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  • J'étais là, telle chose m'advint

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
     
    À La Désirade, ce samedi 23 mars. – La Personne, et la Présence, cristallisent ce qui m’occupe depuis mes quinze à dix-huit ans, la période de mes seconds éveils, les premiers datant de mes dix à treize ans environ, je dis bien : environ, car c'est plutôt à quatorze ans que j'ai mémorisé des milliers de vers sans trop savoir à quoi ça rimait, et qui m'ont formé sans que je n'en aie aucune idée...
    La notion poétique de Personne s’est définie, comme idée fixant une réalité, au moment où, commençant de rédiger mes carnets, en 1965-1966, avant notre voyage en Pologne, donc entre quinze et dix-neuf ans, avant la confusion des sentiments et de la sensualité, quand je lisais « les personnalistes », précisément, Emmanuel Mounier et Nicolas Berdiaev surtout, René Char en poésie et Jean Genet après Camus et Ramuz, très à l’écart des gens de mon âge – cette notion, ou plus exactement cette réalité de la Personne se fondait avec la notion et la réalité de Présence, que j’ai retrouvée plus tard chez Gustave Thibon et chez Simone Weil, et que je vis aujourd’hui en consonance avec toutes mes lectures, et notamment de Zundel l'admirable, remembrances d’antan et partages vivants avec quelques-uns.
     
    APAGONES. – En un momento dado, el protagonista de Una singularidad, con el nombre muy significativo de Abel Fleck (Fleck significa mancha, como todo el mundo sabe), se despierta de un sueño “olvidado” de tres días durante los cuales está “ausente” como en su infancia sonámbula, y este "agujero negro", que comienza a conceptualizar y relacionar con los famosos embudos de la singularidad gravitacional, se confunde más trivialmente con un agujero de la memoria, que me recuerda tantos años como si hubiera sido borrado de mi memoria o los de los demás - así me dijo mi hermana mayor por teléfono que mi retrato de un joven bonito de dieciocho años le hizo darse cuenta de que esos años me había perdido completamente de vista y no sabía en absoluto cómo habría vivido en mi juventud salvaje, uno y otro, saliendo del redil familiar, viviendo cada uno su propia vida antes de reencontrarse años después, y mucho más unidos, incluso en complicidad, en lo que a nosotros respecta, desde la muerte de Ramón y su desgraciada accidente…
     
    CRÉPUSCULE. - J’étais hier soir sur le ponton de L’Oasis, seul client resté là au milieu des chaises retournées, attendant mon poulet/frites tandis que le soleil n’en finissait pas de rougeoyer à l’Est de mon Eden et que sur le pan noir de la montagne filait la frise de loupiotes des voitures de la fugue autoroutière des fins de semaine, et je continuais de blaguer sur Messenger avec mon cher Bona, entre deux messages de Quentin tout étonné d’apprendre que j’avais rencontré Jean Genet rue de Rome, en 1973, par hasard sur un banc - j’étais là, le serveur serbe Ilia m’a apporté mon frichti en regrettant avec moi l’absence de notre ami le chien, j’étais là et j’ai pensé avec tendresse à ma douce amie me reprochant ce matin (SMS occulte) d’avoir les cheveux trop longs, raison de mon escale ultérieure chez la coiffeuse Viviane où nous avons fait notre tour d’horizon habituel (la connerie des parents chauvins de jeunes footballeurs qui s’agressent sur les bords de terrains, entre autres), puis remontant à La Désirade je me suis dit qu’avec les oiseaux (la mésange en photo géante dans le salon de dame Viviane) et nos petits-enfants la vie nous restait plus légère et bonne à prendre tandis que Blaise Cendrars racontait, sur l’autoradio de la Jazz, comment, revenant d’Amérique sur le paquebot Volturno, il s’est saoulé de la poésie du monde en frayant avec les centaines de pauvres immigrés renvoyés en Europe par la police new yorkaise, et comment il recueillit les confidences d’un condamné à mort enfermé dans une cage sur le pont arrière, etc.

  • Lenteur de la nuit

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    Les heures de la nuit s’allongent...
    Que cela semble étrange
    avère la constatation
    que s’alentit le temps du songe...
     
    Par la bouche ouverte du rêve
    s’en vont les ombres claires
    en quête peut-être de chair
    ou d’autres joies trop brèves...
     
