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  • Mon Oblomovka

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    Des livres contre les bombes (10)

     
    L’injonction la plus cruelle, à l’instant où Michel Strogoff va perdre la vue, me revient du fin fond asiate des steppes russes, et les miens me la répéteront à l’envi : « Regarde ! Regarde de tous tes yeux ! », et c’est, par delà les épopées, des fols en Christ du temps d’Avvakoum aux chevauchées en cinémascope de Tolstoï, loin des souterrains enfumés de Dostoïevski, quelque part en province semblable à la mienne ou à celle d’Ossorguine en douce France, dans la maison de l’indolent Oblomov que je situe mon originelle Russie affective : cette pleine paroi de notre Datcha qu’il me faudrait d’autres vies pour explorer toute, et toujours ce sera cette plainte radieuse, ce cher désastre, cette poésie du tréfonds, ce canapé crevé, ces bras d’une servante dont on tombe amou- reux de la douceur, et Vassily Rozanov y insiste dans ses Feuilles tombées : «La vie russe est sale, médiocre, mais d’une certaine façon attachante. Et c’est justement ça qu’on a peur de perdre, car alors tout irait “à vau-l’eau”. Peur de perdre quelque chose d’unique qui ne se répétera jamais. On pourrait refaire mieux, mais ce ne serait plus la même chose. Or c’est justement ça qu’on veut.»
     
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    Certes il y a l’homme positif, cet ami d’Illia Illitch Oblomov au nom fringant de Stolz, industrieux Allemand qui s’efforce de l’arracher à son canapé crevé, comme Lénine le battant tentera de le discréditer au regard des foules en le taxant de parasite, mais ce n’est pas Oblomov qui trompera et fera massacrer celles-ci et c’est pourquoi je reviens à n’en plus finir à son samovar ou aux veillées d’arrière-été dans le jardin d’Anton Pavlovitch qu’on disait se complaisant en médiocre compagnie alors qu’il incarnait le saint profane, malade et guérisseur déplorant l’aveu- glement de tous sans les juger et leur répétant : « Regardez ! Regardez de tous vos yeux ! »
     
