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Est-il obligatoire de lire les livres dont on parle? Et faut-il les lire entièrement «soi-même» pour en dire quelque chose? N'y aurait-il pas une méthode qui permette de parler d'un livre qu'on n'a pas ouvert? Autant de questions que Pierre Bayard aborde dans un livre dont le titre provocateur annonce un discours critique et cynique à la fois: Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?
Prenant le contre-pied d'un certain terrorisme, ou d'un conformisme certain, qui frappent de honte celui qui n'aurait pas lu tel ou tel livre «qu'il faut avoir lu» ou «dont on parle», Pierre Bayard s'affaire à détendre l'atmosphère, si l'on peut dire, en commençant par rappeler la boutade d'Oscar Wilde, grand lecteur devant l'Eternel: «Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique, on se laisse tellement influencer»…
Blague à part, Pierre Bayard brocarde avec raison la convention souvent hypocrite qui voudrait qu'une honnête femme ou qu'un honnête homme du XXIe siècle ait forcément lu Proust et tout Proust, tout Joyce et les 633 pages tassées du Nom de la rose d'Umberto Eco ou les 903 pages non moins compactes des Bienveillantes de Jonathan Littell. Nul doute que beaucoup de ceux qui en parlent n'ont pas vraiment lu ces deux «musts» de la littérature contemporaine. Par ailleurs, beaucoup de ceux qui causent de tel «classique» incontournable (de Don Quichotte aux Essais de Montaigne) à ou, à l'opposé, de tel ou tel best-seller mondial (de Love story au Da Vinci Code) ne les ont peut-être lus qu'en partie, et peut-être ce qu'ils en disent se réduit-il à des on-dit…
Oscar Wilde, lui encore, remarque aussi que «pour apprécier la qualité et le cru d'un vin, point n'est besoin de boire tout le tonneau». Et d'ajouter qu'«il est facile de se rendre compte, en une demi-heure, si un livre vaut quelque chose ou non. Six minutes suffisent même à quelqu'un qui a l'instinct de la forme. Pourquoi patauger dans un lourd volume?» Or ce que Wilde dit avec malice, ce n'est pas du tout que la lecture est inutile, mais que la qualité d'un livre ou d'une lecture est plus importante que la performance quantitative du lecteur. Que certains livres ne méritent même pas les six minutes d'un premier aperçu. Que d'autres nous donnent plus par lampées fines qu'à pleine barrique. Que mal lire un livre en entier ne vaut pas mieux qu'en lire bien quelques pages. Mais cela signifie-t-il pour autant que lire ou ne pas lire revient au même? Nullement, en tout cas dans l'esprit de l'humoriste anglais.
Or il en va tout autrement dans le propos de Pierre Bayard, qui se livre bonnement à une apologie de la non-lecture en multipliant les arguments démagogiques visant à rassurer paresseux et papoteurs. Pour Bayard, ce qui importe n'est pas tant de lire un livre que de savoir le situer plus ou moins. Lui-même affirme qu'il ne lira jamais l'Ulysse de Joyce, se contentant de seriner à ses étudiants que «ça» se passe à Dublin et que c'est une sorte de remake de L'Odyssée d'Homère. Et d'expliquer (assez mal au demeurant) comment s'y prendre, devant la personne qu'on aimerait séduire, prof à l'examen ou petit(e) ami(e) pour lui faire croire qu'on a lu tel ou tel bouquin…
Et le plaisir, là-dedans? L'enrichissement personnel que suppose toute vraie lecture? Les merveilleux voyages imaginaires? La symphonie des mots? La lecture n'est-elle qu'un moyen de briller en société ou une approche du monde et des autres qui aide à se connaître soi-même et à vivre?
Pierre Bayard. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus? Minuit, 162 p.
Cette chronique a paru dans l’édition de 24heures du 1er mars 2007