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  • Le Grand Tour

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    18. L’automne au Yorkshire
    Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués. Il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan. J'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts.
    Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il était venu me chercher, j'ai tout de suite perçu , chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges devenus quasi quotidiens sur Facebook.
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    L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret sur ces choses-là, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une pierre précieuse et le grand ado de quinze ans, fan d'Avendgers, celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows - dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !
     
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    Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan, puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, et que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne.
    Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours effrayé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam entre autres villes qui ondulent. Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non.
    Or la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de de mes amis tandis que la conversation roule déjà à plein régime. Cependant, avant de filer en ville, Bona me fera voir encore le jardin qu'il y a derrière la maison, et tous les jardins alignés où l'on imagine, l'été parmi les fleurs, les voisins de diverses nationalités voisiner sans se gêner...
     
    °°°
    L'amitié se mesure à mes yeux à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place, mais sans passions partagées ni substance ni fantaisie ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ? On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho l'on crève. Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de Lausanne la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville et mon ami l'artiste m'expliquait le procédé de sérigraphie devant les autoportraits de Warhol en exposition dans le même petit musée où voisinaient les objets de collection de Ruskin et les oiseaux d'Audubon, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...
    °°°
    On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose. Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées poétiques, ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...
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    Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait bonnement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture. Il y a là, comme dans l'Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées...
    On entend encore le ricanement de dortoir des garçons qui se sont rincé l'oeil, selon leur expression, mais c'est si peu de cela qu'il s'agit ici, quand le voyeurisme prédateur devient contemplation par la magie de l'art le plus délicat faisant ce corps non pas éthéré mais comme épuré, comme rendu à sa pure matérialité mais celle-ci transfigurée par les touches et les tons et les couches de couleurs ocellées de lumière - comme pétri de sensualité sensible spiritualisée; et rincé bel et bien, pour le coup, rincé le regard et nettoyé, lustré le regard des amis se retrouvant dans le dédale étoilé des rues et des reflets des vitrines, dans les cafés, les marchés, les pâtisseries et les parfumeries, les brasseries et les boucheries-féeries aux mille fragrances en bouquets...
     
    °°°
    Mon compère Bona et moi nous aimons fouiner et chiner. Ainsi avons-nous passé la moitié de cette deuxième journée à écumer les Charities - ce puces à l'anglaise où l'on trouve à peu près de tout pour pas cher - et les bookshops d'occases où l'on trouve autant de disques que de livres. Avec cet autre compère rencontré il y a quelques années sur la Toile puis en 3D à Montpellier, l'écrivain Jean-Daniel Dupuy passé cet été à La Désirade avec les siens, nous avons lanterné des heures dans les bouquineries lausannoises à farfouiller et nous enthousiasmer de concert ("Ah mais tu dois lire absolument Au présent d'Annie Dillard !" - "Et toi, j'te dis que ça: que Silvina Ocampo a écrit ses nouvelles pour toi !), et voici que le miracle se prolonge en ces lieux fleurant la bonne bohême (Sheffield compte plus de 50.000 étudiants et ça se sent) où la conversation se poursuit entre échelles et rayons...
    °°°
    C'est le propre de certains passionnés de peinture, dont je suis, que de se faire clouer par certaines oeuvres, avec quelque chose là-dedans qui relève de la sensualité pure, voire de la pulsion sexuelle, du côté de ce que Nietzsche (dans La Naissance de la tragédie, j'crois bien) appelait l'élément dionysiaque de la création artistique, par opposition à l'élément apollinien. Grosso modo: la chair endiablée et l'esprit filtrant, ou la bête et l'ange, sauf qu'il y a de l'ange dans la bête artiste et inversement.
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    Or j'avais été frappé, déjà, par une quinzaine de grandes toiles saisissantes de Neil Rands, dans cette nouvelle galerie de Sheffield où mon compère Bona m'avait emmené, lorsque CE tableau me cloua debout de tous ses verts et ses rouges intempestifs (couleurs même de la passion comme chacun sait) alors que cette représentation du site mythique de Stonehenge, devant lequel planait littéralement un homme rouge en fin de chute, m'apparaissait comme l'illustration par excellence du vol plané de l'homme à travers le Temps.
     