    Tu te réveilles dans le flot
    Immobile des heures,
    et te rendors bercé
    dans la tranquillité du leurre...
     
    Plus rien ne sert à la mesure
    du temps qui reste là,
    penché sur ton front que rassure
    le suspens de son pas...
     
    Te reste du moins la caresse
    de l’illusion féconde
    par laquelle toute tendresse
    rappelée, surabonde...
     
    Le temps se déplie à la fin
    comme une rose noire
    où tu boiras, comme au ciboire,
    le nectar assassin...
     
    Peinture: Leonor Fini

  • Coïncidences

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII)
     
    À La Désirade, ce jeudi 21 mars. - Tôt l’aube ce matin le mot coïncidence, sur la page que je lis, cristallise l’idée et ses composantes d’hier et de l’instant présent , alors que le livre repris d’hier matin, et que j’annote au crayon bien marquant 5B, qui s’intitule Une singularité et se passe dans la tête d’un millenial actuel rescapé d'un AVC et se figurant au bord d'un trou noir universel, me renvoie à un autre livre que je reprends souvent ces derniers temps, non sans difficulté car je suis une nullité complète en matière scientifique - ce livre , La vie dans l’univers, du physicien rebelle Freeman Dyson, ne laissant de me passionner même si certaines de ses pages restent pour moi du chinois, au contraire du premier roman de Bastien Hauser en son immanence juvénile somme toute familière malgré les cinquante ans qui nous séparent et le séparent de l’écrivain hongrois Peter Nádas achoppant, lui, au trou noir de son palpitant et racontant cette autre chute dans le vide dans La mort seul à seul - encore une coïncidence , après mes deux infarctus, même si j’ai laissé le récit du Hongrois sur ma table de nuit depuis bien trois mois…
    Bastien Hauser, homonyme du Gaspard de Verlaine - l’un de ses poèmes que je préfère -, a 27 ans, et j’en avais 26 à la parution de mon premier livre, j’avais trente ans de moins que Georges Haldas et j’en ai aujourd’hui trente-huit de plus que Quentin Mouron dont j’ai fini de lire hier soir le dernier roman inédit et à qui j'ai dit subito, sur Messenger le très grand bien que j’en pense, à quelques détails près.
    Son roman, impossiblement intitulé Je nommerai désert ce château que tu fus, est à la fois un poème et un essai, tout à fait dans la lignée de Kundera, son récit est d’une coulée mais à la fois très lucidement intelligent, ça commence par le délire d’une femme qui fout le feu à un appartement balnéaire dans lequel elle a vécu le fol amour avec un Latino qui a disparu on ne sait pourquoi , puis ça continue avec les voisins d’en dessous dont le macho a été blessé dans l’incendie alors que sa femme africaine, prénommée Cerise et portée sur l’aquarelle d'après nature, a un fils d’un premier mariage prénommé Maxime dont le compagnon est affublé du prénom épicène de Césarée, lequel fait ricaner le beau-père de Maxime se posant en mec « qui en a » - le vrai mâle blanc viril pas comme ces fiotes du monde comme il va - ou plutôt ne va pas du tout…
    Les coïncidences sont énormes dans le roman de Quentin, dont le flux du récit, mimant l’oralité dégoisée en transes d'idéologies paniques , fait écho à l’oralité mimétique des dialogues « intégrés » du roman de Bastien Hauser, une ou deux générations en aval, j’veux dire, tu vois quoi ? du coup je t'explique pas, mais il y a là deux langues de la même époque et la coïncidence des personnages décalés et semblant tomber dans leur propre abime de langage, et je note que l'homme qui tombe sur la couve du livre de Bastien Hauser reproduit la chute du Falling man de Neil Rands au mur de mon bureau - ce Neil que peut-être je retrouverai la semaine prochaine à Sheffield - va savoir...
    Sur quoi cette autre coïncidence, plus inquiétante, s’établit ce soir entre les sensations éprouvées par Abel Fleck , dans Une singularité, relevant de la perturbation cérébrale et des troubles de l’oreille interne, et l’impression présente, en titubant le long du Grand Canal, que je subis moi-même une espèce de début de bourdonnement, avec les yeux qui ne semblent plus tout à fait en face de leurs trous, tout qui vacille entre les reflets des nuages dans l’eau quasi stagnante aux cheveux d’algues morbides, et les jambes qui se dérobent dans les soubassements de l’animal fatigué – mais je dois tenir au moins une semaine vu que j’ai trois jours de réservés à l’instant même (le SMS de Julie) à l’hôtel Garrison de Sheffield du 26 au 29 mars prochains, donc à la veille de Pâques dont le seul nom laisse en moi une lumière d'étoile jamais éteinte, etc.
     
