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  • Contre l'oubli

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    Philippe Rahmy, poète de corps fragile et d’âme forte, est mort le même dimanche qu’une cinquantaine d’innocents massacrés par un dément, pur produit d’une certaine Amérique. La même qui a semé la mort au Vietnam, ainsi que le rappellent Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen, roman saisissant, et la série documentaire Vietnam de Ken Burns et Lynn Novick, faisant acte de mémoire en 9 heures de projection. La même Amérique encore que traversait Philippe Rahmy au début de cette année, à la rencontre d’autres innocents et d’autres victimes...

     

     

    Pour se souvenir de Philippe Rahmy

     

    « La réalité dépasse la fiction », dit un lieu commun ne signifiant rien de plus que le constat selon lequel « les faits sont les faits » ou la conclusion que « c’est la vie ».

    Or notre drôle d’espèce a cela de particulier qu’elle ne se contente pas d’aligner ces platitudes, même si celles-ci l’aident à ne pas désespérer devant certains faits. Il lui faut comprendre, elle s’efforce de ne pas oublier et, tant il est vrai « qu’on peut rêver »: elle s’efforce de tirer un enseignement des pires faits en imaginant un monde meilleur.

    «Tu dois changer ta vie!», s’exclame Rainer Maria Rilke, de santé réputée fragile mais d’esprit fort, à la fin d’un poème consacré à la beauté d’un torse d'Apollon sculpté par Rodin. Et c’est la même aspiration qui n’a cessé d’animer un autre poète, de constitution plus délicate encore, du nom de Philippe Rahmy, mort le même premier dimanche d’octobre au soir duquel un Américain du nom de Stephen Paddock massacrait une cinquantaine d’innocents en la capitale des jeux de hasard de Las Vegas.

    Si l’on ne s’en tenait qu’au fait de la violence, la conclusion la plus tentante serait celle d’un troisième poète, et cette fois l’un des plus illustres, au nom de Shakespeare et de santé assez robuste pour recréer sur scène toutes les ombres, mais aussi les lumières de notre monde: « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ? »

    Or, le paradoxe (apparent) est que l’on trouve aussi, chez le même Shakespeare de quoi célébrer la vie sensée, magnifique et réjouissante comme le premier rire d’un enfant. Mais assez de littérature, et revenons aux faits. N’oublions jamais les faits !

     

    « Ne nous oubliez pas ! je ne vous oublie pas »

     

    Le 12 février 2017, Philippe Rahmy accédait enfin au parloir de la prison de Homestead, quelque part en Floride, pour recueillir le témoignage d’une jeune prisonnière noire marquée par une « salope de vie », condamnée à dix ans de prison pour des délits mineurs et risquant le pire en suite de nouvelles accusations probablement fausses. Et tels furent ses derniers mots à ce drôle de visiteur prétendant documenter les incarcérations indues dans l’Amerique de Trump: «Ne m’oublie pas !»

    La même supplique, exactement, qu’une certaine Patricia, engagée dans la lutte contre les mauvais traitements infligés aux travailleurs agricoles des champs de tomate de Floride, avait adressée à Rahmy après lui avoir fait découvrir (et vivre du matin au soir) les conditions de vie de ces nouveaux esclaves, parfois enchaînés la nuit dans leurs caravanes et subissant en leur chair les conséquences des arrosages massifs de pesticides - 31 substances en une seule saison et des malformations congénitales observées chez les enfants des travailleuses, etc.

    J’ai pensé à cette cinglée de Simone Weil - pas la ministre, mais la philosophe juive ouvriériste, prenant sur elle les souffrances du dernier des derniers en s’imposant le travail dans une usine -, en lisant le reportage de Philippe Rahmy, et je me suis rappelé l’incomparable travail de mémoire de Svetlana Alexievitch dans la Russie de Poutine, ou, un sicle plus tôt, le reportage du tuberculeux Anton Tchékhov auprès de sbagnards de Sakkhaline, pour tout dire: la littérature à témoin. Sur quoi la mère du protagoniste du Sympathisant, roman de l’auteur americano-vietnamien Viet Thanh Nguyen, nous lance à son tour : « Ne nous oubliez pas! »

     

    Le sanctuaire des colombes de guerre

     

    Du côté des faits, le président Donald Trump, après avoir minimisé le délire raciste de Charlottesville, a évacué tout débat sur les armes de destruction massive d’usage privée, après le massacre de Las Vegas, en réduisant « le mal absolu » de cet acte au délire d’un fou. Et pour le reste: on oublie!

    Comme le recommandait Henry Kissinger, Prix Novel de la paix toujours considéré comme un criminel de guerre par certains de ses compatriotes: « Oublions le Vietnam! »

    Oublions donc aussi les propos d’un certain Jimmy Carter, opposant occasionnel de la guerre au Vietnam, et qui, en tant que président, écarta toute initiative réparatrice en faveur des Vietnamiens au motif que les responsabilités étaient partagées.