    °°°
    Surtout on aura bien ri avec mon compère Bona, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié. Et pour stimuler pneumatiquement ce rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé De dedans la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de "l'impersonnage" par la critique de poësie poëtique en France française. Or les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous auront immédiatement mis en joie avant de devenir le leitmotiv de notre hilare complicité. Et ces vers les voici:
    "À la question du coquillage, / je dois répliquer Non".
    Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu, les vers suivants doivent être cités aussi "pour la route":
    « Les bergers musiqueurs / qui peuplent la future Bucolie / (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce / Colorée Pure, pas plus. /Le "Jardin Suspendu Sprituel »./ Car Pièce fleurit / le bouquet des essais /piquants et décriveurs / pour évoquer Muse (Effort / =Muse) / au milieu des animateurs ».
     
    Or donc, ces "animateurs" nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés: « Dignes paquets d'expression/ et universalité plaintive /ont de la peine à faire Lac. / Des groupistes se creusent, / comme les "Viens" inarrêtables, / Bruit entre feuilles, oiseaux, / pailles générales, poutres /exigent force d'être là / encyclopédiquement ».
    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, l'ire des amateurs agenouillés de la poësie poëtique de Philipe Beck, «impersonnage» fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous- section poétique du CNL, précise le wikipédant), autant dire: un ponte, voire un pontife, et comment en rire ? Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature: « Sa bouche est dans le paysage. / Il est rupture idyllique. / Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève, /redresseur. C'est Monsieur Transitif ».
    J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre « impersonnage ». La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel. Mais le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le bon naturel africain, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont l’eau claire nous désaltère depuis La Fontaine, etc.
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    Ce qu'il y a de beau dans l'amitié, dont je ne suis guère un chantre inconditionnel, c'est quand l'ami vous laisse libre. Jamais je n'ai supporté qu'un ami (les amies c'est autre chose, qui ont d'autres façons de vous lier ou vous ligoter) me fasse le chantage à l'amitié pour souscrire à des positions humaines ou plus précisément sociales (je ne parle pas de postures ni même d'idées, lesquelles peuvent cohabiter et même se chamailler dans une relation amicale), qui limiteraient ma liberté jusqu'à l'atrophie et nous font nous trahir pour ne pas trahir l'amitié... Tout cela bien entendu reste assez relatif, car nous avons tous nos accommodements, à égale distance d'Alceste et de Philinte, mais pour ma part je sacrifierai sans hésiter une amitié aliénant ma liberté (surtout intérieure) au nom d'une relation de convenance...
    Je ne sais pourquoi mais tout de suite j'ai vu, dans cet homme rouge tombant paradoxalement à l'horizontale, le frère fantastique de l'ange en pantalon-nuage de Vladimir Maïakovski, dans un poème que je savais par coeur à dix-huit ans mais dont il ne me reste pas un mot.
    Neil Rands n'a probablement aucun rapport avec le modernisme poétique ou pictural du début du XXe siècle en Russie soviétique de la fin des grandes espérances (Maïakovski tomberait bientôt du ciel dans le sang de son suicide), et pourtant j'ai bel et bien ressenti la décharge d'un arc électrique liant deux bornes sensibles, comme je la ressens quand je relie, à travers le Temps, les fulgurances de Goya et de Soutine ou de Soutine et de Louis Soutter...
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    L'horizon limpide, par delà les mégalithes de Stonehenge, dans le tableau de Neil Rands (le plus solidement senti et construit, à mes yeux, de toute la série déclinée sur le même thème, qu'on retrouve sur son site), est d'une pureté candide dont le bleu le plus délicat me rappelle ceux des fonds de décors des angéliques maîtres italiens, ou ceux de Corot.
     
    Peut-être Neil me prendra-t-il pour un allumé ou un pédant grave à faire ces mises en rapport ? Mais cela ne m'importe aucunement, vu que le peintre a brossé cette toile rien que pour moi (comme chacune et chacun pense que Schubert n'a écrit sa Sonate posthume rien que pour elle ou lui... ), et voyant de plus près ce bleu tendre je pense à l'innocence et à ce que disait l'affreux Thomas Bernhard sur la pureté du ciel, dans son entretien d'Ibiza où l'on voit son pied battre la mesure de sa pensée sous la table à l'instant où il évoque cet azur qui est aussi celui de Bach quand sa musique nous rappelle que l'homme, cette immonde créature, est parfois « capable du ciel »...