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    L’argus de Nabokov
    Il me reste de lui ce petit Argus bleu dans son enveloppe de papier de soie, dont il a fait cadeau à mon ami Reynald qui l’a soigné au CHUV de Lausanne et me l’a donné pour me remercier de lui avoir fait découvrir un jour l’adorable Lolita.
    C’était le dernier grand maître de la littérature occidentale, que les cuistres de Stockholm ont honoré en s’obstinant à ne pas lui décerner le Prix Nobel, comme s’il était naturellement au-dessus de ces honneurs calculés, trop insolemment libre pour aller donner la papatte à un monarque social-démocrate.
    Nabokov est mort à Lausanne, il a vécu trente ans à Montreux, Vladimir Dimitrijevic l’accueillit parfois lorsqu’il était libraire à la rue de Bourg, mais pour ma part je ne l’aurai vu qu’une fois en vie, au petit écran où il était apparu trônant derrière ses ouvrages et proférant d’extravagants et poétiques propos dont on sentait que chacun avait été minutieusement préparé tout en témoignant, avec quelle fraîcheur paradoxale, du plaisir à la fois savant et ingénu que l’écrivain éprouve à dégager les mots de leur gangue d’impréci- sion ou de trivialité, à les nettoyer de leurs scories pour les faire chatoyer et scintiller sous nos yeux comme des pierres précieuses.
    Et de fait c’est le poète qui me touchait avant tout, plus encore que le génial romancier, chez Nabokov : c’est cet amour des choses du monde qu’on découvre, qu’on nomme et qu’on inventorie, la passion du natura- liste faisant écho, dans les constellations du langage, à celle du trouvère de jadis.
    Descendant direct de Pouchkine, et considérant d’ailleurs sa propre traduction d’Eugène Onéguine, du russe en anglais, comme l’un de ses meilleurs ouvrages, Nabokov l’apollinien s’inscrit cependant, aussi, dans la lignée plus obscure et grinçante de Gogol, selon lui « le plus étrange poète en prose qu’ait jamais produit la Russie », auquel il consacra d’ailleurs un petit livre singulier. Du premier il avait la lumineuse intelligence, l’esprit de géométrie et l’équilibre classique, la vaste culture et l’orgueil aristo- cratique, et du second le fond plus trouble et la perversité malicieuse, l’ironie et certain goût du trivial – mais on chercherait en vain chez lui la trace d’aucune dévotion et d’aucun autre culte que celui de la littéra- ture scientifique ou poétique, avec la révérence particulière qu’il accordait à son propre don du ciel qui méritait, n’est-ce pas, le respect et le meilleur entretien quotidien.
    On se le figure supérieur, réactionnaire et même cynique, mais je vois surtout en lui l’émerveillement à tout instant revivifié de l’enfant d’Autres rivages, ce petit collectionneur fervent des pétales volants du Jardin d’Éden qui tout au long de sa vie, d’un exil à l’autre, refera ce geste innocent et prédateur d’attraper la beauté au vol ; et dans une zone plus secrète je m’incline devant l’humour trempé au bain d’infamie de la personne déplacée, qui raconte dans Jeu de hasard cette affreuse histoire de l’exilé russe errant d’une ville d’Europe à l’autre, à la recherche de sa femme disparue et qui décide un soir, dans le wagon-restaurant où il a été embauché comme serveur, d’en finir avec cette vie méchante et sale.
    Or, tandis qu’il prépare avec soin sa disparition, comme s’il composait un problème d’échecs, nous apprenons que celle qui suffirait à lui rendre sa raison de vivre se trouve à l’instant dans le même train que lui – mais on se doute que la rencontre ne se fera pas, que le pire adviendra en atten- dant que d’autres livres s’écrivent pour nous faire oublier cette faute de goût de la destinée, comme le beau temps revient.
    Je regarde à l’instant mon petit papillon bleu et j’ai les larmes aux yeux en pensant à tous ceux qui voletaient ainsi dans la lumière en se croyant peut-être éternels et qu’une patte incompréhensible a saisis soudain pour les clouer dans une boîte, sur une porte de grange ou à une croix. Je ne vois plus Vladimir Nabokov qu’en chemise d’hôpital, tel que me l’a décrit mon ami Reynald, mon cher ami de jeunesse mort en montagne sept ans après son illustre patient, et ces livres qui nous restent comme des rayons de miel, où je sais que je reviendrai me nourrir à n’en plus finir.
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    Mais ce n’est pas fini et l’on y revient !
    Ce sont d’abord des images à foison. Des ambiances, des prises de vue au flash stylographique, des métaphores, des formules frappées comme des médailles : l’étoile bleue d’une étincelle de tramway, dans une rue de Berlin évoquant un décor de théâtre ; une jungle à myrtilles, au fond du parc d’un grand domaine russe, où des enfants ensoleillés vont se barbouiller de pulpe violette ; le désert silencieux d’un hôtel particulier de Saint-Pétersbourg dont la lumière des lampes, terne et jaune en hiver, se reflète sur le linoléum enduit de colophane.
    Tout cela ressaisi avec son poids spécifique et sa rondeur très concrète, quand bien même la réalité serait transfigurée, chez Nabokov, par la double alchimie de la mémoire et du style.
    Et ces souvenirs soudain rassemblés, comme une limaille multicolore, d’un voyage de noces traversant pays et saisons. Ou ces tortues du zoo de Berlin, enfonçant leurs têtes plates et ridées dans un monceau de légumes mouillés pour mâcher « salement » leurs feuilles. Ou cette table mise, dans un appartement saturé de parfum de femme, pour un souper très intime. Ou cet autre domaine russe enseveli sous les monceaux de neige.
    Enfin tous ces moments dont la substance paraît tout à coup plus dense, où l’on voit mieux, comme sous une loupe, chaque détail de la tapisserie du monde ; et tous ces lieux, aussi, qu’un grand tremblement de passion ou qu’une tristesse de catastrophe incorporent à jamais à notre mémoire vive.
    Si telle rue de Berlin, à tel moment de flamboyant crépuscule, dans les Détails d’un coucher de soleil, nous apparaît avec tant de relief, c’est que l’artiste a entrepris de raconter, dans un branlebas d’images qui semble faire participer le monde entier à l’événement, la fin tragi-comique de Mark le blond, le « veinard en col dur », charmant vendeur de cravates dont la ferraille déambulatoire d’un tramway interrompt brutalement la course censée le jeter dans les bras de sa fiancée Klara, laquelle ne veut d’ailleurs plus entendre parler de lui – mais le pauvre couillon l’ignore.
    Faits divers banalissime ? À n’en pas douter. Mais qui n’en devient pas moins, ici, le prétexte à restituer avec des moyens techniques typiquement « années vingt », qui rappellent à la fois le cinéma, la peinture futuriste et les formes narratives de Boulgakov, de Zamiatine ou de Pilniak, l’atmosphère de Berlin que le jeune exilé a bel et bien connue, mais alors transfigurée.
    Vladimir Nabokov est de ces écrivains que rebutent le réalisme et l’aveu direct, mais dont les œuvres sont à la fois tissées de réminiscences autobiographiques. Ses romans, tels Pnine, Lolita ou Regarde les arlequins, l’illustrent aussi bien que ses quatre cycles de nouvelles, de L’extermination des tyrans à Mademoiselle O, en passant par Une beauté russe.
    Pour en revenir enfin au dernier recueil paru, le petit Pierre d’Une mauvaise journée, ou les jeunes exilés russes dont nous suivons les tribulations poignantes dans Le retour de Tchorb et La sonnette, sont-ils les doubles littéraires de Nabokov ? Peu importe à vrai dire !
    Car ce qui compte, en l’occurrence, tient précisément à la transformation du plomb en or, au passage du gris à l’enluminure, ou du particulier à l’universel.
    Ce qui nous touche, dans le triste après-midi que passe le garçon d’Une mauvaise journée au milieu d’autres gosses qui le rejettent, c’est que Nabokov y capte l’essence de la détresse adolescente.
    Dans Le retour de Tchorb, autant que le dénouement grinçant, voire scabreux, d’un drame épouvantable, c’est la prodigieuse remémoration des beaux jours partagés à laquelle se livre le protagoniste après la mort de la femme aimée.
    Avec La sonnette, comme dans Retrouvailles, c’est la façon de dire, sans lamento d’aucune sorte, l’errance et la solitude de l’exilé.
    Il y a, chez Vladimir Nabokov, un magicien de la langue, dont les jeux d’esprit nous éblouissent, comme dans La défense Loujine ou Feu pâle, deux de ses plus ses fascinants romans.
    Cependant la lecture de ses nouvelles nous rappelle que l’écrivain est également un poète du sentiment, même si la pudeur voile chez lui toute effusion. Est-ce parce qu’on fait voler en éclats les clichés du toc sentimental ou de la mauvaise littérature qu’on est, pour autant, un cynique ou un cœur sec ? Tout au contraire, et la lecture de Noël, restituant ici le désespoir d’un père qui vient de perdre son fils, achèvera sans doute de convaincre le lecteur que l’habit d’Arlequin dont aimait à se parer l’écrivain dissimulait, aussi, un homme de cœur.
  • Un exil entre amours et colère

