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  • Le temps de Charles-Albert Cingria

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    Il est peu d’écrivains contemporains qui semblent plus étrangers que Charles-Albert Cingria aux tumultes de ce qu’on appelle l’actualité, et qui nous propulsent à la fois, avec autant d’énergie, au cœur même du présent. Cingria aura traversé la moitié de notre siècle ponctué de révolutions locales et de guerres mondiales sans que ses écrits n’en conservent de traces significatives, et pourtant on se tromperait en affirmant qu’il a ignoré son époque. Ce n’est pas qu’il se voile la face ou qu’il prône le dégagement. Simplement il vit à un autre étage. Ce n’est pas qu’il soit coupé de la réalité. Au contraire il l’investit avec une intensité particulière, mais d’une manière qui lui est propre. Ce n’est pas qu’il fuie la terre des hommes. C’est qu’il l’arpente et l’habite à sa façon. Son temps n’est pas celui des grands événements et des grandes questions du jour dont, relevait Jean Paulhan, il se « foutait complètement ». Son temps n’est pas celui des horloges pointeuses, et pourtant la firme Cingria ne chôme pas : c’est l’officine d’un scribe peut-être irrespectueux des horaires mais qui alimentera tout de même quelque quatre mille cinq cents pages imprimées. Son temps n’est pas celui des modes littéraires, ni des écoles ou des mouvements. Cingria ne s’inscrit guère dans l’esprit du temps au sens d’une conformité suivie ou subie, mais cela ne l’empêche pas d’être de son temps. Ainsi va-t-il fréquenter les écrivains et les artistes de son époque, tant en Suisse romande qu’à Paris. Ses portraits et jugements, qu’on aurait tort de ne borner qu’à leur plaisant cocasse, témoignent d’ailleurs d’une acuité de perception et d’une qualité d’évocation sans pareille. Les pages qu’il consacre à Ramuz ou à Léautaud, à Modigliani ou à Stravinski nous paraissent aujourd’hui encore d’une cinglante pertinence alors que tant de gloses à prétentions avant-gardistes ont perdu toute saveur de surprise et tout éclat. Certes l’humeur, à base de susceptibilité froissée ou de prévention plus sérieuse, gauchit-elle nombre des opinions qu’il formule sur ses contemporains. On n’ira pas chercher dans son œuvre un tableau bien objectif des productions artistiques ou littéraires du moment. Plus que quiconque Charles-Albert est personnel dans la ferveur de ses adhésions autant que dans la véhémence de ses fulminations. Du moins ses goûts rompent-ils avec tout souci de se montrer à la page.

    « Nous ne nous occupons pas de l’âge (pas de l’actualité) : nous ne nous occupons que des qualités, lesquelles sont comparables quel que soit leur âge. Une chose d’un temps vaut mieux que celle d’un autre. Nous aimons cette chose. C’est ainsi que, bien que le cubisme ou le surréalisme soient actuels (en réalité ils ne le sont plus, mais ils prétendent à l’être), nous ne faisons aucune difficulté de nous charger du grief de « passéisme » (d’abord qu’est-ce que c’est que ce mot ?) en détestant cette stupidité pour être ce qu’il nous plaît d’être, d’antique ou de moderne ou de n’importe quel temps. »

    Il y a un provincialisme dans le temps, disait à peu près T.S. Eliot, come il y en a un des lieux. Or Cingria ne se cantonne pas plus dans la considération d’une modernité fabriquée, que dans l’idée provinciale au possible qu’il n’y aurait que Paris pour donner le ton ou que paris pour le corrompre.

    « L’art appelé moderne (constructivisme, abstractionnisme, idéisme et mille incommensurables stupidités de ce genre) n’est pas un art naturellement moderne, mais un art voulu moderne. Voulu en dépit de cause, car il ne l’est pas ; voulu avec des éléments imaginaires, mais, surtout – il faut dire cela, car c’est vrai -, sans émotion réelle de la vraie vie, sans spiritualité ou matérialité, ni pour les sens, ni sous l’impulsion d’une passion quelconque. Ce n’est alors qu’une fabrication cérébrale ».

    Si le présent n’est pas une valeur ensoi pour Cingria, il y a pourtant une actualité proprement cingriesque, et qui est celle en somme de sa langue, donc de son être manifesté. Il y a ce travail que le poète accomplit sur le tout-venant des jours. Il y a la rue, il y a les gens, il y a les livres, il y a les routes dont le ruban se déroule souplement sous le caoutchouc boucané de sa bicyclette et le conduit à travers champs et forêts, il y a le monde, il y a les saisons que ponctuent le vin nouveau et les feuilles mortes. Charles-Albert n’est pas claquemuré dans sa tour de papier, il fait son miel de cette poussière dorées des jours ouvriers tout se réjouissant, « demain, parce que c’est dimanche ».

    medium_Cingria7.JPGL’écriture de Cingria ne voudrait rien devoir à l’exécré « moderne voulu moderne », et cependant il y a une modernité de Cingria qui nous saute aux yeux et qui le fait novateur de la langue autant sinon plus qu’André Breton ou que Max Jacob ou que Jean Cocteau. Au premier regard, l’on a peine à croire que Charles-Albert Cingria soit le contemporain de Jean-Paul Sartre, et pourtant s’il n’est pas vraiment représentatif, comme on dit, de ce même siècle où a été formulée la théorie de la relativité et où ont été appliqués les préceptes de l’amour libre, Cingria ne nous touche pas moins par sa façon de faire vibrer ce que Cendrars appelait le profond Aujourd’hui, avec une sorte de juvénile classicisme.
    On a souvent parlé du baroquisme de Cingria, mais pas assez sans doute de son classicisme, ou disons plus précisément de la latinité, de la base d’airain de sa propre langue qui font de lui le contemporain simultané de Claudel et d’Apulée. Sa phrase jaillie, tendue, toute souple, cinglante, même sauvage, a conservé quelque chose de sainement archaïque qui n’exclut pas tous les contours et les ornements, les dorures et les arabesques. Il y a là un mélange de force tellurique et de grâce civilisée très rare.
    Cependant, préludant même à l’acte d’écrire il y a d’abord ce marmonnement qu’on pourrait dira la basse continue et la base de toutes les improvisations de cette voix aussitôt reconnaissable – et voilà le miracle.
    Il faut alors citer la phrase du Canal exutoire où Charles-Albert salue l’apparition dans une brasserie de cet individu apparemment semblable à tout un chacun et que sa qualité d’être identifie à celui que les Chinois appellent l’homme-humain :

