Un jour comme celui-ci, de Peter Stamm
On pense à divers grands « types » littéraires en lisant Un jour comme celui-ci, dernier roman traduit de l’auteur alémanique Peter Stamm, qui a pourtant sa tonalité propre et sa qualité réellement unique.
Le protagoniste, prof d’allemand dans la banlieue parisienne depuis dix-huit ans, fait d’abord un peu penser à la fois au Meursault de L'étranger et au Roquentin de La nausée, entre autres anti-héros indifférents et proches du nihilisme, mais non moins attachants par leur seule présence. En l’occurrence, plus que cet Andreas fumeur et flâneur, qui passe d’une maîtresse à l’autre sans s’attacher à aucune, c’est son entourage, le climat dans lequel il baigne, et plus encore l’air de Paris qui retiennent le lecteur dans les moroses premières pages, avant que sa vie ne se transforme soudain, qui évoquera alors un autre désespéré de la littérature contemporaine, en la personne de Fritz Zorn.
Sous le regard délicat de Peter Stamm, dont l’écriture est admirablement poreuse, ce n’est pas à la révolte qu’aboutit la subite révélation du mal qui le menace de mort, mais à une sorte de conversion intérieure qui l’ouvre progressivement au monde et à un amour moins mesquin que ses passades, dans un mélange de mélancolie et de sensualité tendre qui est le propre de l’auteur.
Andreas se réveille un peu comme Ivan Illitch, dans la géniale nouvelle de Tolstoï, ou comme le protagoniste de Vivre, le film non moins bouleversant de Kurosawa, dont la vie bascule lorsqu’on lui apprend qu’il n’a plus que quelques semaines à vivre. Dans le cas d’Andreas, le sursaut ne sera pas d’ordre éthique, comme chez Kurosawa, ni d’ordre socio-philosophique, comme chez Tolstoï, mais il n’en irradie pas moins une sorte de lumière et de musique qui enveloppe la deuxième partie de ce roman d’une atmosphère à la fois mélancolique et tonifiante. Que la vie est belle et combien on l’a mal reçue et mal aimée, semble murmurer Andreas, qui ne change pas fondamentalement en apparence mais se bat à sa façon contre sa salope de maladie et qu’on sent se réconcilier peu à peu, avec autrui tant qu’avec lui-même. Tout cela que Peter Stamm filtre à fine touches, tout en sensibilité et en stoïcisme sensuel, jusqu’à cette dernière page rappelant le bonheur d’un certain Sisyphe où la caresse du vent parfumée sur le front de Meursault…
Peter Stamm. Un jour comme celui-ci. Traduit de l’allemand par Nicole Roethel. Christian Bourgeois, 208p.
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Vers la littérature-monde
Jonathan Littell, Nancy Huston et Alain Mabanckou
vivifient la littérature de langue française
L’attribution de quatre prix littéraires des plus prestigieux, cet automne, à l’Américain Jonathan Littell (Prix Goncourt et Grand Prix du roman de l’Académie française), à la Canadienne-Française Nancy Huston (Prix Femina) et au Congolais-Français Alain Mabanckou (Prix Renaudot), fait figure d’événement significatif dans une France littéraire en perte de vitesse. Ainsi que l’auteur des Bienveillantes le relevait lui-même dans un entretien exclusif accordé au Monde (en date du jeudi 17 novembre dernier), les ténors de la littérature mondiale actuelle ne sont pas français mais le plus souvent issus de pays ou de grands chocs suscitent des œuvres fortes. C’est Amos Oz l’Israélien ou Orhan Pamuk le Turc, les Sud-Africains Nadine Gordimer ou J.M. Coetzee consacrés par le Nobel, Philip Roth et John Updike ou Joyce Carol Oates entre vingt autres Américains passionnants, le Nigérien Wole Soyinka ou le Portugais Antonio Lobo Antunes, et nous en passons. Cela ne signifie pas pour autant que la France littéraire actuelle soit sans intérêt, loin de là : les écrivains de qualité y foisonnent, mais les voix de portée « universelle » n’y sont plus, comparables à l’extraordinaire pléiade de la première moitié du XXe siècle, de Proust à Bernanos en passant par Céline, Gide, Malraux, Camus et tant d’autres.
Or, en dépit d’un indéniable creux de vague (y a –t-il aujourd’hui un seul grand écrivain français vivant de moins de 80 ans ?), le milieu littéraire français continue de pontifier comme si Paris restait le centre du monde et l’étalon du goût et de la qualité.
