De la Frau Doktor en knickerbockers. De la culture alternative ou alternée sur jachère. Où l’utopie se trouve recyclée en séminaires coûteux. Des vérités du Monte Verità.
Ascona, Monte Verità, ce mercredi 13 juin 2007. - La Frau Doktor en knickerbockers remontait au pas de charge les allées fleuries du Monte Verità, me rattrapa sur un faux plat et me débita, sans reprendre son souffle, le récit du Programme qu’elle s’était imposée depuis une semaine avant de rallier le séminaire de culture alternative qui se donnait en ces lieux.
La Frau Doktor avait « fait » la veille la Casa Nietzsche de Sils Maria, le jardin du Palazzo Salis, à Soglio, où elle avait identifié le séquoia qui avait vu passer Rilke, le musée Giacometti de Stampa et le château de Castelmur qu’elle avait trouvé d’aussi mauvais goût que le disait son guide, ce qui l’avait fait rire, « ah, ah », car son guide aventurait souvent des considérations oiseuses.
Il n’y avait point de place, dans le discours précipité de la Frau Doktor en knickerbockers, pour les considérations oiseuses, pas plus qu’il n’y avait d’hésitation dans les sarcasmes formulés par l’anarchiste Erich Mühsam, auquel son grand-oncle Friedeberg avait été lié en 1906, contre les végétariens auxquels manquait décidément l’esprit révolutionnaire. Elle-même avait étudié à fond les écrits de Mühsam, liquidé en 1934 dans le camp de concentration d’Oranienburg, et c’est avec pétulance qu’elle me cita par cœur un sien quatrain satirique :
« Wir essen Salat, ja wir essen Salat
Und essen Gemuse früh und spät
Auch Früchte gehören zu unsrer Diät
Was sonst noch wächst, wird alles verschmähht »…
Puis ce fut la minute de nostalgie béate à deux voix, immédiatement suivie, de son côté, par un sursaut à caractère alternatif, auquel j’opposai discrètement ma conception d’une culture alternée sur jachère.
Ainsi donc, nous rappelions-nous mutuellement, tout ce que l’Europe avait compté d’idéalistes était venu faire sa cabane et ses dévotions au soleil en ces espaces ensauvagés. Hermann Hesse y avait séjourné dans une anfractuosité de rocher et s’y était exposé tout nu à l'astre solaire tandis qu’Isadora Duncan ondulait sous la brise juste vêtue d’une écharpe de soie mauve. Des hippies avant la lettre y avaient construit des cahutes, lesquelles étaient devenues de coquettes villas au fur et à mesure que l’idéal s’émoussait, avant les hôtels de luxe et l'actuel Centre de Rencontres multimondial. Un commissaire local avait été mandé sur les lieux pour vérifier que les orgies qu’on y évoquait relevaient du racontar populaire. Un sanatorium y accueillit des poumons ravagés de toutes nations. Des théosophes crurent y entrevoir un avatar de la mythique Lémurie, le peintre Elisar von Kupfer y figura le Paradis, des jeunes filles dansaient sur des airs de Wagner - il ne pourrait y avoir de guerre dans un tel monde.
Mais la Frau Doktor en knickerbockers regardait sa montre : le séminaire reprenait à l’heure punkt, où il serait question du génial Harald Szeeman, concepteur de la relance publicitaire du Monte Verità et de l’exposition de 1975 rachetée par la Fondation que je ne pouvais manquer de visiter, pas plus que je ne saurais m’abstenir d’une visite à la pittoresque Hetty Rogantini-De Beauclair, figure tutélaire des lieux et vestale de la Casa Anatta. Alors, comme je faisais valoir à l’exténuante Frau Doktor que j’avais prévu, de fait, ces dévotions variées, elle consacra les cinq dernières minutes qui lui restaient à me sonder sur mon aperception de la culture alternative, puis à s’inquiéter de ce que je me réclame plutôt de la culture alternée sur jachère.
Je ne le lui dis pas, pour ne pas la peiner, mais je n’avais envie ici que d’oublier ce qu’on idéalisait du temps des idéalistes du Monte Verità, pour mieux le retrouver en mon for privatif. Son devoir culturel, je le lui laissais ; cette culture recyclée en séminaires coûteux ou en voyages instructifs ne me disait rien. Je lui dis en revanche que la culture alternée passait par des voies imprévisibles, qu’aucun guide n’indiquerait jamais. Et que pensait-elle, au fait, de la tradition perdue consistant à ne choisir les jeunes filles au pair qu’à proportion de leur capacité d’amuser les enfants ?
La Frau Doktor me considérait maintenant d’un air à la fois interloqué, sincèrement perplexe et navré. Etais-je bien sérieux ? N’était-il pas indiqué que nous nous retrouvions après le séminaire afin de travailler ensemble le sujet ? Je déclinai poliment, tout en me figurant la Frau Doktor en knickerbockers et peinant à se dépouiller de ceux-ci pour danser un peu… mais non : la tête pesait trop sur ce corps voué à la seule marche forcée. Hélas, il lui faudrait encore du temps, à la Frau Doktor en knickerbockers, avant de vivre enfin selon les vérités du Monte Verità…
(A suivre)
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Lors d'un entretien radiophonique, Gilles Châtelet, interrogé sur la philosophie antique, à la question anodine de savoir s'il avait été en Grèce, répondait par la négative, arguant du fait que l'esprit de l'Histoire ne passe pas deux fois par le même lieu. De la même manière, peut-on affirmer que l'utopie de Monte Verità peut se conserver en curiosité muséographique (not. à la Casa Anatta) ? Certes la "Frau Doktor" Hety, fille du peintre Alexander de Beauclair, engagé en 1907 pour suppléer Henri Okendoven, proprio. du sanatorium de Monte Verità (mi colonie d'idéalistes, mi petite entreprise), semble vivre le compteur bloqué sur 1900-1920, n'empêche que c'est une mémoire vivante du lieu, riche en anecdotes (à ce propos le texte de Mühsam sur l'établissement de cure est traduit en français : Ascona et autres textes, La Digitale, 2002, même si le livre droit de réponse de Ida Hofman, "Monte Verità : Wahrheit ohne Dichtung", est passé aux oubliettes) et, aussi excentrique soit-elle, elle a contribué avec Harald Szeman à sortir de l'oubli cette "aventure". Kaj Noschis, qui a publié une étude en français sur Monte Verità, leur reconnaît en exergue son tribut pour l'aide documentaire. Rien n'interdit, et c'est le cas de Serge Latouche, théoricien de la décroissance, de chercher quelle actualité on peut tirer de cette expérience parmi d'autres "communautés libres" à cette époque, tout en gardant une distance critique. Après tout, Monte Verità n'appartient-il pas avant tout à un imaginaire géographique ?