    Mais la encore les faits sont têtus, comme on dit, et les témoins, ou les témoins des témoins n’en finissent pas de ne pas oublier.

    Viet Than Nguyen, citoyen américain né au Vietnam, rend ainsi la parole aux Vietnamiens dans un roman d’un comique noir bonnement shakespearien, dont l’un des mérites est de tendre aux Américains (et à nous tous spectateurs et consommateurs mondialisés) le miroir scandaleux du grand art le plus douteux en sa version hollywoodienne, signée Coppola. Apocalypse now ou la vérité tronquée sur une guerre dont les victimes n’ont qu’à se taire.

    En clair: dans Le Sympathisant, le capitaine, aide de camp d’un général de l’armée du sud Vietnam réfugié à San Diego après la chute de Saigon, devient consultant sur le tournage d’un film intitulé Le sanctuaire. L’auteur du roman, scandalisé par la vision unilatérale d’Apocalypse now, se pose en anti-Coppola en soulignant le racisme récurrent du monde hollywoodien, mais son roman joue sur tous les registres de la réalité la plus complexe vu que son protagoniste, taupe du vietcong, a été éduqué dans les universités américaines avant de revenir en son pays déchiré par le colonialisme, le nationalisme, le communisme et l’impérialisme.

    Formidable image sur la fin du tournage du Sanctuaire: ces acteurs rejouant dix fois leur propre mort en pressant sur leur ventre des saucisses supposé représenter leurs entrailles, bonnes ensuite à nourrir les chiens.

     

    L’art menteur et le document pour mémoire

     

    C’est entendu cher Freddy Buache: Apocalypse now relève du grand art, mais pour ma part j’ai toujours détesté ce film, et maintenant je comprends mieux pourquoi en lisant Le Sympathisant. Notre ami Freddy était lui-même sympathisant du vietcong, ça ne fait pas un pli, comme nous tous à vingt ans, mais les bombardements au napalm sur fond de musique wagnérienne et l’impasse totale sur le point de vue des Vietnamiens, tout de même quelle myopie et quel oubli !

     

    Cinquante ans après, jamais trop tard !

     

    Le film Shoah de Claude Lanzamn relève-t-il de l’art ou du document pour mémoire visant à faire changer les choses ? On ne le demandera pas à Benjamin Netanyaou, pas plus qu’on ne demandera à Donald Trump ou Vladimir Poutine ce qu’ils pensent de la série documentaire Vietnam, a voir aussi impérativement que Shoah pour sa manière de rembobiner le film de cette tragédie amorcée par la colonisation française et concentrant tous les affrontements idéologiques et géopolitiques.

    Par delà le show à l’américaine, la flamboyance lyrique d’un Coppola où le réalisme plus cinglant d’un Cimino, entre autres Platoon et Full metal jacket, voici les archives vivantes de cette tuerie alternant les témoignages des uns et des autres, anciens de la CIA ou compagnons de l’oncle Ho (terrible saga de ce patriote de la première heure courtisé et trahi par les bienfaiteurs français et américains prétendus défenseurs de La Liberté...), diplomates délivrés de leur langue de bois ou civils anonymes – une tragédie shakespearienne de plus au bilan que les uns n’oublieront pas avant que les autres remettent ça...

     

     

    Et la vie continue, les enfants: affaire privée…

     

    Le mercredi 4 octobre, deux jours après la naissance de notre premier petit-fils, j’aurai assisté à la projection de presse d’un documentaire, intitulé Les grandes traversées et réalisé par David Maye, relevant à la fois de la fidélité aux faits et de la poésie de cinéma.

    Le réalisateur valaisan, en temps réel, nous fait partager la fin de vie de sa mère cancéreuse et la venue au monde de la deuxième fille de sa sœur. Quoi de commun avec la politique étrangère des States, dont la violence ne remonte pas au Vietnam mais à traversé toute l’histoire, et quel lien avec les victimes innocentes de tous les massacres, de l’injustice et des racismes, des noyés en Méditerranée et des enfants nés malformés d’Immokalee ? Juste cela: notre regard humain sur la vie et la mort, affaire privée.

    Un interlocuteur de Philippe Rahmy, dont les parents ont été massacrés à Acteal, au Chiapas, affirme son refus de toute vengeance sur le même ton que ces Vietnamiens interrogés par Ken Burns et Lynn Novick, au même motif qu’il faut rompre le cercle vicieux de la violence. Faut-il attendre qu’une nouvelle génération de jeunes Américains soient massacrés au nom de la liberté de porter des armes pour que l’Amérique violente décide de changer sa vie ? On peut rêver, mais rêver ne suffit pas, nous rappelle tel poète sûrement fou à lier: « tu dois changer ta vie », etc.