Il est cependant émouvant, et même admirable, qu’à une époque où toute une société littéraire française tend à disparaître, avec ce qu’elle avait de peut-être désuet mais aussi de fidèlement respectueux, le roman d’un jeune Américain soit couronné par deux académies. Est-ce à dire que Jonathan Littell renouvelle notre langue ? Nullement. En revanche, c’est bien dans notre langue que le jeune écrivain produit Les Bienveilllantes, cette œuvre puissante et dérangeante qui exorcise la double régression des crimes collectifs du XXe siècle et de l’éternel inceste, en invoquant les sources de la tragédie grecque. S’il ne réinvente pas notre langue, Littell la tire vers l’universel et sans doute cela fera-t-il voyager son livre autour du monde. D’une façon analogue, ce n’est pas l’originalité d’un style qui vaut la reconnaissance à Nancy Huston mais la même haute ambition de retracer quelques destinées individuelles à travers le même XXe siècle. Enfin, la source de l’Afrique ancestrale irrigue l’imaginaire et la langue d’Alain Mabanckou, avec une vitalité que trop souvent Paris sous-estime, comme il en va de tant d’œuvres francophones.
Lors du Festival de littérature francophone qui se tint ce printemps à l’enseigne du Salon du livre de Paris, Bernard Pivot s’est félicité, en présence d’Alain Mabanckou qu’il a défendu dès ses débuts, de l’enrichissement de la littérature française par ses « périphéries ». Reste à constater que lesdites « périphéries » pourraient bien devenir centrales, au dam d’écrivains français de France qui continuent de se considérer comme le nombril de la République des lettres. Ainsi, au frileux frisson d’horreur qui secoue l’académicien ex-avant-gardiste Alain Robbe-Grillet lorsque Tahar Ben Jelloun se risque à lui demander s’il se tient lui-même pour francophone, s’oppose l’ouverture au monde, la générosité et le sérieux d’écrivains « multiculturels » qui revivifient la littérature en train de se faire.Cette chronque a paru dans l'édition de 24Heures du 25 novembre 2006.
A suivre ces tout prochains jours: un entretien avec Nancy Huston sur le thème de la littérature-monde, réalisé le 30 mars 2007 à Paris
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Théâtre sous le drap
La Chambre, de Philippe Bonilo. Premier roman, fine merveille...
«Sais-tu quelle est ma grande terreur?», lui demande-t-elle.
Et lui de répéter sans point d’interrogation: «Ta grande terreur».
Alors elle: «Pas tant de vieillir que d’être amenée en avançant dans l’âge, même si je m’améliore, même si je me rapproche de ton idéal de femme, à trahir celle que je suis aujourd’hui, heureuse, à toi. Je déteste cette femme accomplie que je serai demain, car tu la préféreras à moi, et que tu auras de bons motifs pour qu’il en soit ainsi.»
Et lui: «Je t’aimerai toujours».
Alors elle: «Ce n’est pas une consolation, tu me suivrais jusqu’à la mort, comme le petit chien perdu que tu es».
Il est le plus avancé en âge, elle presque une femme enfant dont il aimerait pourtant des enfants, mais elle veut tout et rien que le présent à présent: «Si tu m’aimes, tu peux, mon préféré, mon choisi, me rendre éternelle, ne t’endors jamais, regarde-moi toujours, ne t’éloigne de moi pas plus loin que de la longueur de ton bras, écoute-moi respirer, contemple-moi, veille sur mon sommeil, ne m’abandonne pas à mes démons, parle-moi, parle-moi sans cesse, fais-moi jouir chaque fois que tu me prends et plusieurs fois à la suite, comme tout à l’heure, mon bel étalon, c’est mon dû, je veux de beaux orgasmes».
Ils sont deux dans la chambre, lui et elle. Leur parole alternée dit tout comme au théâtre de sous le drap, dans une lumière douce, à la fois obscène et chaste. Ils jouent à se découvrir en se racontant ce qu’ils faisaient tel jour de leur enfance, ils jouent à se faire peur pour se conforter dans l’évidence qu’ils s’aiment plus qu’ils ne se le figurent, ils sont alternativement le faible et le fort, l’enfance et la vieillesse, ils ne cessent de parler et c’est une musique, c’est le silence des peaux et des regards, c’est le babil des lèvres et des paupières.
Lui: «Tu es plus désirable que jamais, tout éclairée de l’intérieur».
Elle: «Sommes-nous d’après toi en train de faire l’amour?»
Lui. «En bavardant de la sorte?»
Elle: «Oui.»
Lui: «Oui.»
Elle: «Alors pourquoi tu te tais?»
Lui: «Je pense à toi».
Elle: «Ne me pense pas, regarde-moi, prends-moi comme je suis, quand tu penses à moi, j’ai comme une absence, je cris que tu m’ignores».
Lui: «Jamais je n’ai vu personne avant toi».
Elle sans point d’interrogation: «Pas même ton visage dans la glace».
Lui: «Pas même».
Alors elle: «Tu as tort, tu es beau, j’aime me regarder dans la glace, ça m’excite comme si je voyais quelqu’un d’autre, tu trouves que je suis trop sexuelle, c’est beau un corps nu, se dire que c’est le sien, c’0est encore pire, tu sais pourquoi, monsieur je sais tout?»