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    Des livres contre les bombes (10)

     

    Dans Les Allées sombres d’Ivan Bounine, le grand écrivain russe passe les sentiments au filtre du temps et d’une poésie claire-obscure.
    On entre dans ce livre par une sombre allée battue de pluie d’automne, le long de laquelle roule une lourde voiture couverte de boue – et c’est aussitôt comme l’image de notre propre course dans l’enfilade des années qui nous apparaît, avec le souvenir confus des saisons radieuses et des joues qu’on aimerait oublier à jamais ; et de même le vieux militaire qui débarque dans l’auberge accueillante qu’il y a là découvrant, en la personne de l’aubergiste, la femme qu’il a aimée et abandonnée trente ans plus tôt (car ce n’était alors, n’est-ce pas, qu’une servante), nous semble-t-il l’incarnation symbolique de l’homme confronté, par delà les années, à ce que la vie lui a donné de meilleur.
    À peine plus de cinq pages, et ce sont deux destinées ressaisies pour l’essentiel, toutes deux marquées par le même sceau de l'amour: cette intimité partagée, ces instants qu’on imaginait éternels, ces nuits d’été propices aux confidences et aux baignades secrètes, ces irrépressibles élans, folies de jeunesse ou plus tardives rencontres, comme autant de fugaces image du bonheur en ce monde.
    Ce bonheur, Ivan Bounine l’a évidemment connu pour en parler si bien. Ainsi l’écrivain en exil évoque-t-il souvent la Russie de ses propres souvenirs avec un mélange de verve et de nostalgie, de lyrisme et de mélancolie qui localise en quelque sorte son paradis perdu. Mais pas plus qu’il ne se borne à l’anecdote passionnelle, Bounine ne se limite à la déploration de son exil. Aussi bien les histoires qu’il raconte sont-elles tissées de sentiments et de vérités universels, et sinon comment expliquer que, tous tant que nous sommes, nous nous reconnaissions dans ces pages qui sollicitent à la fois les sens et l’émotion, l’expérience de chacun et sa vision du monde ?
    Au demeurant, nulle spéculation désincarnée dans ces nouvelles, ni la moindre morale plaquée, mais une sorte de mosaïque qu’on pourrait lire en trois dimensions, où l’art de l’écrivain emprunte tour à tour à la rapidité du cinéma, à la magie suggestive de la musique et aux pouvoirs expressifs de la peinture, avec de constantes inventions du point de vue du récit.


    Amours incarnées
    Mais venons-en, plus précisément, à la substance de ces trente-huit nouvelles composées en France entre octobre 1938 et juillet 1944, dont certaines tiennent en une page et qui forment un tout organique en dépit de leur grande variété de ton et d’atmosphère. Nous l’avons dit : l’amour en est l’élément fondamental. Or ce qu’il faut souligner, c’est, à tout coup, l’enracinement charnel de ces rencontres d’un érotisme souvent intense, voire à la limite du scabreux, que Bounine évite de franchir par compensation d’émotion. Certaines de ces étreintes sont aussi frustes et violentes que celles de l’ours « Pélage de fer », violeur redoutable de la légende russe. Mais ce n’est certes pas un paradoxe que des situations combien triviales puissent inspirer des sentiments plus délicats... À égale distance des clichés édulcorés et de la fausse hardiesse contemporaine qui ne révèlent plus rien force de vouloir tout montrer, Bounine se fait en somme le chantre sans préjugés de ces amours qui ne sont pas forcément les premières ni les seules, mais dont le souvenir nous reste avec une intensité sans pareille. Cela peut ne tenir qu’à des riens : au grain velouté d’une peau, à la beauté d’un corps, à l’aura d’un visage ou au reflet troublant d’un regard.
    Il n’en faut pas plus, assurément, pour faire perdre la tête aux petits étudiants que nous trouvons dans Antigone, dans Zoé et Valérie ou dans l’admirable Nathalie. Mais ajoutons, à propos justement de ces trois nouvelles restituant l’atmosphère quasi mythique des vacances russes à l’ancienne, que le charme de celles-ci compte aussi pour beaucoup dans l’éclosion de ces passions juvéniles, donnant lieu à des évocations qui rappellent à la fois la plénitude sensuelle de Tolstoï et la grâce mélancolique de Tchékhov. Soit dit en passant, rappelons que tels étaient les deux maîtres dont se réclamait Bounine, qui les égale parfois à bien des égards.


    Ombres et lumières
    Ainsi que le note pertinemment Jacques Catteau dans son excellente préface, « Ivan Bounine pressentait l’oubli, l’ombre froide et mystérieuse du caveau, et pourtant, dans le même temps, il œuvrait à la chaude journée d’été de la vie ». Sans la trempe du Tolstoï « métaphysicien », et beaucoup moins sombre que ne le devint Tchékhov, le premier Nobel de littérature d’origine russe (en 1933, au dam du pouvoir stalinien) réalise une manière d’équilibre dont les relations qu’il entretient avec ses personnages sont peut-être la meilleure illustration.