    « Il suffit qu’il y ait quelqu’un. »

    Et ce quelqu’un n’est pas tomé là par hasard mais a surgi dans un ange du temps vivant où il est donné à l’être – « c’est un temps u deux de stupeur insondable dans la vie » – de reconnaître sa nature.
    Ainsi s’éclaire la double ubiquité de Cingria dans le temps et dans les lieux, qui est une disposition à l’unité bien plus qu’on ne le pense, une vocation poétique à sensibiliser tous les points de la circonférence à partir d’un seul moyeu. Bien moins errant qu’on le croirait au vu de ses incessantes déambulations, Charles-Albert, dans son vagabondage, était « le moins vagabond des hommes », affirmait justement Jean Starobinski, parce qu’il « allait à la rencontre de l’ancien, du permanent ».

    Charles-Albert Cingria s’extasiait à la seule idée qu’il pût y avoir quelqu’un au lieu qu’il n’y ait personne. Cela lui semblait une grâce qu’il pût y avoir un monde au lieu de rien du tout. Il y avait à ses yeux, dans le seul surgissement de l’Univers et de la vie et de ses bonnes choses, un tel miracle que tout phénomène à nos yeux ahurissant, tel que la lévitation d’un bonze sur quelque haut plateau de l’Inde ou que le pas solennel de Notre Seigneur sur les eaux d’un lac, lui paraissait à peine plus surprenant que le fait de pouvoir bouger un orteil et d’abord que cet orteil eût apparu dans le chaos des virtualités gazeuses.
    Le monde selon Cingria relève aussi bien de l’apparition, et cela se voit jusque dans les motifs et les métaphores et les formes et les mouvements les plus organiques de sa langue. Le monde selon Charles-Albert est un monde révélé – et nous l’entendons au sens exact d’un dévoilement suivi d’un repli des choses inanimées et animées dans leur secret et leur obscurité. On parle volontiers du caractère jubilatoire de cette prose aux amorces fusées et aux rebonds allègres, mais cette alacrité joyeuse ne se réduit pas à une euphorie de surface ou à une extase passive, à une banale délectation esthétique ou sensuelle. L’économie de cette écriture n’est pas d’ailleurs de consommation mais de consumation. Les lieux de Cingria ne sont point d’évasion mais au contraire d’invasion et de tous les instants. L’être qui se reconnaît marque l’affirmation d’une présence et cette présence est aussitôt livrée à un jeu de relations à travers le temps et les lieux qu’il incombe au poète d’éclairer et de nommer et de définir avec cette surexactitude et ce « sens d’illumination continuelle » que Charles-Albert disait sa « façon de procéder dans la mise au net de n’importe quel problème ».
    Les évocations et les définitions de Cingria ont-elles-mêmes la première vertu de faire apparaître les choses ou les êtres avec fulgurance. Voici ces lieux que sa parole magique dégage soudain de leur insignifiance présumée et par exemple ces abords de tas de sable et de hangars et de rails ne menant nulle part qu’il voit du côté du port d’Ouchy où nul villégiateur passant à Lausanne n’aurait l’idée de s’égarer et qui diffusent pourtant cette beauté secrète qui est celle-là même de la terre :

    « Il y a une prairie avec des bambous. L’herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d’enfants. Des merles, à l’encre, y dessinent leur opulence bombée ».

    Ou voici paraître Modigliani : « Ses entrées étaient très hautes, courtoises, taciturnes. Il évoluait dramatiquement avec les dames ».

    Voici Paris comme à tout instant l’inattendu s’y révèle :

    « Paris est une ville où on voit tout d’un coup des choses comme ça : un papillon qui sort du cerveau d’une statue, puis s’élève d’un lourd vol vaseux, puis plane. L’or est tiède sur les façades. Mille têtes, en bas. Il traverse la place. Les gens croient que c’est un bout de papier ou bien ils ne voient pas. Et puis le vent le roule au Nord-Est grassement sur les toitures. Peut-être qu’il ne mourra pas. Il y a de l’herbe tendre, de belles meules éternelles, pas si loin de Paris ».

    « L’or est tiède sur les façades », « le bitume est exquis », « l’herbe est divinement tendre » Autant de formules qui signifient à n’en plus finir dans quel ordre de l’éloge et de la célébration s’inscrivent l’évocation et la définition selon ce contemplatif aimant. « Observer c’est aimer », remarque-t-il au passage, et tout aussitôt lui prend l’élan de le communiquer. Il est là. Il observe. Il marmonne. Il rend grâce. Il absorbe. Il mastique. Et bientôt il lui faut noter. Ses premières cartes postales témoignent de cet émerveillement qui fonde en somme son attitude devant le monde, et cela depuis toujours à ce qu’il semble. Il n’a pas vingt ans lorsque, de Rome, il écrit à son compère Adrien Bovy qu’«on ne doit pas avoir du noir (…) », contre lequel il affirme qu’«il n’y a que le travail, ou l’espérance de beaux Voyages ». Et c’est juste quelques jours après avoir fait à sa tante Edmée Stryjenska cette annonce merveilleuse :

    « Je partirai quand il n’y aura plus de raisin ».

    medium_Cingria8.JPGEnfant déjà nous le voyons, sur les photographies de l’album familial, en petit pacha qu’il incarnera toujours d’une certaine façon. Il est à Bône comme chez lui et comme à Grenade, comme à Sienne ou à Fribourg, comme à la rue Bonaparte ou au bord de la Maggia, et très vite il apparaît à ses amis sédentaires en personnage de légende. Que nous soyons en 1902 ou en 1952 se voit à peine dans ce qu’il écrit. C’est presque toujours le même ton, la même découpe de la phrase, la même inaltérable luisance de médaille. Tout adolescent encore il lui vient parfois des les considérations d’un vieux sage, et jusqu’à la fin il conservera quelque chose de la candeur d’un gamin de sept ans. A une demoiselle de Genève qui s’inquiète d’établir la fiche signalétique de Charles-Albert, celui-ci répond en ces termes dont la fantaisie n’exclut pas la vérité profonde : « Mon âge : douze ans et demi et trente-six mille ans. Mes origines : le paradis terrestre ».

