C’est un grand monsieur des lettres romandes que Jacques Mercanton, qui a laissé une oeuvre considérable mais quelque peu méconnue, voire tout à fait inaperçue en France.
Jacques Mercanton était né le 16 avril 1910 à Lausanne où il avait accompli ses écoles et ses études de lettres, complétées en Sorbonne à la faveur d’un séjour parisien d’un année, en 1933. Ce fut à Paris aussi, en 1935, qu’il rencontra James Joyce dont il devint l’ami et avec lequel il se livra à quelques travaux, lesquels accréditèrent la légende selon laquelle le Vaudois aurait été le secrétaire du grand écrivain. Après ses débuts dans l’enseignement, Mercanton occupa, de 1938 à 1940, le poste de lecteur de français à l’Université de Florence. Auparavant, il avait écrit Le secret de vos coeurs, un recueil de nouvelles qui ne parut qu’en 1942, son maître René Bray lui ayant conseillé de finir d’abord sa thèse (Poésie et religion dans l’oeuvre de Maurice Barrès), soutenue en 1940.
Depuis cette date, où il commença d’enseigner au Collège classique de Lausanne, jusqu’en 1954, où il fut appelé à la chaire de littérature française de l’Université de Lausanne, Jacques Mercanton mena de front ses activités professorales et littéraires. L’année de la parution de son premier roman, Thomas l’incrédule, aussitôt distingué par le prix Rambert 1943, marqua aussi la rencontre avec Albert Skira et les débuts de la revue Labyrinthe où il approcha divers écrivains de renom, d’Eluard à Mauriac, ou de Malraux à Paulhan. L’envoi du volume d’essais intitulé Poètes de l’univers à Thomas Mann fut l’occasion, en 1947, d’une première rencontre des deux écrivains, qui restèrent en correspondance jusqu’à la mort du romancier allemand. Une autre amitié importante se noua entre Mercanton et le mystique orientaliste Louis Massignon, de 1955 à 1962. En 1948, Le soleil ni la mort, roman, obtint la Prix de la Guilde du Livre, et les nouvelles de Christ au désert un prix Schiller. Par la suite parurent, dans le domaine narratif, un récit (Celui qui doit venir, 1956), un roman (De peur que vienne l’oubli, 1962 ), un très beau recueil de nouvelles (La Sibylle, 1967), et enfin l’oeuvre romanesque majeure que constitue L’Eté des Sept-Dormants , parut en 1974 et représentant à la fois l’éducation sentimentale et le testament littéraire de Jacques Mercanton dont l’oeuvre, dûment reconnue au pays (Prix C.F. Ramuz en 1975, Prix de la Ville de Lausanne en 1982 et Prix Gottfried Keller en 1988) n’a jamais vraiment, en revanche, franchi la barrière du Jura. Le fait est d’autant plus paradoxal que Mercanton était sans doute le moins «régionaliste» de nos écrivains, incarnant plutôt l’homme de culture européen.
A l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, en 1990, Jacques Mercanton nous disait éprouver un sentiment d’accomplissement, convaincu qu’il était d’avoir écrit ce qu’il devait. La publication de ses Oeuvres complètes en onze volumes accréditait largement ce discret orgueil. Six recueils de récits et nouvelles et cinq romans, dont une ample symphonie, balisent aussi bien la méditation incarnée de Mercanton sur la beauté pressentie comme un lieu d’extrême tension (« La beauté, c’est-à-dire l’harmonie, est une chose non seulement terrible, mais encore mystérieuse; elle est le combat de Dieu et du démon et leur champ de bataille, c’est le coeur des hommes», s’exclamait Dimitri Karamazov, cité par Mercanton), les avatars charnels ou spirituels de la passion, les drames intimes inscrits dans la tragédie collective, le mystère insondable de la condition humaine et la quête de l’«autre royaume».