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    De fait, Bounine est capable de parler d’une grisette moscovite avec la même attention amicale que celle qu’il voue à tous les autres, fussent-ils artistes ratés ou généraux en retraite, demeurés obscurs (la terrible nouvelle intitulée L’idiote, où l’on voit un jeune séminariste engrosser la cuisinière de la maison avant de l’en faire chasser avec l’avorton qu’il lui « donné »), ou brillants exilés.
    De même, cette équanimité préside aux rapports que l’écrivain entretient avec les lumières et les ombres de l’existence humaine. Mélange de chaleur et de lucidité, son regard fait part égale aux surprises de l’amour et à ses revers. Les femmes (dont il faudrait détailler la frise magnifique des portraits) ne sont pas toujours victimes, loin s’en faut, pas plus qu’elles ne sont toutes fatales.


    Des cartes de visite...


    Certaines de ces histoires semblent finir bien, comme Une vengeance où, contre toute attente, deux êtres éprouvés par la vie s’aperçoivent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. D’autres s’achèvent tragiquement comme Galia Ganskaïa, ou tristement, comme ces deux joyaux que représentent Paris et Premier lundi de carême. D’autres encore ne finissent pas : un jour sur un bateau, le grand écrivain X. rencontre la charmante Y., dont le rêve d’enfance était de se faire faire des cartes de visite... et la prochaine escale de les séparer après une seule nuit de volupté, les laissant tous deux « avec cet amour que l’on garde à jamais blotti au fond du cœur ». Entremêlés avec un art suprême, les thèmes de l’amour, de l’exil, de l’errance et de la mort constituent ainsi la trame vivante et vibrante des Allées sombres, dont les résonances nous touchent infiniment.


    Journal des Jours maudits


    Au lendemain de la révolution bolchévique, du 1er janvier 1918 au 20 juin 1919, Ivan Bounine tint un journal. À l’approche de la cinquantaine, le futur premier Nobel russe de littérature (en 1933) était déjà reconnu comme un classique de sa génération, auteur d’une fresque dans laquelle il avait décrit les rudes aspects de la vie des moujiks (Le Village, 1909) et qu’on aurait pu dire le triple héritier de Tolstoï pour le style, de Tchékhov pour son attention aux humiliés, ou encore de Tourgueniev pour sa pénétration des sentiments les plus délicats.
    De ce dernier aspect, la meilleure illustration a été donnée par Les années sombres, datant de l’exil et constituant son livre préféré et son chef-d’oeuvre.
    Dans ces Jours maudits, nous découvrons un honnête homme confronté, au jour le jour, à un ouragan social et moral qui ravage tout ce qu’il a aimé au nom d’un « Avenir radieux » dont il voit immédiatement quels abus et quels simulacres il camoufle.

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    Aux premières loges, il note que les Bolchéviks sont les premiers stupéfaits du succès de leur putsch. Et puis il observe le simple comportement des gens, le changement du langage et des visages. Car tout à coup se manifestent cet élan, cette arrogance, cette hargne, cette vindicte qui lui font noter : « Un langage est apparu, tout à fait nouveau, spécifique, composé exclusivement d’exclamations grandiloquentes mêlées à des injures grossières ». Et de repérer les nouveaux arrivistes, les délateurs, les profiteurs opportunistes, les salopards qui vont s’auto-proclamer commissaires politiques et proclamer leurs épouses femmes de commissaire politiques…
    Le premier il dénonce l’imposture de cette rhétorique qui dit que « le peuple a dit ! ». Contre les poètes flirtant avec la Révolution, les Blok et les Maïakovski, il se déchaîne : « Ô fornicateurs du verbe ! Des fleuves de sang, des mers de larmes, mais rien là qui les touche ! ». Ainsi se fait-il le témoin de cette tragédie, inébranlable et atterré, par fidélité à un monde conspué. En attendant de survivre ailleurs, une pierre au cœur…

    9782825113516FS.gifIvan Bounine. Les Allées sombres. L’Âge d’Homme, 1988.

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    Ivan Bounine. Jours maudits. L’Âge d’Homme, 1988.

  • Le livre des livres

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    Des livres contre les bombes (7)
    Entretien avec Mikhaïl Chichkine. Zurich, le 31 août 2007.
    Avec Le cheveu de Vénus, écrit entre Zurich et Rome, fêté en Russie et traduit en Chine après avoir été déclaré « meilleur livre de l’année », Mikhaïl Chichkine signe un grand roman marqué au sceau du génie poétique.
     