    Est-ce à dire que le monde ne lui ait jamais pesé ? Le prétendre ne serait pas voir l’extraordinaire énergie qu’il a déployée afin de transmuter les mille misères de sa vie d’homme seul et démuni qui si rarement se plaint ou s’apitoie sur son sort. Nombre de gens assis n’ont vu chez lui qu’un personnage et certes peu commun, mais dont les frasques, les esclandres ou les simples bizarreries de la tournure éclipsaient la réelle qualité. On peut imaginer la solitude sans doute ressentie par l’individu au fil d’une vie où nulle autre liaison autre qu’amicale n’est repérable. On sait les difficultés matérielles constantes et lancinantes qu’il s’est imposées par souci de préserver sa liberté d’artiste. On se rappelle que le caractère de Cingria n’était pas toujours accommodant et que ses dehors enjoués dissimulaient un être à vif. « Sa nature complexe fuyait lorsqu’on cherchait chez lui le dialogue, écrivait le peintre René Auberjonois. Seul le monologue lui était séant ». Dans le monde parisien, les gens cravatés regardaient avec dédain ce pitre drôlement alluré. Dans son Journal, Drieu La Rochelle le classe au nombre des « médiocres délirants » de la Nouvelle Revue Française, et l’on sait que d’autres dents grinçaient à la lecture de son Air du mois. Sans doute Charles-Albert a-t-il vécu mille humiliations cuisantes, qui nous font paraître d’autant plus admirables la fraîcheur lustrale de tant de ses proses et sa formidable aptitude à tout transfigurer dans l’élan du plus haut lyrisme.
    Au demeurant, comme il échappe au temps des horloges, celui en qui les philistins ne voyaient qu’un pauvre bougre bravait les contingences et de façon si impérieuse qu’elle exclut toute commisération. On se rappelle à ce propos l’ombrageuse et poignante invective du petit Labyrinthe harmonique :

    « Me faisant aimable alors que je suis tueur, me faisant pittoresque alors que je suis roi ».

    En un temps de lamento collectif, de ressentiment latent et de déprime patente, Charles-Albert incarne ce pauvre radieux trônant en caleçon de coton dans les opulentes crinières d’herbe riveraine d’un fleuve qu’il vient de remonter de sa puissante brasse et qui nous lance :

    « Etonnez-vous donc de ce soleil avant d’en réclamer un autre, mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps ».

    Charles-Albert ferait-il un bon sujet d’étude psychanalytique ? C’est possible mais incertain. Et d’ailleurs nous n’en avons cure. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que le personnage dissimule mais ce qu’il montre au contraire, ou plutôt comment il enlumine la partition du monde et devient lui-même légende. Nulle place n’est faite en tout cas, dans son œuvre, à la psychologie, et c’est un phénomène sans doute et qui l’éloigne plus encore de l’esprit du temps.
    Il est piquant de constater qu’à un siècle d’intervalle, et parti de la même ville, Charles-Albert adopte la démarche la plus diamétralement opposée à celle d’Amiel, rompant tout piétinement introspectif par l’échappée et la sublimation. Si la langue d’Amiel évoque un forage et certes bien moins stérile qu’on en le prétend à l’ordinaire, c’est au jaillissement, à la montée inspirée, à l’improvisation lyrique qu’est soumise l’écriture de Cingria dont son ami Jean-Marie Dunoyer relevait qu’avant de l’écrire le poète la parlait comme un jazz verbal incessamment exercé. Jour après jour, Amiel nous paraît incarner par excellence l’homme pris au piège du temps, s’acharnant vainement à en conjurer ou à en corriger les arrêts – et c’est une lancinante et douloureuse musique qui émane de ses cahiers de vieil écolier. De même une mélancolie sans fond enveloppe-t-elle la Recherche proustienne, où le temps lui-même devient musique.
    Quant au rapport entretenu par Charles-Albert Cingria avec le temps, il nous semble absolument unique dans la littérature contemporaine. Le temps de Cingria est simultanément celui de l’émotion foudroyante de l’instant et des lentes remontées au fil de l’Histoire. Il y ale temps du voyage et c’est à chaque fois un voyage dans le temps. Il y a le temps du sens et le temps du chant. Enfin et surtout le temps de Charles-Albert est celui de sa langue. Or une langue, il le dit et le répète, ne saurait se borner à sa fonction utilitaire ou à son prestige esthétique, mais signifie à la fois le mystère et la musique de l’être.

    « C’est splendide, à vrai dire, d’entendre vibrer comme vire un bocal dangereusement significatif cet instrument étourdissant qu’est un être ».

    Le temps de Charles-Albert est celui d’un enlumineur. Mais il y a bien plus qu’un rôle décoratif dans la vocation de celui-ci, bien plus qu’une simple effusion ou qu’un goût cocasse dans le bonheur cingriesque, bien plus que de la fantaisie ou que de ce plaisant farfelu qu’on salue d’un air amusé : toute une formidable énergie de ressaisissement poétique qui fuse du tréfonds. On se rappelle l’image qu’il donnait de la gloire poétique de Pétrarque et qui lui revient en droit à lui aussi :

    « Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les toiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».

    Avec Charles-Albert on se sent au matin de la Création : partout on est chez soi et comme délivré du temps, au présent absolu. C’est une joie, ou plutôt c’est une jubilation, c’est un chant qui répand en nous sa jouvence. S’il ne parle à peu près jamais du mal courant dans le monde ni ne se plaint non plus de ses pauvres maux, ce n’est pas qu’il s’aveugle ou que les tribulations lui soient épargnées : c’est que la célébration le requiert avant tout, et le lui reprocher serait aussi vain que de faire grief à Job ou à Jérémie de n’être pas l’auteur des Psaumes.
    Or il nous suffit de regarder une phrase de Cingria pour nous sentir mieux. Il en va comme d’une idée d’apéritif ou de bain turc _ rien que de voir la belle plastique de ces mots écrits nous fait du bien :

    « Et ensuite ? Ensuite il se passe que le terrain se refait plat, et l’on remonte sur son engin. Il n’y a plus dès lors d’obstacle à faire une moyenne, fort agréable vitesse. On dépasse une gendarmerie, on dépasse un élevage de chiens, quelques cloches à melon qui luisent noblement dans le soleil de cinq heures. Et puis il y a une descente, jusqu’à un torrent et un pont. Je crois que c’est une frontière de rossignols, cet endroit, car on ne peut s’empêcher de prendre pied pour rendre hommage à un concert d’oiseaux si impressionant ».

