rien tant qu’être surpris par un écrivain qui les a parfois déçus pour parler gentiment / Celui qui prend ces notes à la terrasse ensoleillée du Café Les Trois Rois de Fribourg surplombant les eaux vert olive de la Sarine / Celle qui voit en Houellebecq un poète de la réalité dure adoucie par son regard / Ceux qui décident d’être artistes « pour avoir l’monde à refaire / se la jouer anarchistes / et vivre en millionnaires » / Celle qui éclate en sanglots en constatant que Damien Hirst l’a pas reconnue au cocktail d’Amanda Lear / Ceux qui invitent Jeff Koons à leur partouze pour leur Action de Body Art recyclée en sérigraphies par la Banque de Crédit Genevois / Celui qui expose les brouillons volés à Houellebecq par sa voisine irlandaise / Celle qui se propulse attachée de presse de l’artiste conceptuel Jed Martinson en jouant sur l’influence de son père enrichi dans le pétrole russe / Ceux qui travaillent « dans l’humain» sans renier leur parti pris minimaliste / Celui qui ne lit plus les journaux depuis qu’il y collabore / Celle qui a gardé quelques « supports fétiches » dans les médias / Ceux que les guêpes et les cloches endiablées du couvent voisin énervent à la terrasse des Trois Rois où ils savourent un poulet au panier en se racontant le dernier Houellebecq / Celui qui constate à l’observation de son oncle Palamède que la sécrétion de testostérone diminue décidément avec l’âge alors que l’élévation de la masse graisseuse peut s’accentuer malgré la diète / Celle qui se dit spirituellement plus proche de Michel Drucker que de Jean-Pierre Pernaut / Ceux qui ne se sont pas reconnus au cocktail d’Amanda Lear mais se sont promis de se rappeler de toute façon / Celui qui se dit un guerrier en matière de rendement / Celle qui n’a pas levé un Winner pour le laisser douter de son art / Ceux qui s’exclament « Yes we can » en se targuant de leur potentiel win-win, etc.

    Notes prises en lisant le nouveau roman de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, en librairie le 8 septembre.

  • Ceux qui sont à cran

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    Celui qui ne supporte plus les silences de sa conjointe au caractère trempé en dépit de son prénom de Solange / Celle qui rappelle toujours à Victor qu'elle lave ses caleçons malgré sa qualité de membre du Rotary / Celui qui remet sa décision de tout à l'heure à plus tard / Celle qui ne peut trancher sans se couper / Ceux qui ne décideront qu'après avoir consulté la base / Celui qui prend le temps de vous prendre le vôtre / Celle qui est jalouse de ton temps perdu à lire Proust et autres auteurs obsolètes selon ses codes de battante qui attend le prochain Marc Levy / Ceux qui ramènent tout à du déjà-vu / Celui qui reste vacher à la tâche / Celle qui en pince pour le bouèbe / Ceux qui ne craignent pas de se montrer pédants en précisant que le terme patoisant de « bouèbe » vient du mot allemand Bube, le garçon, et qu'il désigne l'aide d'alpage que les armaillis charrient plus souvent qu'à leur tour en rêvant plus ou moins de le peloter après deux ou trois verres de kirsch mais charrette on est des hommes nous faut pas croire / Celui qui se fait tatouer un Edelweiss sur l'épaule / Celle qui se fait surprendre à cueillir des orchis vanillés par un membre de l'Eglise des derniers jours / Ceux qui raffolent des paysages de Kokoschka qui rendent la nature alpine moins alpestre, etc.

    Image : Le Cervin, vu par Oskar Kokoschka

  • Un amour de rapt

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    Anne-Sylvie Sprenger publie son roman le plus abouti avec La veuve du Christ