    C’est un extraordinaire concert de voix que le troisième roman de Mikhaïl Chickkine, après La Prise d’Ismail (Fayard, 2004) qui lui valut déjà le Booker Prize russe. Amorcé à Zurich dans un bureau d’accueil pour requérants d’asile où le protagoniste (comme l’auteur d’ailleurs) fait office de traducteur, un jeu vertigineux de questions-réponses plonge le lecteur dans la mêlée du monde et des siècles, de Tchétchénie en Grèce antique, via la Russie blanche d’une cantatrice centenaire et Rome où mènent tous les récits.
    Déjà connu du lecteur francophone pour sa mémorable virée Dans les pas de Byron et Tolstoï (Paru chez Noir sur Blanc et lauréat du Prix du meilleur livre étranger 2005), et pour son captivant panorama de La Suisse russe (Fayard, 2006), Mikhaïl Chichkine incarne la nouvelle littérature russe dans ce qu’elle de moins frelaté. C’est sur une terrasse d’Oerlikon que nous l’avons rencontré à la veille de son départ pour les Etats-Unis, où il va passer quatre mois.
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    - Quelle sorte d’enfant avez-vous été ?
    - On ne me l’a jamais posée en interview, mais c’est une bonne question. Je crois que tous les écrivains ont la même enfance, plus solitaire que les autres, passée à jouer avec les livres. Ils lisent, et ensuite, n’ayant plus de livres avec lesquels jouer, ils en écrivent. Mes parents étaient séparés. Ma mère, prof de littérature et directrice de l’école que je fréquentais, n’avait pas de temps à me consacrer. Mais les livres étaient là, dont mon frère, de six ans mon aîné, était lui aussi fou. Lorsque j’avais douze ans, c’est lui qui m’ révélé les auteurs interdits. Des grands écrivains comme Pasternak ou Mandelstam étaient alors proscrits ou introuvables, sauf en versions épurées. Lorsqu’il s’est agi de dissidents à la Sakharov ou Soljenitsyne, mon frère est entré en conflit avec ma mère, que sa fonction obligeait à être du parti, lequel symbolisait pour nous la société du mensonge. Je me suis bientôt rallié à mon frère, qui s’est retrouvé en prison à cause de ses idées. Quant à l’écriture, j’y ai accédé de manière presque inconsciente, puisque j’ai composé mon premier roman à neuf ans. Il faisait une page. Ma mère, d’abord ravie, a changé de visage lorsqu’elle a lu ce que j’avais écrit, me recommandant aussitôt de parler plutôt de choses que je comprenais. Le thème de mon roman était la séparation… Depuis lors, je n’écris hélas qu’à propos de choses que je ne comprends pas. (Rires)
    - Pourquoi avez-vous choisi d’étudier l’allemand ?
    - Je ne l’ai pas choisi : j’aurais préféré l’anglais. Mais au lycée, c’étaient les meilleurs qu’on choisissait dans la section anglophone, et les autres étaient bons pour l’allemand. Je n’étais pas mauvais élève, mais ma mère m’y a poussé pour faire taire les autres parents qui voyaient en moi une graine de dissident. Quoi qu’il en soit, cela m’a permis de découvrir Max Frisch, qui m’a fasciné en tant que premier représentant de la littérature occidentale. Ensuite j’ai lu en allemand Rilke et Hermann Hesse, entre autres grands auteurs.
    - D’entre ceux-ci, lesquels ont le plus compté pour vous ?
    - Comme adolescent, je ne pouvais lire que les classiques russes ou les auteurs soviétiques conventionnels, qui écrivaient une langue morte. Par ailleurs, certaines parties des œuvres de Boulgakov, de Babel ou de Platonov étaient accessibles. A seize ans. J’ai découvert un livre russe qui m’a estomaqué par son travail sur la langue : L’école des idiots de Sacha Sokolov, célébré par Nabokov.
    Des classiques aux modernes, ensuite je crois avoir tout lu de ce qui importe dans la littérature russe. Celle-ci m’apparaît comme un grand arbre. Les racines plongent dans la Bible et les textes sacrés. Le tronc est constitué par la littérature du XIXe siècle, et du tronc se jettent des branches et des rameaux dont nous sommes les petites feuilles vivantes et vibrantes…
    Au XXe siècle, il y a le rameau d’un génie sans descendance : Platonov. Une autre branche va de Tchékhov à Bounine, Nabokov et Sokolov, et c’est là au bout que pousse mon propre millimètre de feuillage…
    - Votre livre est saturé de traces de contes, de légendes, de mythes et d’histoires de toute sorte. Cela remonte-t-il à votre enfance ?
    - Pas vraiment, car les contes russes que nous lisions n’avaient plus rien de la source populaire, tout aplatis qu’ils étaient par les écrivains soviétiques. C’est plutôt comme adulte que je me suis intéressé à la source folklorique, notamment avec les contes réunis par Afanassiev. Cela étant, c’est à toutes les sources que je m’abreuve dans Le cheveu de Vénus, que j’ai conçu comme une sorte de « livre des livres ».
    J’ai voulu concilier, en outre, les deux traditions russe et occidentale. Dans la tradition, qui est celle du « petit homme » à la Gogol, l’auteur aime son personnage, comme un Dieu aimant ses créatures. Cette chaleur caractérise à mes yeux la littérature russe. A la littérature occidentale, j’ai emprunté l’art et les techniques complexes du roman contemporain.
    - Entre Dostoïevski le « nocturne » et l’apollinien Tolstöi, comment vous situez-vous ?
    - Dostoïevski est pour moi le plus « vital », mais littérairement Tolstöi est beaucoup plus important pour moi. Ceci dit, je refuse de choisir entre les deux. La prose de Dostoïevski est très mauvaise, que le français améliore peut-être ? (rires). Dès que j’ouvre un livre de Tolstoï, en revanche, je ne puis m’arrêter…
     
    - Qu’avez-vous ressenti après avoir achevé Le cheveu de Vénus ?
    - C’est mon troisième roman. Pour chacun d’eux, il m’a fallu six ou sept ans de travail, après quoi je me suis senti chaque fois dévasté, au milieu d’un monde en ruines, famille comprise. Après mon premier roman, j’ai pensé que j’avais tout dit. Puis le temps a passé, occupé à la rédaction d’un essai « de transition ».
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    - Pourquoi vous êtes vous installé en Suisse ?
    - C’est à Moscou que j’ai rencontré ma première femme, traductrice originaire de Zurich, et nous y sommes venus pour lui simplifier la vie, avec notre enfant. J’ai donc écrit mes quatre livres les plus importants en Suisse, où je réside depuis 1995.
    - Quelle impression vous font les Suisses ?
    - Au commencement, je voyais en effet des Suisses, puis je n’ai plus vu que des êtres humains. C’est en général comme ça que ça se passe quand on séjourne dans un autre pays que le sien, nicht wahr ?
    - Dans quelle mesure le protagoniste du roman, traducteur du russe dans un bureau d’accueil de requérants d’asile zurichois, est-il Mikhaïl Chichkine ?
    - Comme le plus souvent dans un roman, c’est à la fois la même personne et un tout autre personnage…
     