  • Avec Pessoa, via Pajak, Personne devient Tout-le-monde…

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    Dans le dernier volume de l’entreprise littéraire et picturale unique que représente assurément le Manifeste incertain, Frédéric Pajak, gratifié récemment du Grand Prix suisse de littérature 2021, combine une suite autobiographique très attachante et l’exploration à la fois bien documentée et toute personnelle du fascinant univers de Fernand Pessoa, poète aux multiples hétéronymes dont l’essentiel de l’œuvre, inédite, reposait, après sa mort, dans une malle cadenassée…
     
    Le nom de Personne, dont on dit qu’il vient de la langue étrusque et qu’il désignait le masque du comédien, est le sujet d’un jeu de mot fameux d’un épisode non moins illustre de L’Odyssée du vieil Homère aux doigts de prose, où l’on voit Ulysse le rusé se nommer ainsi (« Mon nom est personne ») pour échapper aux cyclopes avec son équipage de marins ; et ce même non est celui d’un poète devenu célèbre sous au moins trois autres hétéronymes, né Fernand Pessoa (personne en portugais) à Lisboa (Lisbonne en français) le 13 juin 1888 et mort en 1935 en laissant une œuvre considérable dont n’avaient paru que quelques opuscules et autres textes poétiques ou critiques.
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    Or, s’il avait été un petit quelqu’un en littérature de son vivant, Pessoa portait bien son nom de Personne à sa mort, humble fonctionnaire très alcoolisé en pardessus gris muraille et chapeau sans fantaisie, dont la postérité a frisé l’avortement autant que celle d’Henri-Frédéric Amiel, lequel avait ordonné la destruction de son Journal intime comptant plus de 16.000 pages, ou que celle de Franz Kafka auquel son exécuteur testamentaire Max Brod désobéit en ne brûlant rien non plus de son œuvre immense, contre sa volonté.
    Et voici qu’après un peu moins d’un siècle, notre obscur rond-de-cuir, impersonnel en dépit de son nom, se retrouve pour ainsi dire poète national, sur lequel tout a été écrit et commenté au gré d’innombrables publications et colloques… Alors pourquoi, gentil senhor Pajak, en rajouter, vous qui n’êtes pas spécialiste pour un centime d’euro ?
    Entre récits de vie et reportages d’idées
    Est-ce parce que Pessoa est devenu « culte », selon l’expression à relent publicitaire, que Pajak s’est intéressé à l’œuvre et à la destinée de cet écrivain ? C’est possible, et ça ne me gênerait pas autrement, mais je crois qu’il y a autre chose, qui fait que l’auteur bifide s’est arrêté, dans ses variations autobiographiques illustrées, à Pavese et à Schopenhauer, à Nietzsche et à Ludwig Hohl, à Walter Benjamin ou à Marina Tsveteava et à Emily Dickson, entre autres «personnes» fort différentes les unes des autres mais fortement personnelles et en outre vues par lui «comme tout le monde», disons plus précisément: comme les individus réunis par le symbole vestimentaire des gilets jaunes ou comme Jésus de Nazareth - ce dernier rapprochement ne relevant pas du délire mais du fait que ce neuvième et dernier volume du Manifeste incertain commence bel et bien, dans une méditation sur la démocratie et la liberté par une évocation de la fronde populaire française et s’achève sur une vision différenciée combien humaine du rabbi Iéshoua…
    Dans l’introduction brève de son livre, avec le contrepoint de « portraits » d’arbres, Pajak précise ce qu’il entend par incertitude dans son intention de représenter le « paysage d’un sentiment familier », mélange de souffrance et d’acuité lucide, de joie et d’anxiété, perception de sa propre réalité dans le concert souvent confus et les sarabandes où la danse des autres se mêle à la sienne ; et d’expliquer alors que, sans les « choisir » forcément il se sera senti proche de ces « ratés magnifiques » qui n’auront été reconnus de leur semblables, et dans leurs vraies dimensions, qu’après leur mort, tels précisément qu’un Walser ou un Kafka, un Van Gogh ou un Pessoa.
    Frédéric Pajak lui-même est une sorte d’irrégulier aux règles personnelles rigoureuses, artiste et journaliste-essayiste-poète-éditeur autodidacte plus ferré dans ses sujets que maints diplômés, marginal sans l’être car participant à l’esprit du temps comme le furent un Arrabal ou un Roland Topor dont il n’est pas loin de la tonalité « panique », enfin amateur au noble sens de celui qui aime plus qu’il ne se réclame d’un standing social – et tel fut, en auteur polymorphe à la fois présent dans son milieu et comme « à côté », Fernando Pessoa et ses multiples avatars, ses obscures passions et leurs apories, son génie innombrable et sa façon de rire avec les petits enfants.