Lui: «Demande-le au pape, il te répondra»…
Il y en a comme ça 66 pages, d’une eau limpide et vive qui traverse une intimité partagée pendant une vie entière, car la jeune femme enfant est à la fin une femme mûre qui a enfanté et par la chair et par l’imagination de tout ce qu’il est possible d’imaginer entre deux amants éternels piégés dans la chambre du Temps.
C’est le premier livre de Philippe Bonilo. C’est un chant d’amour dont l’immanence radieuse, mais incarnée donc cernée de vertiges et voilée de mélancolie, est ressaisie poétiquement par l’architecture même du dialogue. Cela existe dans l’instant donné et dans le Temps déployé. C'est une fine merveille qui vaut toutes les têtes de gondoles du moment…
Philippe Bonilo. La Chambre. Arléa. 66p.
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Fantaisies de Stendhal
Les Privilèges, ou ce que God en accordera...
« Mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond et me promener ainsi dans Paris », écrivait Henri Beyle dans son journal, mais le premier des vingt-trois articles réunis sous le titre de Privilèges, qu’il jeta sur le papier d’un jet le 18 avril 1840 à Rome, deux ans avant la crise d’apoplexie qui le terrassa, est plus immédiatement explicite dans sa requête à God : « Jamais de douleur sérieuse, jusqu’à une vieillesse fort avancée ; alors, non douleur, mais mort par apoplexie, au lit, pendant le sommeil, sans aucune douleur morale ou physique. » On constate post mortem que God fut bon prince en matière de conclusion, mais la suite de ces requêtes sera plus inattendue, voire délirante, au point d’y faire voir à certains du rimbaldisme avant la lettre, alors que Jean Starobinski y décèle un texte faustien.
S’il ne lésine pas sur l’utopie, Stendhal aimerait que les privilèges accordés par God fussent discret : « Les miracles suivants ne seront aperçus ni soupçonnés par personne ». Dès l’article 3, l’amoureux quelque peu défaillant qu’il est devenu se montre à la fois précis et nuancé en attendant le viagra : « La mentula, comme le doigt indicateur pour la dureté et pour le mouvement, cela à volonté. La forme, deux pouces de plus que l’article, même grosseur. Mais plaisir par la mentula, seulement deux fois la semaine ». La suite est plus originale : « Vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l’être qu’il voudra, pourvu que cet être existe. Cent fois par an, il saura pour vingt-quatre heures la langue qu’il voudra ». Là ça devient le rêve : parler tous les trois jours le tahitien ou le télougou, le malayam ou le sumérien…
Les vœux de Stendhal ne sont pas que physiques et moraux, puisque « tous les jours, à deux heures du matin, le privilégié trouvera dans sa poche un napoléon d’or, plus la valeur de quarante francs en monnaie courante, d’argent du pays où il se trouve ». De surcroît, le privilège du privilégié rebondira parfois sur autrui ou sur l’animal : « L’animal monté par la privilégié ou tirant le véhicule qui le porte ne sera jamais malade, ne tombera jamais ». Inversement, une certaine bague et une certaine formule permettra au privilégié de se débarrasser, à six mètres à la ronde, des puces et des morpions, rats et raseurs, comme il pourra changer un chien en une femme belle ou laide, selon l’humeur ou l’usage.
Ces folles requêtes se parent, ici et là, d’une aura mélancolique, comme celle de l’article 20 : « Le privilégié ne sera jamais plus malheureux qu’il ne l’a été du 1er août 1839 au 1er avril 1840 ». On se rappelle que ces Privilèges furent rédigés le 10 avril 1840…
Il faut citer aussi tout l’article 21 pour évaluer le départ et les nuances de ces requêtes : « Vingt fois par an, le privilégié pourra deviner la pensée de toutes les personnes qui sont autour de lui à vingt pas de distance. Cent vingt fois par an, il pourra voir ce que fait actuellement la personne qu’il voudra ; il y a exception complète pour la femme qu’il aimera le mieux. Il y a encore exception pour les actions sales et dégoûtantes ».
On est tout rassuré. A cela près que le privilégié réclame aussi le droit de tuer un peu, de temps en temps (dix êtres humains par an, mais aucun auquel il aurait parlé), mais s’il peut prendre la vie il ne saurait dérober aucun objet : ses membres le lui refuseraient. Ainsi de suite…
Tel stendhalien (Victor Del Litto) voyait en ces Privilèges « un texte d’une importance capitale », mais en quoi donc ? Je me le demande. Il y a là, sûrement, une curiosité littéraire tout à fait étonnante, qu’on peut prendre comme un jeu ou comme une suite de rêveries à connotations confidentielles ou compulsives. « L’imagination surpuissante terrasse la désenchantement du monde, sa mesquinerie réduite », écrit Antoine de Baecque dans sa préface un brin ronflante qu’un autre stendhalien plus goguenard de ma connaissance, Paul Léautaud, eût probablement taxé de « littérature »…
Stendhal. Les Privilèges. Préface d’Antoine de Baecque. Rivages poche, Petite Bibliothèque, 61p.