    - Quel a été le « sentiment » déclencheur du roman ?
    - Le premier sentiment découlait de l’insatisfaction dans laquelle m’avait laissé La prise d’Ismail, mon roman précédent. Le thème principal du roman était la conquête de la vie. Le père, dans ce roman, dit au fils qu’on doit prendre la vie comme une place forte. La conquête se faisait à la fois à travers l’enfantement et les mots. Lorsque je suis venu en Suisse, se sentiment d’une vie à conquérir m’a quitté. A l’image de la « place forte » s’est substituée celles du temps et de la mort. C’est là contre que j’avais à combattre désormais. Le cheveu de Vénus est une lutte contre la mort par les mots, mais les mots eux-mêmes doivent être revivifiés. Et pour cela il n’y a que l’amour. En exergue, en complément d’une citation de Baruch, j’ai conclu sur une sentence de mon cru: « Car le Verbe a créé le monde et par le Verbe nous ressusciterons ». Dans ce livre se déversent toutes les cultures et se mêlent les voix de gens qui ont vécu en de multiples lieux et à de multiples époques.
     
    - La femme joue un rôle très important dans votre roman. Le personnage de l’institutrice est-il inspiré par votre mère ?
    - En partie. Plus largement, il incarne le sentiment maternel « à la russe », car les institutrices soviétiques remplaçaient la mère et marquaient les enfants par leur façon de « dire le monde ». C’est une incarnation de la patrie. La « matrie » russe (rires)… L’autre personnage du roman, Bella Dimitrievna, la chanteuse de romances qui a traversé tout le XXe siècle, a une source personnelle Peu avant sa mort, ma mère m’a en effet remis son journal. Alors qu’elle était étudiante, elle l’a tenu à l’époque la plus noire du stalinisme. Or elle ne disait rien des arrestations, des procès ou des camps. Cela m’a choqué et c’est ça qui m’a donné l’idée de développer ce journal d’une femme qui ne pense qu’à être aimée. J’ai voulu montrer que le silence de cette femme sur l’époque n’était pas de l’égoïsme mais une forme de combat vital contre les ténèbres. En outre, ce personnage répond à mon besoin de toujours de savoir ce qu’est une femme. Un romancier peut facilement s’identifier à un personnage masculin, mais une frontière le sépare de la femme, et j’ai voulu franchir cette frontière en rédigeant le journal de Bella. Lorsque j’étais en Suisse, j’ai pensé que je devais faire quelque chose avec ces archives familiales de ma mère, confiées à mon frère dont la maison de campagne a été détruite pas le feu. Cela m’a choqué et donné l’impulsion de composer ce journal d’une femme opposant son besoin d’amour à l’horreur du monde. Un autre modèle du personnage est une chanteuse célèbre, amie de mon père, qui a bel et bien vécu cent ans : Ysabella Yourieva, qu’on a redécouvert à l’époque de la perestroïka. Elle n’a rien raconté de sa vie, et je ne savais rien de Rostov, mais j’ai rencontré un vieil émigré à Lausanne qui avait beaucoup écrit sur cette époque. C’est de là que je sais tant de choses sur les lycées de jeunes filles de Rostov (rires).
     
    - Un autre grand thème du roman est la trace de l’homme subsistant par l’écriture…
    - Oui, songez à ces générations qui se sont succédé depuis l’Antiquité, dont rien ne reste, sauf quelques écrits. Mon personnage lit l’Anabase de Xénophon, et tout à coup, dans le flux du roman, les noms de héros grecs se confondent avec ceux des habitants massacrés d’un village tchétchène. C’est ainsi que se perpétue la mémoire de l’humanité…
     
    - Que désignez-vous exactement par l’expression Mlyvo ?
    - On trouve ce terme dans les livres traitant de mythologies sibériennes, qui désigne un « autre monde ». J’en ai un peu varié le sens, dans l’optique d’un monde parallèle, souterrain ou double, sans l’expliquer clairement. Mais les Russs eux-mêmes ne comprennent pas cette notion de Mlyvo. Or je pense que tout ne doit pas forcément être expliqué. Mon traducteur préféré, qui est chinois et sait le russe mieux que moi, m’a dit après avoir lu le roman qu’il l’avait lu et n’y avait rien compris. En fait, je n’écris pas de la prose mais de la poésie. Lorsque je parle la langue de Bella, c’est une chose à laquelle je me tiens, mais dès que je me laisse aller à ma langue, alors j’écris vraiment sans comprendre. Selon les manuels de russe, je dois mal écrire, mais toute poésie est fausse selon les manuels…
    Mikhaïl Chichkine. Le Cheveu de Vénus. Traduit du russe (admirablement) par Laure Troubetzkoy. Fayard, 444p.
    Portrait de Mikhaïl Chichkine: Yvonne Böhler

  • En vérité tout écrivain est un Russe à dénazifier...