    Au cœur de l’œuvre de Charles-Albert Cingria, il y a cette adhésion fondamentale qui évoque la plénitude byzantine. Certes et à de nombreuses reprises vous l’entendrez fulminer et tempêter contre les choses ou les gens qui l’horripilent. Il peut entretenir de terribles colères passagères, traverser des passes de désarroi – « L’âme est triste – je suis comme une route qui dégèle – il pleut du pétrole » -, ou ressentir comme chacun les atteintes du temps qui passe :

    « Au lendemain de mes vingt-cinq ans je me suis aperçu que réellement ma barbe était plus forte que la veille. C’est vraiment extrêmement douloureux de vieillir. Et dire qu’au lieu de s’arrêter ça continuera toujours. J’y pense avec effroi la nuit quand des Allemands causent bruyamment à côté de ma chambre ou que de stupides messieurs anglais sifflent des airs banals ».

    medium_Cingria6.JPGIl peut être acerbe, sévère jusqu’à l’injustice, dire de telle personne qu’elle est « tout à fait nulle », quitte à convenir du contraire tout à l’heure – « Oui, mais tout à l‘heure est tout à l’heure, et ce n’est pas maintenant ».
    Pour l’essentiel, cependant, c’est sous le signe d’un accord profond avec l’Univers que se place ce clochard céleste apparemment détaché de tout et connaissant pourtant, dans sa misère richissime, le prix de chaque chose. Docteur honoris causa des universités buissonnières, il préfère la compagnie des petits enfants de Lavaux ou du Luxembourg à celle des pontes académiques. Enfin accordons-lui le dernier confort de l’imaginer réincarné sous la forme d’un chat sauvage à sa sieste de haute songeuse civilisation. L’éternité, jusqu’à la fin de l’après-midi, sera sa demeure.

    Ce texte a paru initialement en décembre 1993 dans le numéro 491 de la Nouvelle Revue Française. Il a été repris en préface à l’anthologie parue à L’Escampette en 1995.


  • Ceux qui restent pensifs

    PanopticonS3.jpgCelui qui se convertit tous les matins / Celle qui attire la lumière / Ceux qui méditent jusque dans les encombrements du Centre des Affaires / Celui qui pense en termes de sphères / Celle qui pense en termes de cycles / Ceux qui en ont assez de s’abaisser / Celui qui ressent toute rencontre à fleur de coeur / Celle qui se met dans la peau des autres / Ceux qui ont des problèmes d'affect / Celui qui vit Cézanne comme une polyphonie silencieuse / Celle qui va découvrir Naples / Ceux qui se sont enfin rencontrés / Celui qui gère son angoisse (dit-il) / Celle qui cherche toujours un petit coin de ciel bleu / Ceux qui ne se remettent pas d’une séparation / Celui qui égrène son chapelet devant le Temple du Sexe / Celle qui pense être libérée à mort / Ceux qui font régner le froid dans les assemblées paroissiales et les clubs de bridge / Celui qui ne sort jamais sans son carnet de notes / Celle qui appelle Paul Eluard : grain d’elle / Ceux qui se positionnent au niveau du groupe / Celui qui ne signe jamais ses tableaux / Celle qui aime les vieillards pensifs / Ceux qui se retiennent de moucher les idiots / Celui qui sent l’indulgence le gagner dès 5h. du matin / Celle qui chante toute seule / Ceux qui économisent pour leurs petits-enfants / Celui qui se sent prêt à LA rencontre de sa vie / Celle qui savait que Jean-Marcel la suivrait au bout du monde / Ceux qui errent entre les tombes / Celui qui pense sérieusement que la vie est un gag / Celle qui va de musée en musée / Ceux qui voient partout l’Ennemi, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux dont la vue baisse

     

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    Celui qui ne voit plus les couleurs / Celle qui découvre tout ce brouillard dans sa chambre de la rue d'Odessa / Ceux qui entendent le verdict du professeur Lesieur sur un décollement de rétine irréversible / Celui qui inaugure sa canne blanche rue de Rennes / Celle qui constate que plus jamais elle ne verra ni l'aurore ni le crépuscule / Ceux qui se rabattent sur les Solisti Veneti / Celui qui estime que Rembrandt parle même aux aveugles / Celle qui maximalise son potentiel à 3 dioptries / Ceux qui se refont tout Hitchcock en DVD / Celui qui dresse son flambeau: la Liberté / Celle qui se définit comme socialiste clitoridienne / Ceux qui pensent que leurs détritus nous renseignent sur les gens / Celui qui boit pour ne pas oublier / Celle qui apprend par cœur des chants royalistes / Ceux qui ne se lavent pas à dessein / Celui qui pense que les étudiants ne font rien / Celle qui se brise une cheville chaque hiver / Ceux qui se donnent des tâches stratégiques / Celui qui se croit le Nouveau Savonarole / Celle qui préfère les tailles XL / Ceux qui se disent « plutôt Sheraton » / Celui qui collectionne les baïonnettes / Celle qui rugit au lit comme un lutteur de sumo / Ceux que le lait fait gerber / Celui qui rêve d’entrer au Rotary / Celle qui affirme que les nègres c’est les nègres / Ceux qui ne jurent que par l’Esprit Citoyen / Celui qui appelle son sexe vieille saucisse / Celle qui préfère le clavecin au pianoforte / Ceux qui savent par cœur la composition de l’équipe d’Arsenal / Celui qui parle de pratiques émergentes / Celle qui se positionne pour la télé / Ceux qui se font briefer sur leur avenir / Celui qui palpe les visages de ses neveux / Celle qui mâche de la réglisse sur la pergola de la Casa Ramona /Ceux qui lèchent les bottes de la Maréchale des Logis etc.