    Le journaliste français Jean-Claude Guillebaud a forgé, naguère, le concept de «reporter d’idées», signant quelques grands essais splendides marqués, entre autres, par la pensée anthropologique d’un René Girard. Or Pajak, dans ses investigations pluralistes dessinées et poétiques - au sens le plus composite -, participe de la même curiosité généreuse et, surtout, de la même liberté d’esprit dans ses jugements ou dans les rapprochements qui lui font parler, de sauts en gambades, de l’historien Augustin Thierry aussi pertinemment que du moraliste Joubert, sur le même ton qu’il parle du petit chat Thésée, des recherches ésotériques du jeune Alexander Search (l’un des premiers hétéronymes de Pessoa) ou de son pote gauchiste Jean-Christophe, d’Ofélia la seule amour de Fernando qui la menaçait d’une bonne fessée faute de savoir l’aimer comme il faut ou de ce Jésus qui, comme le Juif errant, a couru le monde et baigné son corps éternel de rivières en fontaines en fabriquant, ici et là, Dieu sait quoi pour Dieu sait qui…
    L’écriture et la lecture pour lever le masque
    J’étais en train de relire le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, philosophiquement le plus profond et le plus astringent des hétéronymes de Pessoa, quand j’ai commencé de lire le neuvième volume du Manifeste incertain, avant la deuxième vague de la pandémie dont Pajak parle du début comme d’un révélateur, tel exactement que je l’ai ressenti.
    Je m’étais remis à Pessoa en vue d’un texte destiné à la revue Instinct nomade de Bernard Deson, j’avais relu L’innombrable, un tombeau pour Fernand Pessoa, très remarquable approche de Robert Bréchon que cite d’ailleurs Pajak à diverses reprises, mais je ne me doutais pas que le Pajak en question allait publier, en même temps que «notre» revue, un pavé de 350 pages qui constituerait une suite très substantielle intégrée dans mes lectures de ce tournant d’année virale.
    Cela pour dire que lire les neuf volumes du Manifeste incertain doit se faire comme il a été écrit, à savoir « dans la vie » et donc sans se presser ni stresser, en annotant chaque page ou en dessinant de votre patte (si l’on est un enfant l’on peut coloriser les dessins de Pajak…), en y revenant comme aux Essais de Montaigne ou aux Notizen de Ludwig Hohl, en toute discontinuité continue mais sans lâcher le fil sauf pour aller faire pisser le chien.
    J’ai l’air de blaguer mais pas du tout, d’ailleurs c’est toi qui va t’y coller à présent, lectrice adorable ou aimable lecteur - pas croire que le job de la lecture est du prémâché.
    Frédéric Pajak le premier, d’ailleurs, souligne que la lecture, autant que l’écriture et la peinturlure, est un métier qui s’apprend et se peaufine avec les ans, et c’est ainsi qu’on a vu l’écriveur écrivant des débuts devenir, ces dernières années, et principalement dans le Manifeste incertain, un écrivain à part entière développant de la manière la plus singulière, un vrai style limpide et coulant avec son merveilleux « cinéma » de dessins racontant leur propre histoire…
    Je viens de relire la page où Pajak parle de la mort de son frère, les larmes aux yeux en me rappelant celle du mien, disparu lui aussi trop tôt, et de celui de ma bonne amie qui s’est esquivé une de ces nuits dernières sans crier gare, sur quoi je me rappelle un texte tout récent de V.S. Naipaul sur le chagrin où il est aussi question de la mort de son père, de son frère et d’un chat sur un ton rappelant la saudade de Pessoa – donc tout se tient.
    Si la source du mot personne l’apparie au masque, l’histoire de ce mot contient à la fois toutes les personnes et tous leurs pseudos que l’Art et la Littérature, liés au même noyau, démasquent pour leur donner un visage innombrable au nom d’Humanité.
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    Frédéric Pajak. Manifeste incertain 9. Les Éditions Noir sur Blanc, 350p, 2021.
    Instinct nomade, No5. Les sept vies de Fernando Pessoa.
    Robert Bréchon. L’innombrable, un tombeau pour Fernando Pessoa. Christian Bourgois, 254p., 2001.
    V.S. Naipaul. Étrange est le chagrin. Editions Herodios, 2021, 42p.
     