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    Le Temps accordé (Lectures du monde 2019-2022)
    Ce mardi 15 mars. - En vérité les écrivains sont tous des Russes drogués à la vodka ukrainienne bio qu’il s’agit de dénazifier, me dis-je à l’instant en me rappelant les conclusions d’un certain expert tessinois aux lunettes cerclées d’or dont chaque ordonnance, sous confinement, se trouvait chiffrée et vérifiée par l’Office fédéral de la Statistique, et je me le répète en songeant au Russe helvetisé Mikhaïl Chichkine, fils d’institutrice communiste, et au Canado-vaudois Quentin Mouron, fils lui aussi d’institutrice et devenu lui-même communiste au matin d’un lendemain de grand soir qui déchantait…
    Vous aimeriez comprendre ce qui se passe ces jours en Ukraine ? Alors n’attendez pas trop des écrivains, surtout pas d’un écrivain russe imbu de littérature, moins encore d’un écrivain suisse accro à la poésie: les experts sont là pour ça, surtout les experts tessinois à cravates fantaisie !
    Mais que dit plus précisément Mikhaïl Chichkine, dont le Matin-Dimanche publiait récemment une Lettre ouverte invoquant notre liberté autant que celles des Ukrainiens ?
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    Ce que j’en retiens pour ma part de fondamental réside en ces mots : « La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d’expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l’ordre à un peuple d’en tuer un autre ? La littérature, c’est ce qui s’oppose à la guerre, La vraie littérature traite toujours du besoin d’amour de chacun de nous, et non de la haine ».
    Ceci dit pour la « vraie littérature », avec des mots clairs et nets qui rejoignent en somme ceux de Quentin Mouron dans Je suis devenu communiste...
    Mais ces écrivains sont-ils des anges au-dessus de la mêlée, qui se déshonoreraient en «parlant de Poutine» ? Au contraire : ils y baignent et s’y débattent.
    Avant de se prononcer sur «la vraie littérature», Mikhaïl Chichkine a publié de nombreux livres, célébrés en Russie et dans le monde entier, mais ce qu’il dit dans sa Lettre ouverte est le fait, avant tout, d’un citoyen russe attaché à sa patrie, qu’il estime trahie par son président.
    « Je suis Russe, écrit Mikhaïl Chichkine. Au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom, Poutine est en train d’accomplir des crimes monstrueux. Poutine, ce n’est pas la Russie, la Russie ressent de la douleur, de la honte, Au nom de ma Russie et de mon peuple, je demande pardon aux Ukrainiens. Et je comprends que tout ce qui se fait là-bas est impardonnable ».
    Evoquant la Russie de Poutine, Mikhaïl Chichkine affirme qu’on ne peut plus y respirer – « la puanteur des bottes y est trop forte ». Avant même l’annexion de la Crimée, en 2013, il avait écrit une autre lettre ouverte où il affirmait ne plus vouloir représenter la Russie de Poutine dans les salons du livre internationaux, déclarant alors : « Je veux et vais représenter une autre Russie, ma Russie, un pays libéré de ses imposteurs, un pays avec une structure étatique qui protège non le droit à la corruption mais le droit de la personne, un pays avec des médias libres, des élections libres et des gens libres ».
    Et d’ajouter aujourd’hui : « L’espace d’expression libre, en Russie, était déjà précédemment réduit à Internet, mais maintenant, la censure militaire s’applique même sur la Toile. Les autorités ont annoncé que toutes les remarques critiques sur la Russie et sa guerre seraient considérée comme une trahison et punies selon les lois martiales ».
    Ainsi ce même Chichkine, qui recommande à la littérature ne pas parler de Poutine, a dit de celui-ci le pire en tant que citoyen entré en résistance ; et pis encore : il vient aujourd’hui défendre la littérature et l’art russes contre les ennemis de Poutine, au motif que ceux-ci les prennent à leur tour en otage…
    Dostoïevski interdit : c’est notre liberté qu’on exclut !
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    Une université milanaise a récemment déprogrammé un cours consacré à l’œuvre de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, qui écrit quelque part qu’à choisir entre le Christ et la vérité il préfère le premier à l’évidence des faits avérés par l’office de la Statistique, et l’expert tessinois qui parle lui aussi le langage des faits opine de son sourire certifié, tandis que Quentin Mouron relit Les Frères Karamazov pour la troisième fois alors que son couple part en loques à Milan et ailleurs...
    Ce qui est sûr dans cet imbroglio, c’est que la vérité des faits, en matière de censure, est la même pour les poutinistes que pour les anti-poutinistes, et Mikhaïl Chichkine le souligne en visant à la fois le régime de Poutine et ceux qui entendent, en Occident, punir les écrivains et les artistes russes : « Le crime de ce régime, c’est aussi que la marque de l’infamie tombe sur tout le pays. La Russie aujourd’hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes. Le crime de Poutine, c’est d’avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les cœurs ».
    Or c’est «dans le cœurs», précisément, que nous ramène la «vraie littérature», et plus précisément aujourd’hui ce petit livre aussi «improbable» que son titre, Pourquoi je suis communiste, qui me semble un joyau de pensée et d’émotion concentrées sous les aspects de son «grand n’importe quoi»…
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    La poésie est la science exacte des sentiments
    « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes », écrivait Julien Green dans son Journal, en date du 15 juillet 1956, et cette injonction du grand dormeur éveillé qu’était l’auteur du Visionnaire et de L’autre sommeil me semble, sans référence forcée à telle « écriture automatique» hasardeuse, la mieux appropriée à une juste appréciation de ce qu’est la poésie, et plus particulièrement les «poèmes» de Pourquoi je suis communiste.
    Quentin Mouron se fiche-t-il de nous en se la jouant provocateur ? Je l’ai craint la moindre, quoique connaissant un peu mon acrobate, avant de lire ce recueil dont l’originalité de la démarche - combinant pensée rigoureuse et phénoménologie critique en phase avec le social et le politique environnant, chant d’amour et de détresse parfois déchirant sur fond de feuilleton affectif et sexuel perso «à la coule» - , la forme alternant semblants de vers en cascades verticales et semblants de proses développant thèmes ou portraits, la musique «jazzy» ou «bluesy» et enfin la délinéation narrative font du «n’importe quoi que nous vivons» un superbe objet de littérature.
    La vraie poésie choisit toujours un mot pour un autre, et reste indéfinissable sauf par les « poéticiens » du nouvel académisme pseudo-scientifique, aussi experts que le désormais fameux expert tessinois aux lunettes cerclées d’or, dans le poème éponyme du recueil, qui parle le langage « Des faits c’est-à-dire/ Du réel c’est-dire/ De la nature c’est à-dire / Du destin» et sait que les chiffres ne mentent pas (surtout en période de pandémie), contrairement aux mots et aux hommes et aux femmes - comme tous les idéologues persuadés que Poutine a raison ou que Poutine a tort, etc.
    Quentin Mouron est aussi «communiste» que le vrai poète en lui se révèle dormeur éveillé, à vrai dire irrécupérable pour l’idéologie et les experts à cravates « fantaisie » qui se chargent, s’agissant notamment de la guerre en Ukraine, de comprendre à sa place…
    Dans une lettre saisissante à ses amis, qui se pourfendaient en matière d’idéologie, Ramuz le poète , « communiste » à sa façon ( !) écrivait que l’expertise d’un écrivain tient essentiellement à sa science des sentiments, minutieuse et surexacte, alors que les idées générales relèvent du vague et de l’informe arbitraire. Ce qui nous ramène à la recommandation du camarade Chichkine aux écrivains, de ne pas «expliquer» Poutine ou la guerre, mais d’extirper la haine des cœurs…
    Quentin Mouron, Pourquoi je suis communiste. Olivier Morattel éditeur, 160p. 2022.