    Image: Philip Seelen

  • Zapping critique

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    Festival de Locarno 2010

    Zapping1.jpgErnst Lubitsch. Je n’aimerais pas être un homme. 1918. Muet. 44’

    Pas de meilleur antipasto, pour aborder la rétrospective, que cette comédie dont la pétulance doit beaucoup à la présence explosive de la comédienne Ossi Oswalda. D’une impertinence frondeuse, Lubitsch fait fi de toutes les conventions bourgeoises avec sa jeune fille insoumise, bravant ses chaperons (son oncle ronchon, sa gouvernante et le tuteur qu’on lui colle) et se travestissant en jeune gandin pour vivre ce qu’une jeune fille comme il faut ne peut que fantasmer. Le comble de l’ironie, qui paraît subversif aujourd’hui encore, tient ici à la relation qu’Ossi, au cours d’un bal inénarrable (Lubitsch joue sur les effets de groupes avec un sens du burlesque proche de Chaplin), se retrouve finalement seul(e) en face de son tuteur qui ne l’a pas reconnu(e) et qui le (la) saoule et le (la) séduit en poussant l’équivoque à l’extrême. JJJ

     

    Zapping3.jpgErnst Lubitsch. Die Austernprinzessin. Comédie. 1919. Muet. 63’

    Lubitsch disait que cette satire carabinée d’un capitaliste simiesque, empereur de l’huître ou du cirage (ou les deux), était la première qui fût vraiment caractéristique de son style, et le fait est que son baroquisme et ses « chorégraphies » burlesques atteignent déjà des sommets du point de vue de la mise en scène. Ossi Oswalda est littéralement démontée en fille de nabab volcanique et capricieuse, et le film dégage une gaîté folle bien accordée à un lendemain de guerre. JJJ

     

    Zombie1.jpgBruceLaBruce. L.A. Zombie, 2010. 63’ Trash parodique. Compétition internationale.

    Jouant sur les conventions de genre des films de zombies et du porno gay, le réalisateur canadien underground construit un film d’art et d’essai qui n’est ni gore ni à classer Xgay - ou pas encore puisqu’une version « hard » est encore à venir...Picturalement et musicalement, la chose a du fruit et de la bête, laquelle s’incarne en outre dans le protagoniste solitaire et finalement assez émouvant du zombie auquel François Sagat prête son physique sculptural et sa présence mélancolique. Olivier Père a été vertement critiqué pour le choix de cet ouvrage dans la compétition internationale. À tort. JJ    

     

    Koblet3.jpgDaniel von Aarburg. Hugo Koblet, pédaleur de charme, 2010. 97’ Docu-fiction.  Piazza Grande.

    Figure légendaire, à la fois éclatante et tragique, du sport cycliste suisse, Hugo Koblet méritait assurément cette évocation alternant les images d’archives, les témoignages en plan-fixe (dont le plus marquant est celui de l’autre K., en la personne de Ferdi Kübler) et les séquences jouées par des acteurs, dont le rôle-titre est campé par Manuel Löwensberg. Le climat de l’époque et les aspects contrastés du personnage sont aussi bien rendus que la part tragique de cette destinée immédiatement rappelée par le crash de l’Alfa blanche contre un arbre. Cinématographiquement parlant, le film est intéressant par son montage, mais les séquences jouées pèchent un peu par statisme. JJ  

     

    Zapping13.jpgMarvin Kren. Rammbock.2010. 64’. Film de zombies. Piazza Grande.

    On peut ne pas être un amateur de films de zombies et trouver, à cette première réalisation allemande homologuée dans le genre, une qualité de forme et d’esprit tout à fait hors norme. Michi débarque  à Berlin pour y retrouver Gabi, l’amour de sa vie, à l’adresse d’un grand vieil immeuble décati soudain assiégé par des hordes de créatures affreuses contaminées par un mystérieux virus. En compagnie d’un jeune plombier coincé en ces lieux, Michi se débat comme un fou, d’abord pour récupérer son portable chu dans l’escalier où les zombies règnent, mais surtout pour retrouver Gabi, laquelle finira par lui coller le virus tandis que le joli plombier et sa bonne amie fileront en aveuglant les morts-vivants de flashes salvateurs. D’une construction folle et sans faille du point de vue pictural et musical, à la fois très stressant et très jouissif, porté par un humour noir constant, Rammbock est un vrai bijou. JJJ     

     

    Jacquot1.jpgBenoît Jacquot. Au fond des bois. Drame psychologique. 2010. France. 102’. Piazza Grande.

    Au mitan du XIXe, en France profonde, un médecin humaniste voué aux soins des pauvres et porté à l’écoute de l’autre, voit sa fille Joséphine, bien blonde et bien pieuse, tomber sous la coupe d’un jeune vagabond qui la ravit au figuré puis au propre, la viole une première fois, se l’attache ensuite et la fait participer très activement à un ensauvagement sensuel et sexuel en phase avec les puissances telluriques, avant que la loi des hommes ne brise le charme. Sur de très belles images de Causses et de montagnes désertes, Benoît Jacquot module bien le conflit entre culture bourgeoise catholique et vieux fonds païen, sans caricaturer, avec une sorte d’oscillation vécue par Joséphine (Isild Le Besco), qui se retourne finalement contre Timothée (Nahuel Perez Biscayart) le sauvageon prenant tout sur lui au procès. Très riche de résonances, ce film attachant pèche un peu en revanche par son dialogue, souvent plat ou figé, et ses séquences « historiques » fleurant le téléfilm. JJJ   

     

    Zapping30.jpgChristophe Honoré. Homme au bain. Drame psychologique. 2010. 72’

    Le nouveau film du réalisateur français se réfère à un tableau de l’impressionniste Gustave Caillebotte, où l’on voit un homme nu à côté d’un tub, sans la moindre équivoque. On n’en dira pas autant de la mise en scène très érotisée des protagonistes homosexuels de ce récit d’une rupture entre Omar, filmeur en partance pour New York et profitant de ce départ pour larguer Emmanuel, son ami plus ou moins gigolo. Or celui-ci (François Sagat) souffre bel et bien de cette rupture, tandis qu’Omar relance une nouvelle relation avec Dustin, aux States, sous l’œil amusé de Chiara Mastroianni. Sur un scénario plutôt bancal, cousu de dialogues jetés, ce film pourtant riche de notations sensibles a été hué par une partie du public de Locarno que ses séquences chaudes, sinon pornos, a importuné.

