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  • Houellebecq en son île

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    Il suffit de se plonger dans la lecture de La possibilité d'une île pour oublier complètement, après un quart d'heure de lecture, le tapage et le clabaudage qui ont précédé la parution de ce livre. Tel est, en effet, le miracle de la vraie littérature que de nous transporter dans un monde parallèle à la fois imaginaire et tout aussi réel pourtant, plus signifiant en tout cas que la réalité brute. C'est d'ailleurs le propos même de La possibilité d'une île que de nous faire réfléchir à ce que nous vivons, en nous en donnant une image aux traits décalés, forcés, parfois même dérangeants ou insupportables par leurs grimaces. Or, le protagoniste contemporain de ce roman est justement un grimacier: un bouffon, un de ces humoristes médiatiques auxquels il est aujourd'hui permis, par exorcisme, de dire tout haut ce que pensent ou ressentent tout bas les « braves gens », dans les limites récemment rappelées par l'affaire Dieudonné.
    Mise en abyme
    Personnage de roman, Daniel 1 ira d'ailleurs beaucoup plus loin que Dieudonné dans la provocation, fort de la constatation que « l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité », faisant alors fortune en alignant les spectacles grinçants, puis les films à tendance porno, puis le porno à tendance violente, non sans rester d'une lucidité douloureuse. Car Daniel 1, tout cynique qu'il paraisse, est une espèce d'enfant du siècle clairvoyant, sans préjugés, curieux de tout, mais également mélancolique. Si le vibrionnant Jamel Debbouze le taxe de « mec hypercool », c'est sans se douter que Daniel 1, comme Michel Houellebecq, auquel il ressemble évidemment, lit Balzac et Schopenhauer, se passionne pour la signification profonde de l'évolution des mœurs de notre drôle d'espèce et scrute sur lui-même les effets du vieillissement, passant d'une femme chérie qui se flétrit à une jeune beauté dont il tombe éperdument amoureux à l'approche de la cinquantaine …
    Le récit de vie de Daniel 1, qui vécut à notre époque, constitue le gros morceau de La possibilité d'une île, alternant avec celui de Daniel 25, clone du premier et vivant dans un très lointain futur, où la vie des néohumains, cloîtrés dans des périmètres protégés, se poursuit à l'écart des derniers représentants de notre espèce, réduits à la sauvagerie et s'entre-dévorant dans les détritus. Entre Daniel 1 et Daniel 25, de grandes mutations ont eu lieu, de la Première Diminution, consommant la fonte des glaces, au Grand Assèchement, entre autres catastrophes, et la néohumanité a beaucoup évolué elle aussi, abandonnant le rire à un moment donné et les larmes un peu plus tard (à l'époque de Daniel 9), seul l'amour des chiens demeurant intact …
    Tout cela relève de la sciencefiction, mais l'intérêt du roman de Michel Houellebecq tient à l'intrusion, dans la SF, de l'observation intimiste (avec les histoires d'amour d'Isabelle et d'Esther), de la vie végétative et du débat sur les fins humaines, à égale distance de Pascal et des visionnaires kitsch du New Age … Aussi, La possibilité d'une île est un tableau remarquable des mœurs de notre temps, de la fabrication d'un journal de nymphettes à la production d'un snuff-movie, (film érotique avec mise à mort réelle) en passant par les joyeusetés de l'art branché et la mise sur orbite d'un gourou de mondiale influence. A cet égard. Michel Houellebecq rejoint les grands observateurs de l'époque, tels Philip Roth ou J. M. Coetzee …
    Surtout et plus que jamais: Houellebecq achoppe à la déprime contemporaine, à l'affrontement du mâle et de la femelle, à la terreur du vieillissement dans une société de plus en plus axée sur la compétition et l'élimination des faibles. Son bouffon a la liberté d'exprimer des situations proprement révoltantes et si réelles pourtant. Passionné de science, le romancier nourrit en outre son ouvrage d'observations sur les neurosciences ou la génétique qui n'ont rien de pédant.
    Très réjouissant aussi: que l'humour de Michel Houellebecq soit comme apaisé, ses personnages infiniment plus nuancés dans leurs modulations (à commencer par les femmes) et son écriture, retrouvant la santé d ' Extension du domaine de la lutte, en plus ample et plus affirmé, d'un écrivain majeur. Ni Flaubert ni Céline, car il ne travaille pas dans la ciselure ou la fine musique, mais plutôt dans la filière Balzac-Zola pour l'observation et l'énergie « électrique » de la phrase, également du côté des Anglo-Saxons portés sur la conjecture, Philip K. Dick ou J. M. Ballard. Déprimant disent certains ? Pas du tout à nos yeux: stimulant au possible ! Passionnant jusque dans les sujets de désaccord !
    Michel Houellebecq. La possibilité d'une île. Fayard, 485 pp.