  • La guerre en nous

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
    Ce lundi 14 mars. – Le souci de ces jours ce sera de gérer les quotas de caresseuses et de caresseurs qu’on enverra aux soldats russes du Convoi, mais l’important est que le Convoi continue me dis-je ce matin de grand bleu revenu en continuant, moi, de lire Pourquoi je suis communiste de ce petit crevé de Quentin persuadé de s’être trouvé un titre carabiné, et qui fait pourtant sur la page ce que j’ai depuis longtemps en tête, à savoir qu’il pense en mots-musique, alignant à la verticale des vocables qui évoquent plus qu’ils n’expliquent et disent mieux que ne diraient des concepts, mêlant l’idée et le sang, ou le sentiment et la touche sonore ou plastique :
    « Les heures
    Grises
    Sont suspendues
    À ce poème »,
    et cela retentit en nous comme le feraient des vers, cela cristallise du sens par de la sensation et cela touche à l’intime et, du cœur, à tous les points de la périphérie, cela me semble une approche de la poésie plus que de la Dichtung à proprement parler, ce n’est encore que du germe mais qui promet de l’Arbre et ça je l’ai senti dès le premier livre de Quentin, dès notre première rencontre où il m’a parlé de Bovary en vrai lecteur- or il n’y a pas de vrai poète sans vrai lecteur -, et maintenant il lit Beckett et fait de Hegel son copilote, etc.
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    Hier soir j’écoutais Althusser me parler du « gouvernement » conçu par Helvetius contre Diderot et Rousseau, j’ai bien senti que le philosophe marxiste lui reprochait d’esquiver le départ révolutionnaire, je faisais gaffe à tenir ma Jazz (Honda Hybrid) dans les épingles à cheveux des hauts du Haut Lac, je redescendais de La Désirade sans boxer sous mon jogging noir au motif que j’avais pris un bain nordique pudique eu égard à nos petits lascars, en me baignant au-dessus du plus grand lac d’Europe dont on voit de là-haut presque l’entier du croissant je pensais aux enfants de Marioupol et environs, et deux heures plus tard, à mon escale de tous les soirs à L’Oasis de Villeneuve, avec l’Evening Dog, c’est de notre ami Georges Nivat que j’ai pris des nouvelles sur deux grandes pages du journal Le Temps où j’ai perçu son immense tristesse de ces jours, lui le passeur de bonne volonté qui a tout fait sa vie durant pour nous faire aimer la Russie, lui qui restait mesuré par rapport à son président, sachant fort bien les tentations hégémoniques de la Vieille Russie (et de citer le doux Pouchkine en passant, au discours si délirant de panrussien) jusqu’au jour où il a vu Poutine insulter son ami Alexandre Sokourov – et de citer les paroles récentes du patriarche Cyrille stigmatisant l’Occident réduit «à ses gay prides » pour justifier l’écrasement des Ukrainiens, ces nazis dirigés par un saltimbanque juif…
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    Or revenant hier soir de L’Oasis, où j’ai naturellement piqué le supplément du temps consacré à l’Ukraine, voilà que, descendant la rue de l’Eglise catholique avec le Night Dog, je tombe sur cette affichette du Matin Dimanche annonçant aux Suisses qu’il vont devoir compter avec la guerre, misère…
    Quant à moi, j’ai cessé de me croire communiste en 1966, en Pologne, en découvrant le socialisme réel vécu par les gens qui nous recevaient, un compère et moi, et j’ai continué en mai 68 dans les auditoires de la Sorbonne où j’ai assisté aux débuts de la scission à venir de toutes les gauches, je n’ai cessé de continuer et me suis parfois cru sincèrement anti-communiste mais n’ai fait que sourire quand mon ami Jean Ziegler m’a avoué que malgré tout, malgré le Goulag et malgré Mao il restait communiste, et je continue de sourire en lisant Pourquoi je suis communiste de ce petit crevé de Quentin dont le livre est celui d’un écrivain, presque d’un Dichter et pas du tout d’un idéologue qui me porterait à faire la guerre…