     

    Zapping12.jpgKitao Sakurai, Aardvark. 2010. 80’. Comédie noire. Compétition Cinéastes du Présent.

    Inspiré par la propre trajectoire de Larry Lewis, l’acteur principal aveugle qui cherche à se sortir de l’alcoolisme en s’initiant au jiu-jitsu, ce film investit le registre du film noir avec un mélange de naturel et d’invention narrative tout à fait singulier. Premier long métrage de ce jeune réalisateur né (en 1983) au Japon et vivant aujourd’hui à New York, Aardvark, aussi énigmatique que son titre, rend à la fois l’énigme que ses personnages demeurent les uns pour les autres, en dépit de la connaissance sensible et sensuelles des corps en contact par le sport et l’érotisme, et la puissance que l’art cinématographique peut représenter dans l’approche explicite ou plus souvent implicite de cette si énigmatique réalité. Jouant le rôle du méchant, visiblement convaincu qu’un aveugle ne put rien contre lui, Kitao Sakurai apprend (et le spectateur avec lui) qu’il faut se méfier d’un aveugle décidé à venger l’assassinat de son ami, capable tout de même de flinguer « à l’oreille ».    

     

    zapping8.jpgVanja d’Alcantara. Beyond the Steppes. Drame historico.psychologique. 2010. 82’ Compétition internationale.

    Premier long métrage d’une réalisatrice de 32 ans, ce film magnifique et bouleversant saisit par sa maîtrise, en toute simplicité, d’un grand sujet historique (la déportation d’1 million de femmes polonaises en Union soviétique, entre 1940 et 1941) traité comme une histoire de tout temps et de partout : le drame, plus précisément, d’une femme arrachée avec son enfant à son mari soldat, la mort de l’enfant en déportation et le retour au pays. D’une sobriété et d’une intensité de tous les instants, le film traite certes de l’asservissement des femmes polonaises en Asie centrale (aux frontières du Kazakhstan et de la Sibérie), contraintes à des travaux absurdes par des gardiens soviétiques féroces, mais son propos est à vrai dire plus large, qui rejoint les méditations poétiques d’un Varlam Chalamov découvrant la beauté de la vie dans les conditions les plus rudes. D’origine polonaise par sa mère, mais née à Bruxelles, la Vanja d’Alcantara s’est servie des carnets de déportation de sa grand-mère pour établir cette admirable chronique qu’elle lui dédie.JJJ

     

    Zapping6.jpgBenedek Fliegauf. Womb. 2010. 107’. Drame psychologique. Compétition internationale.

    Un trouble profond se saisit de nous à la vision de ce film traitant, par anticipation, des implications affectives et psychologiques du clonage. Liés en leur enfance par une sorte de pacte, Rebecca et Tommy se retrouvent douze ans plus tard et s’apprêtent à tout partager lorsque l’homme est fauché par une voiture. Refusant cet état de fait, Rebecca décide de recourir au « Département de reproduction génétique » afin de ressusciter une parfaite copie de Tommy, qu’elle portera elle-même. Par delà l’enfance et l’adolescence du nouveau Tommy, l’émancipation de celui-ci fait buter la mère-amante sur l’impossibilité de cette relation, aussi factice pour elle que cruelle pour son fils, qui la possède finalement pour s’en détacher aussitôt. Aux limites du supportable, ce film vaut à la fois par sa poésie plastique et par sa remarquable interprétation, sans parler du débat qu’il ouvre pour chacun. JJ

     

    Zapping11.jpgQuentin Dupieux. Rubber, 2010. Thriller burlesque. 85’ Piazza Grande.

    Olivier Père annonçait un nouveau Spielberg européen, et de fait il de ça chez dans cette variation sur le thème du fameux Duel, à cela près que l’ennemi n’est pas ici un camion mais un seul pneu aux humeurs de massacre. Des trouvailles épatantes, comme la mise en abyme de l’action observée à la jumelle par des spectateurs-voyeurs, ponctuent ce film  qui module plaisamment l’idée que plus le ressort d’une histoire n’a  «aucune raison» et meilleur elle est – ce qui se discute. J

     

    Zapping15.jpgStéphane Goël. Prud’Hommes. Documentaire. 2010. 85’. Cinéastes du Présent.

    Pour pallier l’opacité des entreprises en matière de conditions de travail, le documentariste lausannois a obtenu, de l’ordre judiciaire vaudois, la permission de filmer les audiences du Tribunal des Prud’hommes, qui se déroulent tous les soirs dans les murs solennels du Tribunal cantonal de Montbenon. La cour prud’hommale a cela de particulier qu’elle est accessible à tous, gratuitement. Les requérants sont parfois accompagnés de conseillers syndicalistes ou d’avocat, mais ils peuvent aussi se défendre seuls. Le cinéaste, en équipe réduite, a filmé quelques cas significatifs et autres variations sur un thème récurrent lié aux licenciements abusifs. Un jeune mécanicien viré de son garage après avoir traité son patron de voleur, une Noire virée de la boucherie où elle était surexploitée, un vendeur viré de la boîte où il s’est lui aussi permis de critiquer son patron, etc.  En résulte un reflet de la société rappelant le travail de Raymond Depardon, où le désir d’être reconnu dans sa dignité compte souvent plus que l’indemnité réclamée. La mise en scène théâtralise les lieux, vides de toute autre activité puisque les audiences se tiennent le soir, et le cinéaste rend l’aspect humain, parfois émouvant, souvent drôle aussi,  de chaque situation. JJ

         

    Zapping20.jpgStéphanie Chuat et Véronique Reymond. La petite chambre. Drame psychologique. 2010. 87’. 

    Traumatisée après l’accouchement de son premier enfant, mort-né, Rose a fait de la chambre de Colin un véritable sanctuaire que Marc, son compagnon, a de la peine à tolérer. Devenue la soignante ambulatoire du vieil Edmond, ronchon que son fils s’impatiente de caser dans une EMS, Rose s’attache au personnage, très sensible sous sa carapace, poreux à la musique et jamais guéri lui-même de la mort de sa femme. Le canevas dramatique du film pourrait sembler simple, voire téléphoné, mais l’interprétation hors pair des deux protagonistes (Florence Loiret Caille et Michel Bouquet), la qualité de sa construction, le soin porté à tous les personnages (notamment de Marc, interprété par Eric Caravaca) et la justesse quasi sans faille du dialogue font de ce premier long métrage, filmé dans le décor naturel de Lavaux en évitant le redoutable effet «carte postale» de ces lieux sublimes, l’une des plus évidentes réussites du cinéma suisse de ces vingt dernières années. Nul hasard qu’il ait fait, par ses qualités de cœur et d’esprit, un vrai tabac auprès du public de Locarno. Avec le soutien logistique de Vega Films et de sa très influente directrice, Ruth Waldburger, le film devrait connaître une belle carrière. JJJ

     

    zapping22.jpgEran Riklis. Le directeur de ressources humaines. Comédie. 103’.

