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Les folies d’un conteur



L’esprit du conte est incessamment menacé par le besoin de tout ramener à l’ordinaire et à l’utilitaire, comme le rappelait Dino Buzzati dans une nouvelle où l’on voit, tout mélancolique, le Croquemitaine errer nuitamment de fenêtre en fenêtre en espérant effrayer un peu les mioches, lesquels, mal éduqués par des parents gravement positivistes, ne croient plus en lui. Horreur de penser que la formule magique d’« il était une fois » ne puisse plus réunir les hommes sous l’arbre à palabres…

Or voici ressurgir cet immémorial génie des peuples qui inspira les conteurs de toutes les cultures - de Gilgamesh à Kipling ou des légendes recueillies par Grimm, Astafiev, Calvino, ou Ceresole en terre vaudoise, entre tant d’autres, aux contes romantiques ou fantastiques d’un Edgar Allan Poe – dans une suite réellement extraordinaire (au sens premier) de nouvelles bousculant à vrai dire toutes les conventions du conte, sous un titre invoquant magiquement un Animal totémique : Les dictées de la tortue.

La première sagesse que nous enseigne le griot helvético-mitteleuropéen Jean-Jacques Langendorf (l’auteur vit dans un château des marches d’Autriche-Hongrie) est tirée d’un Destin d’ours qui retrace la trajectoire, de l’originelle forêt de Panonnie romaine au fond d’une poubelle contemporaine, de l’Ours archétypal redouté et vénéré, traversant les époques d’un Empire humain à l’autre (de Temeratus à Adolf Hitler, l’évolution titube également) pour devenir Mâni, c’est à savoir Petit Homme de peluche à tête de nounours qu’on fout au panier.
Dans un esprit proche, Les dictées de la tortue relancent la belle idée d’une longue mémoire stoïque et soudain pourvue de parole, où l’on voit une vénérable tortue de Saint-Hélène, familière de Napoléon en son temps et prénommée Rirette par le narrateur, satisfaire celui-ci en accédant à la parole (son premier mot est « pluie ») avant de nourrir dix cahiers de dictées et de finir en soupe à l’âge suffisant de 250 ans.

Pierre Gripari, autre grand conteur, nous disait un jour qu’il ne suffit pas d’avoir quelque chose à dire : qu’il faut savoir le raconter. C’est le double ressort de l’art hirsute de Langendorf, qui dit énormément de choses intéressantes dans ses nouvelles : sur la musique et la peinture, l’art et la guerre, les idées qui ajoutent une dimension au monde, la jalousie du connaisseur pour le créateur, les entrelacs de la nature et de la culture, les rapports de filiation (thème récurrent chez lui) et tout ce qui nourrit notre savoir et notre expérience au sens le plus large. A tout coup cependant, l’observation ou le jugement passent au filtre du conte, et c’est reparti !
Voici donc comment (dans Deux tombes, un homme) l’œuvre prêtée à Ramuz, tâcheron manquant un peu d’inspiration et de fonds propres, fut à vrai dire écrite par un militaire, un certain Guisan galonné à la feuille, l’utilisant en nègre pour ne pas gêner sa martiale carrière. Dans Le géant de l’Apennin, c’est l’approche d’un titan de pierre à visage humain relançant (mais autrement) la fascination des bouddhas de Bamyan, de la Bavaria « poufiasse » de Munich ou des « monstres » de Bomarzo. Ou encore, dans Les yeux bandés, petite merveille, ce sont les conséquences du libre choix d’un garçon sensible, qui préfère ne pas voir le monde comme tout le monde…

De plus en plus libre et fou, comme un constructeur de « folies », le conteur culmine dans l’extravagance profonde (jamais gratuite, mais ne craignant pas le gros trait) avec Brillantine, superbe évocation de l’effondrement d’un talent d’artiste contaminé par l’envieuse médiocrité ; et le thème de la source de l’art, mêlant grâce et sacrifice, élévation et trivialité, est repris dans l’étonnante Torture : travail d’esthète, autour de l’Ecorchement de Marsyas du Titien ; et la place nous manque pour détailler la tragique et belle Mort d’Albéric Magnard, opposant les règles de l’art et de la guerre ou l’épatante Histoire de livres, savoureux hommage au vice impuni célébrant la formule « il existe, mais je ne l’ai jamais vu ! », en passant par le cri de guerre de Mickey («Ah ! je suis content d’avoir une mitrailleuse », le saint pollen de poussière de la librairie Jullien à Genève ou Les sept piliers de la sagese…

Folle sagesse enfin de Langendorf, styliste dans la masse, écrivain romantique de torrentueuse énergie, lansquenet de la plume que, pour l’essentiel, porte l’esprit du conte. A cheval, ami lecteur !

Jean-Jacques Langendorf. Les dictées de la tortue. Edtions Zoé, 193p.




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