    Peinture: Neil Rands, Falling man in Stonehenge.

  • Les vestiges des jours

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    par Marie Céhère
     
    À propos de «Prends garde à la douceur»...
     
    Prends garde à la douceur, elle t’échappera forcément. Jean-Louis Kuffer, que les lecteurs de Bon Pour La Tête connaissent pour son érudition, ses enthousiasmes et ses agacements, en sait quelque chose. Dans ce recueil de pensées, il est question de toutes sortes de douceurs. Celles du matin, en ouverture, un lever de soleil. Ce sont, mêlées, les images et les visions de l’enfance, avec les instants d’après la nuit. Pêle-mêle, les courses sur les chemins de montagne, les lectures la nuit sous la lampe, l’odeur du café, la contemplation du lac à ses pieds, les premières neiges. Nulle mélancolie, rien que des fragments qui ont l’universalité de l’intime. A la manière des poètes japonais, Kuffer esquisse, évoque, et fait naître des odeurs, des sons, des lumières. Les pensées en chemin, ensuite, sont celles de l’enfant qui devient homme, n’a toujours fait que lire et écrire, et qui rend hommage aux mondes infinis que l’on trouve dans les livres. Le chemin de Dante, le milieu de sa vie et sa forêt obscure. Mais il n’y a pas de Dieu, il y a de divines présences. L’herbe foulée. Les livres de poche. Les mots-oiseaux qui montent haut dans le ciel. Puis viennent les pensées du soir. Kuffer est un jeune veuf. Ces soirs sont ceux de l’Absente, la regrettée, la célébrée. La partie doucement dans le sommeil. La riante sur son lit. Il parle du «nous» devenu «il», du typhon silencieux de l’absence. Et finalement de la présence redécouverte, rendue, puisqu’il faut poursuivre son chemin.
     
    Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur. Editions de L'Aire, 2023.
    (Ce texte a paru sur le média indocile Bon Pour La Tête en date du 6 octobre 2023)

  • Emma forever

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    Ce lundi 18 mars. - Il fait tout moche ce matin, ciel bas de plafond et morosité du monde selon les sales journaux, mais je n’en crois rien: je crois ce que je vois ou plus exactement ce que je vis et je revois alors les petits hier soir, les deux petits et la toute petite, et l’art vivant de la vie me convertit sans que je n’aie aucun besoin d’aucune théologie pour mieux le définir puisque tout m’est donné par la poésie et sa fille narquoise: la fantaisie.

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    C’est précisément ce que je trouve ce matin dans les deux passages apparemment absurdes de Madame Bovary, après l’épisode de l’opéra: la scène frisant le grotesque de la voiture folle du fond de laquelle une voix lance des ordres au cocher pendant que dedans se passent des choses non détaillées, puis la scène non moins étrange des Homais lancés dans les confitures et la plongée dans le capharnaüm du pharmacien qui relève en somme du chaos biblique.

    On ne voit pas assez la folie lucide de Flaubert, mais ce matin je la vois, aussi évidente que l’obstiné pigeon du rebord de la fenêtre sur cour qui semble me scruter de derrière la vitre , je vois la voiture folle tourniquer dans les rues et les environs de Rouen, je vois la bouteille bleue à bouchon jaune et contenu mortel dans le capharnaüm du pharmacien se la jouant Jupiter tonnant des Hébreux d’avant les Grecs, je me figure le Flaubert furieux dans son gueuloir et le soir il en fumera une sur le toit avec George Sand, puis je retrouve mes pieds nus de ce matin gris comme une pierre tombale, mes pieds de vingt ans plus vieux que ceux de Flaubert à sa mort (à 59 ans) alors que le beau-père d’Emma en avait 58 quand il a succombé à l’apoplexie au sortir d’un souper patriotique…

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    Ce mardi 19 mars. – Un méchante crampe me rappelle ce matin que je ne marche pas assez. Donc je me fixe aujourd'hui deux buts: marcher plus et boire plus d'eau. C'est d'ailleurs le programme que m'avait suggéré le Dr Noyau, mon angiologue résolu à lutter avec moi contre mon souffle au coeur, mes crampe musculaires et mes rotules rouillées...