    Un jour que le poète algérien Kateb Yacine demandait, à Bertolt Brecht, comment parler de la tragédie de son pays, le dramaturge lui répondit : écris une comédie ! Or, après Les citronniers, film d’impact politique évident sous ses grandes qualités humaines, Eran Riklis s’est lancé, avec Le directeur des ressources humaines, dans une comédie plus endiablée, voire folle, mais qui dégage finalement une non moins vive émotion. Tiré du mémorable roman de l’auteur israélien Avraham B. Yehoshua, le film suit les tribulations épiques du directeur des RH d’une boulangerie industrielle de Jérusalem dont une employée a été tuée dans un attentat-suicide et qui est accusée d’inhumanité par un journaliste à sensation. Pour sauver la face, la directrice de la firme boulangère ordonne au pauvre cadre (campé avec maestria par Mark Ivanir) de ramener le cercueil de la jeune femme aux siens, au fin fond de l’Europe ex-communiste (le tournage s’est fait en Roumanie) où, accompagné du journaliste crampon, il retrouvera le fils paumé de la défunte dans des circonstances illustrant superbement  la déglingue des pays traversés avec le cercueil, finalement arrimé à une voiture blindée. Il y a trois ans de ça, la Piazza Grande a été marquée par la projection de La vie des autres, d’abord inaperçue de la critique et qui a fait la carrière qu’on sait, jusqu’aux Oscars. La découverte du dernier film d’Eran Riklis m’a fait la même impression, voire plus forte…JJJ

     

    Zapping19.jpgErnst Lubitsch. Trouble in Paradise. Comédie. Rétrospective.

    C’est une histoire absolument amorale, résolument subversive  et joyeusement innocente que nous racontent Lubitsch et son scénariste Samson Raphaelson dans cette comédie merveilleusement légère, alliant une mise en scène éblouissante et une interprétation hors pair. Que dire de plus d’un chef-d’oeuvre qui a suscité mille gloses ? Que si vous ne l’avez pas (re) vu à Locarno, il vous sera bientôt donné de le (re)voir à Lausanne puis à Paris, aux cinémathèques respectives. Mon Service de Renseinements me signale en outre que le film existe en DVD dans la collection Criterion. Si vous n’avez pas les moyens de vous le procurer, volez-le à votre petite ami(e) quand il (elle) l’aura volé en boutique. JJJJ     

     

    Zapping34.jpg Lionel Baier. Low Cost (Claude Jutra). 2010. Autofiction. 60’.

    Commencé en juin dernier, achevé hier par l’auteur dans sa chambre d’hôtel, ce film entièrement tourné avec un téléphone portable constitue plus qu’une performance acrobatique : un véritable poème cinématographique, à la fois rapide et léger, mais non moins grave et juste dans son évocation du bilan prématuré d’un protagoniste (David Miller) averti de la date de sa mort. Ce David est un avatar évident de Lionel Baier, mais le petit jeu des identifications est sans importance dans ce chant à la mémoire s’efforçant de capter la beauté fugace du monde et de rassembler les images d’une vie ressuscitée magiquement par le cinéma. De Cabourg ( !) à Lausanne et de Paris à certain pont de Montréal d’où Claute Jutra, le cinéaste quebecois atteint d’Alzheimer s’est jeté, au fil de rencontres (le frère de David, sa mère, un ancien ami, un stoppeur, d’autres encore), de remémorations et de séquences multipliant les effets de réel, sans oublier la superbe bande-son (peut-être juste un peu trop belle par rapport au grain de l’image, a remarqué Renato Berta dans le débat suivant le film…), Lionel Baier est parvenu à transcender les limites de son outillage minimal au fil d’une narration éminemment cinématographique. À la réflexion sur le « bon marché » de nos vies, qui le « retourne » bonnement par le truchement de l’attention poétique à l’instant, s’allie une sorte de ressaisie phénoménologique du prix de la vie, précisément, pleine de tendresse et d’humour aussi. Bien plus abouti que le même exercice accompli l’an dernier par Pippo Delbono, Low Cost (Jutra) nous emmèene plutôt, sans imitation ni pastiche, du côté de Godard ou d’Alain Cavalier, avec une patte vive qui n’est que de Lionel Baier, poète de cinéma… JJJ           

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    Gareth Edwards. Monsters. Science fiction. UK, 2010.

    On pense évidemment à la guerre des mondes en découvrant cette épatante variation de science fiction romantique sur le thème des créatures extra-terrestres semant la terreur sur notre planète rien moins qu’innocente. De fait, c’est à la suite d’une opération prédatrice de la NASA que des échantillons de ces créatures ont été ramenées sur terre, et ont proliféré par accident au Mexique, déclaré zone contaminée où les Etats-Unis interviennent alors par voie militaire. Réalisé avec des peanuts (15.000 dollars, dit-on), quatre acteurs et des effets spéciaux reconstituant le ballet des monstres à formes de pieuvres gracieuses, ce film plein de malice satirique, dont le militarisme américain fait évidemment les frais, et réunissant tous les ingrédients d’un film d’aventures magnifié par un couple adorable, est également un geste épique de beau souffle, notamment marqué par l’apparition du mur immense, genre muraille de Chine, protégeant les States de la contamination. Avec Rammbock, c’est l’un des bonheurs que nous aurons vécus sur la Piazza Grande. JJJ 

     

     

  • Locarno, Prix du grand écart ?

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    Le jury de la compétition internationale du 63e Festival du film de Locarno, présidé par le réalisateur singapourien Eric Khoo et composé de l'actrice iranienne Golshifteh Farahani, du réalisateur suisse Lionel Baier, de l'acteur français Melvil Poupaud, et du réalisateur américain Joshua Safdie, a rendu samedi son verdict. Qui suscite des questions...