    Cet article a paru dans les colonnes de  24 Heures le 1er septembre 2005.

  • Houellebecq visionnaire

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    Première mondiale de La possibilité d'une île

     

    Les monts boisés surplombant Locarno avaient quelque chose, tout à l’heure, d’intensément péruvien. Dans le ciel bleu jade, un extravagant cumulus rose foncé se nuançait d’or en fusion du côté du couchant. A nos pieds, le noir de l’asphalte suggérait la planète de nulle part dont nous sortions après avoir vu La possibilité d’une île dont les dernières séquences, réunissant un néo-humain, son chien Fox et une beauté noire, évoquent le monde d’après toutes les destructions, à l’aube d’une vie nouvelle - et surgit alors le grand beau bus jaune du retour à la réalité…

    Comme lorsqu’on sort de certaines expositions de peinture, notre regard est comme lavé à la fin du premier film de Michel Houellebecq. Sûrement pas l’œuvre d’un grand cinéaste, mais celle d’une espèce de visionnaire de son propre univers, comme s’il projetait son roman en images oniriques, grand labyrinthe dont l’entrée se fait par la voie de la dérision et qui débouche sur le splendeur restituée de la plus sauvage nature aux vestiges immémoriaux de culture humaine : Locarno Machu Pichu ! 

    Le film « tiré » de La possibilité d’une île a-t-il beaucoup à voir avec le plus beau livre de Michel Houellebecq ? Oui et non. Une étrangeté absolue s’y mêle immédiatement à toutes les formes de quête du bonheur et d’immortalité à la petite semaine. Mais rien d’un film de science fiction à effets. Point de sexe. Point de spéculations. Une espèce de rêve éveillé qui va vers la beauté hallucinante du réel. Le chien Fox en est le très tendre guide…    

    Festival international de Locarno, samedi 9 août, La Sala, 21h.

  • Lionel Baier mêle satire et sensualité

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    Baier4.jpgBaier.jpgSeul ouvrage suisse en compétition internationale au Festival de Locarno, Un autre homme, le nouveau film du réalisateur lausannois, miracle de créativité tous azimuts, marque une nouvelle avancée, avec des acteurs remarquables. Nicolas Bideau, notre Monsieur Cinéma a-t-il manqué le coche !

     

    Les locaux de la rédaction de 24Heures sont parfois hantés par de drôles de gens. On y a vu, ainsi, les pieds sur la table de son bureau, une certaine Rosa, critique de cinéma du genre snob qui-tue-qui-pue, incarnée par la douce et belle Natacha Koutchoumov, formidable dans ce rôle à contre-emploi d’Un autre homme, dernier film de Lionel Baier.  Celui-ci, pas vraiment du genre à s’excuser de l’implication (fictive) peu flatteuse de notre journal, lui a cependant réservé la primeur d’une avant-vision.

    Une partie de la critique incendiera peut-être Lionel Baier pour lui apprendre à stigmatiser ses pratiques, sa morgue occasionnelle et son éthique. Mais l’amour du cinéma devrait faire passer l’amère pilule, car à l’évidence d’une écriture originale (déjà plus qu’évidente dans les films précédents de l’auteur, notamment Garçon stupide et Comme des voleurs), s’ajoute ici les qualités multiples d’une forme « en fusion » où la fluidité parfaite de la narration va de pair avec la « musique » des plans et les « mouvements » de la bande sonore, la beauté moelleuse du noir et blanc – aussi lyrique dans son approche de la nature qu’à la caresse des visages et des corps – la justesse aussi d’un dialogue (signé Baier comme la caméra !) à peu près sans faille.

    Le pouvoir de la critique

    Baier3.jpgDu point de vue de l’observation sociale et psychologique, Un autre homme, qui capte les phénomènes de rivalité mimétique liés à l’arrivisme social et/où à la guerre des sexes, est déjà passionnant. Bien plus qu’au dénigrement facile de l’activité critique, Baier s’applique à saisir le mécanismes de mise en valeur personnelle, de séduction ou  d’exclusion, qui accompagnent une activité « créatrice » garante d’un certain pouvoir. Avec son bagage de docte médiéviste, François Robin (Robin Harsch, tout à fait excellent), dont l’amie Christine (Elodie Weber, également épatante) est enseignante à la Vallée de Joux, se pointe dans le journal local pour y «piger ». On lui propose les renards écrasés: la chronique cinématographique lui semble plus « classe ». Snob à sa façon, « attendant son heure », il ne tient aucun compte du public (moins encore de l’exploitante du seul cinéma du coin) et multiplie les jugements sans appel. Débarquant à Lausanne où il accédera aux « visions de presse », Robin va passer de la terre à terre Christine, que ses prétentions n’éblouissent guère, à la très chic Rosa, qui l’humilie tout en faisant de lui sa chose. Une scène érotique très réussie, où le garçon se fait littéralement «mener par le sac » au moyen de baguettes chinoises, illustre un rapport de force qui se retrouve dans une émission de radio et une interview avec LA star (Bulle Ogier), mais le plus étonnant du film est qu’il joue à la fois sur la satire et l’émotion , la cruauté et la sensualité (l’ombre de Félix Vallotton, érotomane puritain, se faufile entre les corps), le noir des desseins humains et la blancheur de la neige ou de la chair…