     

    Je suis redevable au jeune Adrien, mon petit-neveu du coté Hermana Grande, de m’avoir, par sa dissertation, ramené à mon université buissonnière, dont le séminaire consacré à Flaubert vient de s'amorcer, avec moi pour seul élève et Quentin au titre de correspondant libre, sur le thème, précisément, de Bovary et du bovarysme. La lecture du nouveau roman inédit de mon jeune confrère (comme on dit chez les séniles du milieu dont je ne suis guère) est d'ailleurs éclairée par l'intelligence de l'affreux Gustave, autant que pas sa lecture d'Aragon...

    Quant à la lettre que j’ai adressée à Adrien l’autre jour, qui en a pris livraison chez son abuelita, je la relis en la recopiant/collant ici: « À La Désirade, ce jeudi 14 mars 2024, Mon cher Adrien, Grand merci, d’abord, de m’avoir adressé le texte de ta dissertation consacrée à Madame Bovary, et plus précisément à ce qu’on appelle le « bovarysme », que ton prof a raison de distinguer du « procédé » que tu relèves, s’agissant plutôt d’une disposition existentielle plus générale, laquelle était à la fois partagée et critiquée par Flaubert lui-même et procédant d’une déception initiale devant le monde, vécue par l’enfant Gustave avant de l’être par la jeune Emma.

    Le « bovarysme », en gros, serait la fuite devant l’insupportable réalité de ce qu’on peut dire le poids du monde, à quoi l’on opposerait un monde idéal ou idéalisé, le « bovarysme » serait en somme le refuge dans lequel se replierait une personne trop sensible ou trop fragile pour « faire avec » la vie, le « bovarysme » serait, par extension, une sorte de rejet du monde réel et de ses servitudes, comme on le verra notamment chez Emma avec sa petite fille dont elle ne s’occupe que lorsque ça lui chante.

    Mais Emma se résume-t-elle au « bovarysme » ? Absolument pas, et c’est là que ça devient intéressant, à la fois par ce qu’elle vit en réalité en passant de la vie paysanne à la vie bourgeoise, ce qu’elle vit et refuse de vivre avec Léon (elle rêve de cet amour sincère et le fuit en le regrettant) , puis ce qu’elle vit avec Rodolphe (elle s’abandonne d’abord à sa passion puis se réfugie dans l’absurde opération de sauvetage du pied-bot d’Hippolyte) et tu poses la question juste de savoir comment Flaubert lui-même voit la chose, s’il défend le « bovarysme » ou s’il le critique et le condamne.

    De ta dissertation, qui incite réellement à une réflexion élargie, je dirais d’abord qu’elle manque un peu d’une base concrète qui pourrait expliquer en quelques mots, au lecteur non averti, de quoi et de qui il s’agit dans ce roman, et ensuite qu’elle manque de détails, alors que Flaubert est le romancier le plus attaché aux détails et à tous égards, son écriture même étant un prodigieux réservoir de détails parlés ou écoutés ou vus ou perçus par la narine ou l’antenne vibratile, etc.

    Le détail est d’abord la chose, et ensuite c’est le mot de la chose.

    Le premier détail qui compte, s’agissant d’Emma autant que de Gustave, ou plus exactement du petit Gustave avant l’enfant Emma, c’est le premier regard de l’enfant sur le monde, et pour Gustave c’est le choc de la réalité vécue dans l’hôpital où règne le père, entre les mourants et les cadavres, les malades et les fous – tout un monde que le petit garçon voit tous les jours autour de lui et qu’il observe avec sa sensibilité exacerbée, son intelligence déjà aux abois et ses défenses propres vu que c’est dès ses dix ans un vrai singe, un petit amoureux excessif, un Don Quichotte virtuel impatient d’en découdre avec les moulins à vent, un metteur en scène de théâtre, un acteur à multiples masques, un ange fasciné par la laideur du diable, enfin un peu tout et le contraire de tout comme le sont les vrais écrivains et comme le sera d’ailleurs Emma : adorable et puante bonne femme sautant de tout à son contraire et dont Flaubert dira : cette idiote merveilleuse éprise d’idéal le matin et le reniant le soir, c’est moi.