Une place à part doit être réservée, dans l’oeuvre de Jacques Mercanton, à L’Eté des Sept-Dormants. Bilan de toutes les expériences de l’auteur, ce roman à l’ample musique, d’un charme profond, évoque l’amitié amoureuse liant un jeune homme à un adolescent, lequel fini par se donner la mort. Mais plus qu’une relation sentimentale de type pédérastique, ce poème romanesque tient à la fois de la confession et de la chronique, dont le personnage principal est peut-être le Temps roulant ses flots, tel le Danube omniprésent (l’histoire se passe aux confins de la Bavière et de l’Autriche), en de majestueux accords. Autour de Maria Laach, fascinante maîtresse de maison de la pension pour jeunes gens de Waldfried, et de Maître Laach son fantasque époux, nous suivons l’apprentissage existentiel d’une pléiade d’adolescents riches, pour certains, des plus hautes virtualités. Envoûtant pour peu qu’on s’y laisse immerger, L’Eté des Sept-Dormants nous fait participer de l’intérieur au mûrissement douloureux de Nicolas, le narrateur, dont l’amour ne parviendra pas à conjurer le destin tragique de Bruno, «enfant mystérieux» incapable de vivre. Expression vibrante du plus intime de l’auteur, dont le drame personnel s’inscrit dans la trame vivante de toute une communauté symbolique, ce roman laisse une empreinte inoubliable où la verdeur adolescente, les troubles de la sensualité, les grandes espérances et les premières déconvenues, les rapports complexes entre les êtres, la confrontation aux questions essentielles de la vie s’entremêlent dans une atmosphère magique et tragique.
Quant aux cinq volumes réservés à la part critique de l’oeuvre, ils nous apparaissent comme une vaste lecture du monde qui nous arrache au provincialisme dans l’espace et dans le temps que représente une culture standardisée ou vouée au culte de la nouveauté. La distribution des volumes invite, par surcroît à un parcours spirituel ascendant. Aux études magistrales consacrées au Siècle des grandes ombres, où Saint-Simon voisine avec Don Quichotte, et Racine ou Pascal avec Les Mille et une Nuits, succèdent les essais sur la littérature européenne de Ceux qu’on croit sur parole , témoignant derechef de l’étonnante ouverture au monde de l’auteur (Casanova et De Gaulle y voisinent avec Lawrence d’Arabie et Virginia Woolf ou Rilke, entre autres), tandis que l’ultime volume, sous le titre L’Ami secret et l’Enfant mystérieux, emprunté au mystique flamand Ruysbroeck, regroupe des essais majeurs sur l’art, la musique et la civilisation, dans une triple perspectve esthétique, éthique et spirituelle.
En préface à ce dernier ouvrage, Roger Francillon qualifiait très justement Jacques Mercanton d’«humaniste tragique», en soulignant la référence constante, dans son oeuvre, au mystère de l’Incarnation et au sacrifice du Christ. Si Mercanton se gardait de confondre les enseignements de l’art et ceux de la religion, il n’en prêtait pas moins une grande attention à toutes les manifestations de l’art qui nous aident à nous rassembler et à nous dépasser, à mieux vivre ensemble et à mieux affronter la mort. Plus que des propos de lettré éclectique, ses écrits sur la modernisation de la liturgie (Sous l’oeil des barbares) ou l’apport du rêve à l’expression littéraire, la vocation du roman, la peinture du bonheur (chez Vuillard notamment) ou ces musiciens qui comblaient son coeur (tels Mozart et Monteverdi), l’honneur de la culture et les fins dernières, sont d’un grand esprit dont tous les points du territoire sensible et spirituel se rattachent au même foyer. Plus qu’un verni mondain, la culture représentait pour Jacques Mercanton, qui déplorait de ne plus entendre de chansons populaires dans nos rues, «une manière d’être et de vivre, qui va des formes de la politesse, de la bonne grâce et du respect d’autrui, jusqu’à cette distance envers soi, si rare; figure pourtant de la véritable intitmité du coeur».
«Il faut qu’aujourd’hui la littérature se retrempe aux sources de la vie nous disait Jacques Mercanton lors de notre dernière rencontre, de même qu’il faut que la vie se retrempe aux sources de la littératures».L’écrivain disparu n’était pas du genre à battre les estrades ou à se prononcer à tout moment sur n’importe quoi. Pourtant il est probable que son oeuvre altière, parfois un peu empesée (nous pensons surtout aux romans d’avant L’Eté des Sept-Dormants), à la fois classique et romantique, résiste mieux que d’autres aux atteinte du temps.
Les Oeuvres complètes de Jacques Mercanton sont disponibles aux éditions de L’Aire. Les nouvelles de La Sibylle et L’Eté des Sept-Dormants figurent au catalogue de la collection Poche-Suisse, à L'Age d'Homme. Le numéro 35 de la revue Ecriture est consacrée à un hommage à l’écrivain. Une étude, signée Jean Romain, a paru aux éditions Universtitaires de Fribourg.