    - Le Léopard d'or, Grand Prix du Festival, de la Ville et de la Région de Locarno (90.000 francs suisses à partager entre le réalisateur et le producteur) a été attribué au film Han Jia de LI Hongqi (Chine). Ce film exigeant, voire austère dans sa forme, réduite à de longs plans fixes, sans dialogues, raconte le quotidien de quatre adolescents désoeuvrés et de leur famille dans un petit village perdu du Nord de la Chine.

    - Le Prix spécial du jury revient à Morgen, de Marian Crisan (France/ Roumanie/Hongrie), le film le plus primé par les divers jurys du festival, qui évoque les tribulations de l'immigration dans les pays de l'Est.

    - Autre film chinois qui a enthousiasmé plusieurs membres du jury et obtenu quatre autres mentions : Karamay, documenaire-fleuve de Xu Xin qui constitue un tableau de la société chinoise contemporaine à travers la remémoration d'une tragédie.

    - Le Prix de la meilleure mise en scène est attribué à Denis Côté pour le film Curling (Canada). Pour ce même film, l'acteur Emmanuel Bilodeau est récompensé pour la meilleure interprétation masculine.

    - L'actrice Jasna Durici reçoit le Léopard de la meilleure interprétation féminine pour le film Beli beli Svet d'Oleg Novkovic (Serbie/Allemagne/Suède).

    - À l'exception de distinctions nationales, le cinéma suisse n'a reçu aucun prix dans la compétition internationale.

    zapping22.jpg-Le prix du public UBS récompense Le Directeur des ressources humaines, d' Eran Riklis (Israël/Allemagne/France).



    Autres compétitions


    - Dans la seconde compétition de la section Cinéastes du présent, le Léopard d'Or revient à Paraboles, cinquième partie d'une série documentaire de la Française Emmanuelle Demoris.

    - Un Léopard de la première œuvre a été décerné à Foreign Parts, de Verena Paravel et JP Sniadecki (Etats-Unis/France), avec une mention spéciale à Aardvark de Kitao Sakurai (États-Unis /Argentine).

    - Dans la compétition des Léopards de demain, réservée aux courts métrages, le Léopard d'or a été attirbué à History of mutual respect de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt (Portugal), alors que le léopard d'or pour le meilleur court métrage suisse revient à Kwa Heri Mandima (Good Bye Mandima) de Robert-Jan Lacombe. En outre le Prix Action Light pour le meilleur espoir suisse revient à Angela de David Maye. Deux étudiants de l'Ecal lausannoise sont ainsi récompensés.

    -A relever également que le Prix du jury Cinema et Gioventù a récompensé Yuri Lennon's Landing on Alpha 46 d' Anthony Vouardoux, tandis que la premier Prix du Jury des jeunes couronne Karamay de XU XIN.

    - Le Variety Piazza Grande Award, distingué pour ses qualités d'originalité et son potentiel d'exploitation en salle, attribué par un jury de critiques, revient à Rares exports: a Christmas Tale, de Jalmari Helander (Finlande/Norvège/France/Suède).

    - Le prix de la Fédération Internationale de la presse cinématographique confirme le choix du jury international en distinguant Han Jia de LI Hongqi, avec une mention spéciale à Karamay de XU Xin, Chine.

    - Enfin, le Prix du Jury œcuménique est décerné à Morgen, avec des mentions spéciales à Han Jia et Karamay, alors que le Prix de la Fédération internationale des ciné-clubs récompense également Morgen, avec des mentions spéciales à Han Jian et Karamay.

    Comme un hiatus...
    Le prix du grand écart ne devrait-il pas être attribué au Festival du film de Locarno ? C'est la question qu'on pourrait se poser après l'avoir vécu et partagé, avec un public attentif et fervent, de belles et parfois grandes émotions, puis en découvrant le palmarès de la compétition réservé, une fois de plus, à des œuvres austèrement élitistes qui ne seront jamais vues en salles par le grand public. Ainsi de deux derniers léopards d'or, consacrant des films chinois comme cette année, et qui sont restés, comme ce sera probablement le destin de Han Jia, des films de festivals récoltant des lauriers d'un festival l'autre. Selon toute probabilité, un premier film comme La Petite chambre, qui n'est certes pas un grand ouvrage de cinéma mais n'en module pas moins une très forte émotion, devrait faire une carrière publique plus heureuse, préfigurée par l'accueil enthousiaste des salles de Locarno. Autre exemple: on relève une fois de plus que le Prix du public UBS consacre, avec Le Directeur des ressources humaines d'Eran Riklis, un film qui, loin de donner dans la facilité, a toute les chances de faire une carrière publique.

    Festival schizophrène, alors, que Locarno, de plus en plus populaire en apparence, et cherchant visiblement cette popularité, tout en laissant le dernier mot de ses compétitions à des spécialistes crispés sur leurs codes d'excellence ? La question frise déjà la polémique, mais ne remarque-t-on pas, entre la critique cinématographique de pointe et le public, un hiatus nettement plus accusé qu'entre la critique littéraire et les lecteurs ? Et les jurés de festivals de cinéma ne constituent-ils pas une « élite » particulière peu en phase avec un public même averti ?
    D'un autre point de vue, cependant, on pourrait dire que le Festival du film de Locarno réalise, plutôt qu'un grand écart, un équilibre louable entre la défense du cinéma d'auteurs et l'illustration de toutes les tendances actuelles, jusqu'aux réalisations « de genre » les plus prisées de ce qu'on appelle le grand public.
    Une chose frappe au Festival de Locarno, qui se déroule en période de vacances, le plus souvent par grand soleil: c'est la ferveur et la qualité d'écoute du public remplissant les salles obscures au lieu de se prélasser au Lido ou dans les vasques fraîches de la Maggia. Or, le prix du public UBS, réservé aux seuls films projetés sur la Piazza Grande, est-il représentatif du talent de ce public ? Sûrement pas !
    D'où la question que nous pourrions poser à Olivier Père et Marco Solari : pourquoi ne pas instituer un véritable Prix du public du Festival de Locarno, approprié aux diverses sections, et qui pourrait mieux refléter certaines passions partagées et moduler les jugements des divers jurys ?