     

    Baier-Bideau et les Panini

    Un autre homme a tant intéressé Frédéric Maire qu’il l’a inscrit dans la compétition internationale du Festival de Locarno – seule présence suisse. Nicolas Bideau, pour sa part, n’avait pas été convaincu par le projet. Ainsi a-t-il refusé, avec ses experts, de soutenir ce film à petit budget (enrviron 350.000 francs), dont pas une mention n’est faite par ailleurs dans la brochure promotionnelle imitant le style des Panini et publiée à l’occasion du Festival. Renseignement prix : c’est le cinéaste lui-même qui a refusé de se prêter à cette opération marketing, selon lui « hideuse».

    Baier2.jpgA Locarno : Un autre homme de Lionel Baier, 9 août, FEVI, 16h.15

        

     

     

     

     

     

  • Nanni Moretti ou la comédie engagée

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    FESTIVAL DE LOCARNO L’hommage au grand réalisateur italien marquera la 61e édition, qui s’ouvre aujourd’hui. Rétrospective de l’oeuvre d’un homme-orchestre, polémiste et poète. Qui dit «je » au nom de tous

    Nanni Moretti passera le cap de ses 55 ans le 19 août prochain, trois jours après la clôture du Festival de Locarno, qui l’aura honoré assez naturellement. L’ « esprit de Locarno » se retrouve en effet dans l’acuité de sa perception du monde actuel, l’originalité constamment inventive de ses films, à la fois engagés et non dogmatiques, mêlant vices publics et vie privée, ou vice versa… Tant par sa façon de travailler, en équipes restreintes et sur budgets modestes, que par son implication personnelle aux titres multiples de scénariste et de réalisateur, de producteur et d’acteur (on se rappelle sa prestation dans le mémorable Padre padrone des frères Taviani, et « son » dernier film à découvrir, Chaos Calmo d’Antonello  Grimaldi, le voit co-signer le scénario et tenir le rôle principal) ), et plus encore par son implication très personnelle dans ses films, Nanni Moretti fait figure de franc-tireur dont la liberté de mouvement et la poésie personnelle fascinent plus d’un jeune réalisateur, comme un Alain Cavalier ou un Jean-Luc Godard, dans un rapport plus ouvert avec le public. Le meilleur test en sera, sans doute, la projection sur la Piazza Grande (le 13 août) de cette merveille que représente Palombella rossa (1989), entre autres étapes marquantes, de Je suis un autarcique (1976), son premier long métrage,à La chambre du fils (palme d’or à Cannes en 2001), en passant par le non moins remarquable Journal intime (1994), autre illustration magistrale de cette façon unique, chez Moretti, de passer de son drame personnel (la lutte contre le cancer à cette époque, ou le désarroi politique) à la condition de tous.

    Moretti3.jpg« Je ne veux plus hurler contre les autres, je ne suis pas résigné, j'ai compris qu'ils sont comme ils décident d'être et non pas comme je désire qu'ils soient », déclarait déjà Moretti à l’époque du premier épisode du feuilleton Berlusconi, et ces propos correspondent mieux encore à l’Italie actuelle, Le caïman (2006), évocation pourtant mordante des années de la «Casta», la nouvelle société dirigeant pourrie de privilèges, n’a pas fait de grande vagues.

    Mais l’impact direct, au sens du militantisme à courte vue, est-il un critère pour juger de cette œuvre artistiquement et existentiellement si engagée ? «Je suis de gauche et ce qui m'intéresse, c'est d'ironiser sur la gauche, de la critiquer, de la stigmatiser», déclarait-t-il précisément, et son recours à la comédie, comme chez Fellini ou Dino Risi, n’a jamais été un recul par rapport à ses idées.  « Je déteste les films politiques! Je les détestais déjà dans les années 70! C’est  toujours le moment de réaliser une comédie!» s’exclame l’un des personnages du Caïman, film implicitement politique au demeurant. L’ironie de Nanni Moretti est bien là, qui sait si bien faire rimer comédie avec Italie…  

     

    A la rétrospective  des films réalisés par Nanni Moretti ou de ceux auxquels il a participés, s’ajouteront la présentation d’une dizaine de documents-entretiens filmés sur son travail, dont le long métrage que lui a consacré  André S. Labarthe, la publication d’un livre en coédition avec les Cahiers du Cinéma, et une exposition (au Museo Casorella) documentant le travail du réalisateur, lequel sera présent lui-même dès le 14 août.