    Anne-Sylvie Sprenger vivait la double expérience de l'attente d'un enfant et de la perte d'un ami (Jacques Chessex) lorsqu'elle écrivait son troisième livre. Comme Vorace et Sale fille, La veuve du Christ confronte les pulsions du sexe et les interdits de la morale puritaine en terre calviniste. Or, maîtrisant une situation « limite », la romancière lausannoise donne ici son meilleur livre.
    - Quel est le point de départ du livre. On pense évidemment au sort de la jeune Autrichienne Natascha Kampusch, mais en quoi cet acte de séquestration vous parlait-il particulièrement ?
    - Ce livre poursuit en quelque sorte le questionnement de Sale fille, où je tentais de comprendre les liens ô combien complexes et perturbants qui unissent une enfant abusée à son parent abuseur. Si je me suis ici inspirée de l'histoire de Natascha Kampusch, c'est parce qu'elle était pour moi la plus emblématique de ce fameux «syndrome de Stockholm», qui veut que la victime, pour supporter l'intolérable, commence à nourrir des liens affectifs pour son bourreau. Imaginez qu'ils allaient skier ensemble! C'est ce mécanisme de défense, de survie, qui m'a interpellée. Cette façon de transcender l'horreur par l'illusion de l'amour. N'est-ce pas d'ailleurs ce que fait l'écrivain quand il sublime les enfers par l'illusion esthétique?
    - Quel mobile anime votre bourreau ?
    - Comme c'est souvent le cas pour les pédophiles ou ceux que les médias appellent des «monstres», Victor est un faible. Un homme meurtri, inadapté aux rapports sociaux et enlisé dans ses peurs. Une relation avec un enfant lui apparaît alors comme le seul lien affectif possible, tant il craint les autres adultes. Or je ne voulais pas faire de Victor un monstre : je voulais voir ce qu'il pouvait y avoir d'humain chez un tel personnage. J'y ai trouvé une grande solitude, un grand besoin d'amour, mais aussi, paradoxalement, un grand désir de pureté. Victor ne cherchait pas à assouvir ses besoins sexuels. Sa solitude va bien au-delà.
    - Qu'en est-il plus précisément de son obsession de la pureté?
    - J'avais envie de confronter, dans ce roman, deux visions du christianisme. Il y a la vision déprimée de Victor, figée sur l'image du Golgotha, coupable et terrifiée. Et puis il y a la vision de Lena, qui entrevoit la Résurrection, et qui a donc accès au rachat. Loin des dogmes, Lena voit plus clair. Elle ressent cette présence et cet amour divin auquel elle s'abandonne. Elle peut alors affirmer, en toute simplicité: «Dieu nous aime, Victor, Dieu nous aime.» Mais Victor ne se sent jamais digne de cet amour.
    - L'amour de Lena vous semble-t-il réellement crédible ?
    - Je suis convaincue, au plus profond de moi, et ce de façon totalement instinctive, qu'une telle histoire d'amour est possible. Je crois plus que tout à la rencontre de deux solitudes, et les bribes de récit qu'a confiés Natascha Kampusch à sa sortie n'ont fait que me conforter dans cette conviction.
    - Par le corps, le sexe puis l'amour, le roman va vers l'acceptation de la chair porteuse de vie. Mais pourquoi « suicidez »-vous Victor ?
    - Parce que Victor est un lâche. Il n'a pas la force de vivre ce destin trop grand pour lui que lui propose Lena: s'enfuir ensemble et commencer une vie normale ailleurs. J'avais envie, dans cette histoire, de montrer la force d'une victime. Lena a repris le dessus sur sa vie, elle a accepté son destin d'enfant kidnappée, mais elle ne veut pas en rester là. Elle exige de Victor qu'il ait le courage d'assumer leur amour en le vivant pleinement. Hélas Victor n'en a pas la force, empêtré qu'il est dans ses propres obsessions coupables. Et plus Lena se révèle outrageusement forte, pleine de ce mystérieux instinct de survie, plus Victor est confronté à ses faiblesses et son incapacité à vivre normalement. D'où le suicide.
    - Vous dites tenir particulièrement à ce roman. Pourquoi cela ?

    - Ce roman contient quelque chose d'intime : un déchirement total dans lequel la vie m'a jetée l'année passée: j'ai écrit ce roman enceinte et en deuil. Et j'ai l'impression d'y avoir mis toute ma joie d'être mère et toute ma peine d'avoir perdu un des êtres les plus chers de ma vie. Peut-être est-ce illusoire, mais je pense que ces émotions résonnent dans ce roman. Comble d'ironie, ce livre est aussi la promesse faite à l'ami décédé. Je me devais de l'écrire.
    - Qu'en est-il de son écriture ? Vous y exprimez souvent beaucoup en peu de mots, avec des ellipses assez nouvelles chez vous. Cela résulte-t-il d'un travail particulier ?
    - J'ai plutôt l'impression d'avoir accepté ma voix. Cette écriture, c'est ma voix intime, celle qui me vient spontanément, celle avec laquelle je vis le monde. Au départ, je ne lui faisais pas confiance. Je pensais qu'il fallait écrire autrement, mieux, plus beau. Avec Sale fille, où je me suis risquée un peu plus à cette musique intime, j'ai compris que je pouvais faire confiance à cette voix venue de si loin en moi.
    - Les thèmes et le climat, physique et moral, des livres de Jacques Chessex sont très présents dans ce livre. Y a-t-il là une sorte d'hommage explicite de votre part ?
    - Depuis mon premier roman, les lecteurs et professionnels ont vu une parenté entre mon univers et celui de Jacques Chessex - alors que je n'avais alors jamais lu ses livres! Effectivement, après découverte de son œuvre, la parenté me semble aussi évidente. Elle n'est pas voulue, elle est juste là, comme lorsque deux amis se retrouvent l'un à travers l'autre. Cela ne se fabrique pas et ne s'explique pas. Quant à l'hommage, il est dans cette promesse, dont je vous parlais un peu plus tôt...


    Un pur amour
    C'est une histoire assez atroce que raconte Anne-Sylvie Sprenger dans La veuve du Christ dont il se dégage pourtant une tendresse proportionnée à l'horreur subie par la protagoniste: non tant d'avoir été séquestrée de sa huitième à sa dix-huitième année par une espèce d'homme-enfant, plus égaré que méchant, que de s'être retrouvée en butte à la normalisation, livrée aux psychiatres, aux médias et à ses parents, qui se sont empressés de lui arracher l'enfant de son inadmissible bonheur. Du moins Lena trouvera-t-elle un dernier refuge auprès des «fiancées» du Christ d'un couvent, accomplissant son pur amour.
    Comme dans ses deux premiers romans, et proche en cela de Jacques Chessex, Anne-Sylvie Spremger sonde les zones les plus délicates, parfois les plus scabreuses, où la sensualité se trouve en butte aux interdits moraux ou religieux. Séquestrée par un névrosé que les femmes terrorisent (sa propre mère incarnant la femme castratrice, qui a probablement poussé le père au suicide), la jeune Lena découvre le plaisir – alors que Victor espérait la garder pure –, puis l'amour auquel il finit par accéder lui aussi, avant de fuir dans le suicide. Elliptique, poétique et remarquablement musical, ce roman en impose, par une sorte d'invraisemblable vraisemblance.

    Anne-Sylvie Sprenger. La veuve du Christ. Fayard, 152p.