    On a pris ça, souvent, comme un paradoxe. Ce moustachu qui se prétend une femme, à quoi ça ressemble ? C’est évidemment un raccourci, mais il y a néanmoins du vrai dans ce constat, qu’on pourrait étendre à Léon et à Rodolphe quand ils confessent, chacun à sa façon, leur horreur de la médiocrité provinciale et leur aspiration à tâter de la vie parisienne (Léon) ou de préférer le bon sens à l’exaltation (Rodolphe), et tout ça Flaubert l’a vécu dès son enfance et toute sa vie de voyageur autour du monde et de sa chambre.

    Quand Rodolphe, aux comices agricoles, traite les officiels d’imbéciles, c’est Flaubert qui parle, comme c’est lui qui parle avec Emma quand elle juge Charles ou ce sommital crétin de pharmacien. Tu verras mieux tout ça quand tu auras 27 ou 37 ans. J’en ai fait l’expérience après ma première lecture à 17 ans, y revenant à 47 et 67 ans, et c’est chaque fois un livre plus riche qu’on découvre en lui comparant sa propre vie…

    Toi qui es d’orientation scientifique, tu peux apprécier mieux que d’autres le souci d’objectivité de Flaubert, qui lui a valu un premier procès. Parler d’amour comme il l’a fait a été jugé indécent, parce que c’était vrai. Le « bovarysme » est évidemment un mensonge romantique, et Flaubert le montre, le dénonce implicitement en le montrant, mais avec des mots qui disent aussi la poésie d’Emma, la poésie des gestes et des mines d’Emma, la beauté soyeuse des regards et des rêveries d’Emma, et ça c’est le roman, mon cher Adrien, le grand roman dans lequel tous les personnages ont raison, y compris le lecteur de 18 ans…

    Madame Bovary est le premier grand roman de Flaubert, après lequel il y aura L’Éducation sentimentale, qui étend l’observation à toute une société en évolution par la révolution, puis Bouvard et Pécuchet qui sera le summum de la critique de Flaubert contre les prétentions de la Science-pour-les nuls…

    Je ne sais si tu reviendras, au cours de tes études et explorations, à ce furieux énergumène de Flaubert. Je lis ces jours La Vie dans l’univers du physicien rebelle Freeman Dyson, qui prend la littérature et la spiritualité très au sérieux, au point de lui consacrer le dernier chapitre de son essai. La vie de l’esprit n’est pas réductible à des équations, mais le pauvre Homais piétinait aussi en réduisant la religion à des platitudes obscurantistes ou moralisantes, et Flaubert à cet égard était plus religieux que le curé débitant ses insanités auprès du pauvre Hippolyte souffrant le martyre.

    Si Flaubert est madame Bovary, il est aussi le pauvre Charles et l’horrible Lheureux dont il sent la bassesse comme une blessure personnelle. Si Flaubert est si drôle et si cruel à la fois, c’est parce que la vie est comme ça, mais pas que. En fait il montre plus qu’il ne démontre, et n’a pas besoin de juger et de condamner comme on le fait aujourd’hui à tort et à travers.

    Quand je peins des voleurs de chevaux, disait mon ami russe Tchekhov, je n’ai pas besoin de conclure qu’il est mal de voler des chevaux : cela va de soi si j’ai fait mon job. Pareil avec la pauvre Emma, dont l’horrible fin équivaut au jugement de la vie. Mais qu’on se rassure : la vie n’est pas qu’un arrêt de mort – et cela tu le sais, tu le vis bien…

    Enfin attention, mon cher Adrien, au détail. Le secret vif de Flaubert, c’est le style, qui passe par le détail des mots libérés des lieux communs et de la langue de bois. Style absolument libre mais exigeant un immense travail. Tu connais ça: freestyle…Avec mon respect filial et mon affection… »

     

    Comme il fait grand beau ce matin, je vais peut-être « bouger » pour marcher et m’aérer de concert. Peut-être Chamonix ? Ou peut-être Grindelwald ? Ma fidèle Honda Jazz en décidera pour moi...