Triptyque critique, II. Le scénarion du livre détaillé.
La narration en cinq parties (Africa, America, Oceania, Asia, Europa) de ce qui se donne pour un roman-monde est assurée par un personnage attachant, et de plus en plus, au fur et à mesure que son bonheur s’affirme d’une cata à l’autre – à l’instar du Candide de Voltaire -, Africain de naissance et successivement prénommé Moussa par son père biologique, Adam par ses parents adoptifs américains et Aimé sur son dernier passeport suisse que lui fait bricoler une banquière enamourée avant de le ramener à Genève comme un bonobo sexuel.
Jusqu’à l’adolescence, Moussa a vécu l’état de nature tel que le fantasment encore pas mal d’Occidentaux, brossant à distance (car c’était « il y a longtemps » et il n’a pas trop de souvenirs du « coupe-gorge » de son enfance) un tableau folklorique à souhait, sur fond de matriarcat collectif (les Reines) entretenant de sanglants rites archaïques, tel celui qui consiste à élire le plus fringant jeune homme, qui les consomme toutes avant d’être occis et dévoré, tandis que les hommes se livrent à de bas trafics avec les touristes de passage. Le tableau est absolument caricatural, mais il préfigure en somme l’image que, des années plus tard, les tabloïds de la Cité des Anges reproduiront de Moussa devenu Adam Hanes, fils de stars : ce négro se nourrissant de criquets au chocolat et jouant du tam-tam d’une main et de sa machette de l’autre.
Par ailleurs, le tableau initial joue d’emblée sur une sexualité exacerbée : la nuit africaine est scandée par « le tam-tam des négresses qui astiquent le bambou des nègres », et toute la nature participe à ce joyeux ramdam. Passant par là, la touriste n’a qu’une hâte qui est de faire se déshabiller Moussa et de le peloter dans la rivière, quitte à se faire entraîner soudain par le courant vers les crocodiles affamés. Et puis cet Eden ne nourrit pas son bon sauvage : ainsi le père prolifique de Moussa, aussi cupide que lubrique, vend-il ses enfants aux plus offrants, et par exemple, s’agissant de «notre héros», à ce couple de mégastars que forment Dolorès Scott et Matt Hanes, dont il obtiendra en bonus la promesse d’une télé à écran plasma 60 pouces avec Bluetooth et WiFi intégré...
Après cette ouverture africaine à grands traits elliptiques jouant sur les clichés coloniaux, c’est dans le vif du sujet que le lecteur va se trouver plongé dès l’arrivée en la Cité des Anges, et plus précisément dans l’hacienda «de rêve» de Dol et Matt (deux personnages aux profils évoquant plus ou moins Brad Pitt et Angela Jolie, ou Madonna par certains traits), où Moussa, rebaptisé Adam, et gratifié d’un passeport, aura tout loisir de ne rien foutre pendant quelques années au milieu de la ménagerie de sa nouvelle mère, bientôt augmentée d’un croissant orphelinat, tout en restant «aux aguets», sans rien perdre du show permanent qui se joue alentour, entre Matt son père-pote collectionnant les vieilles voitures et les beautés rencontrée d’un film à l’autre, et Dol sa mère ruisselante d’amour et passant ses heures chez le psy à exorciser son angoisse de n’être rien entre deux attaques de zombis.
Après Bret Easton Ellis et Tarantino, ou plus encore Gore Vidal dans son mémorable Duluth, entre autres observateurs paniques du «cauchemar climatisé», l’on pourrait se demander ce qu’un Helvète écrivain-prof a de nouveau à dire sur Hollywod et environs. Or la satire de L’Amour nègre fonctionne remarquablement, jouant sur une foison d’observations qui font du roman une espèce de collage de séquences de films, ou de feuilletons, ou de sitcoms dont l’auteur restitue les clichés dramaturgiques ou verbaux avec maestria. Entre autres scènes pimentées du chapitre America, l'on relèvera celle du paparazzo flingué par Matt dans un arbre et dévoré par un singe; la sauterie durant laquelle Adam coupe à la machette (cadeau de Matt…) la main d’un producteur surpris au moment où il allait violer sa sœur d’adoption; la séance de tripotage de bambou à laquelle le soumet un certain chanteur en son ranch, ou la visite humanitaire (non moins que publicitaire) de Mère Dolorès aux enfants d’un bidonville qui lui chantent un hymne du chanteur en question : We are the World,we are the Children, suivez mon regard…
La grande trouvaille du roman me semble, au demeurant, le scandale que provoque Adam, sur fond de déliquescence généralisée, et alors que se multiplient les adoptions, en engrossant innocemment la jeune Chinoise Ming, sa sœur virtuelle par adoption. C’est que tout peut se tolérer dans la Cité des Anges: la consommation délirante, la drogue, le sexe à outrance et toutes ses variations (tout le monde est bi ou gay et tout le monde refuse les enfants, sauf par adoption), mais pas l’amour nègre de deux ados bien dans leurs peaux - surtout pas un enfant né par voie naturelle, horreur et damnation !
Sous les titres d’ Oceania, puis d’ Asia, les tribulations épiques de Moussa/Adam vont se poursuivre sur l’île Sainte-Lucie, acquise avec sa population de pêcheurs par Jack Malone, pote de Matt et troisième papa de Moussa (en qui l’on reconnaîtra plusieurs traits de George Clooney) dont l’aura paradisiaque ne va pas tarder à se ternir, puis dans un autre haut-lieu du tourisme sexuel asiatique où le protagoniste se réfugie, rejeté par tous, et tombe sur une touriste suisse friquée, femme frustrée (et liftée plusieurs fois) d’un banquier genevois. Passons sur le détail de ces épisodes gratinés où l’on rencontre, notamment, un maître zen très porté sur le Jack Daniel’s et diverses divas du cinéma cherchant à percer le secret de Jack, l’amant convoité des femmes du monde entier qui ne « conclut » jamais.
Reste Europa, à savoir la Suisse où Gladys, la richissime banquière, ramène son gigolo vite oublié. Et la satire de se nuancer, alors, d’un arrière-fond de mélancolie, voire de tristesse ravalée, malgré la vitalité de Moussa-Adam devenu Aimé Clerc pour la société genevoise, (on ne sait pas où il a appris le français, mais le Candide de Voltaire savait lui aussi toutes les langues de la terre ou peu s’en faut…) en quête de sa sœur Ming casée dans un internat quelconque.
Bien entendu, la situation de notre Black en Suisse, rejeté par sa bienfaitrice et vite réfugié chez les dealers solidaires, puis se refaisant auprès d’un devin marabout et développant l’amour nègre à coup de bambou, si l’on peut dire, relève aussi de l’ellipse satirique, même si elle renvoie bel et bien à certaine réalité bien connue de chez nous.
Or l’impression finale qui se dégage de L’Amour nègre, en dépit de sa drôlerie et de son élan tonique, dépasse la seule charge, accumulant parfois les effets jusqu’à la saturation, pour toucher à une autre gravité. Mais c’est pourtant le pied-léger que Jean-Michel Olivier conclut sur une image de la Suisse de demain repeuplée par l’amour nègre...
Image: Philip Seelen
(À suivre…)