    Fessins de Matthias Rihs et Pajak.

  • Le Grand Tour

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    17. Katanga express
     
    (Pour Max, en souvenir)
     
    « Partout où qu'elle soit dans le monde, une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari l'injurie, la frappe ou la menace. Elle a toujours tort. C’est ça qu’on appelle les droits de la femme». (Ahmadou Kourouma)
    J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture des Mathématiques congolaises d'In Koli Jean Bofane entreprise la veille, le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie savoureuse et violente à la fois de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats, enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la « haute mission », c'était marqué sur un papier, de représenter la Confédération helvétique au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure au téléphone de ne pas oublier d'emporter là-bas « La Parole »...
    °°°
    À l'annonce du retard conséquent de l'avion de Rome nous n'avons pas bronché, avec Max le Bantou, notre commune passion du jeu gratuit, qui s'ajoute à notre goût partagé pour les histoires à n'en plus finir, nous ayant portés vers l'improvisation ludique combinant le damier de carton et les capsules de bière et de limonade, et c'est ainsi que le temps a passé jusqu'à la prochaine attente dans les couloirs marbrés de Fiumicino aux boutiques de luxe et aux bars outrageusement fermés après dix heures du soir, autant dire que nous nous impatientions de toucher bientôt à des rivages moins clinquants, et bientôt nous nous étions retrouvés suspendus dans le silence chuintant de l'avion éthiopien destination Addis-Abeba et, par delà la longue nuit, fantômes enveloppés de couvertures aux bons soins de veilleuses stylées, nos paupières s'étaient relevées sur le jour se levant dans le ciel congolais, et là-bas la terre montait peu à peu vers nous bien rouge, aux essaims de maisons oranges - pour la première fois l'Afrique noire m'apparaissait du ciel en ses couleurs chinées...
     
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    Et tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là, ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? mais non car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRES s’agglutinaient de toute part et nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelques poignées de dollars, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole mandaté par le Congrès et se réjouissant de nous identifier non sans s'inquiéter de l'absence du troisième éminent scribe annoncé en la personne d'un certain Fiston...
    °°°
    Mais n'avais-je pas rêvé ? Ce Congrès congolais se tiendrait-il jamais ? Ce M. Fabrice Sprimont qui était censé nous recevoir, auquel j'avais écrit à Kinshasa et qui ne répondait pas, existait-il seulement ? Et s'il était vrai que la malaria l'avait terrassé au point de remettre déjà d'un mois le colloque, celui-ci ne restait-il pas aussi aléatoire que le Sommet de la francophonie qu'on disait battre de l'aile ?
    Je m'étais posé ces questions au moment de me faire inoculer cinq vaccins. Je me les répétai dans l'antichambre du Ministre chargé de me délivrer mon visa. Mais voici que nous nous retrouvions, ce premier soir de notre séjour au Katanga, à la table du Safari Grill du mythique Park Hotel de l'ancienne cité coloniale, en face de ce Monsieur Sprimont, Conseiller à la Communauté française de Belgique, dont l'accueil immédiatement avenant m'a d'autant plus rassuré que le personnage, de toute évidence, manifeste autant de compétence aux affaires que d'entregent convivial.
    °°°
    Les Belges sont étonnants. Il reste évidement de l'Afrique dans leur complexion physique et spirituelle, et je ne sais ce qui m'a fait penser aussitôt aux romans africains du Liégeois Simenon en observant le Conseiller, dont le bouc et l'espèce de détachement très attentif m'ont rappelé aussi mon cher Anton Pavlovitch Tchekhov, figure tutélaire de ma Russie personnelle.
    Or cette double ressemblance était liée aussi, sans doute, à cette impression que le Conseiller, à mes yeux, émargeait probablement à l'espèce de ceux qui, d'une manière ou de l'autre, ont pris la tangente, passant ce que le Simenon de La Fuite de Monsieur Hire appelle la ligne rouge.
    Ensuite notre conversation m'a confirmé dans le préjugé favorable que m'inspirent les irréguliers, je veux dire: les aventuriers organisés que sont le plus souvent les gens d'entreprise ou de culture expatriés, artistes et parfois espions, nostalgiques d'une vie meilleure ou fuyant un passé dévasté; à cela s'ajoutant la culture réelle, non plaquée, humainement éprouvée, et l'humour de Fabrice qui, tout de suite, nous a épatés le Bantou et moi.
    °°°
    Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne restait ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres plus ou moins menaçantes des prédateurs urbains.
    Le Park Hôtel date de 1929, quelques années après le voyage au Congo de Gide et du jeune Marc Allégret, qui y tourna un film tandis que l'écrivain y établissait ses réquisitoires. Cependant nous voici bien loin du grand humaniste aux indignations de bourgeois en rupture de conformité: près d'un siècle après son Voyage au Congo, la parole est bel est bien aujourd'hui aux Africains et je suis là pour les écouter.
    Après le Dinner très cool avec le Conseiller, plus que vannés par le voyage et la longue journée, il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech commun du lendemain dont nous venions de découvrir le motif établi à notre insu et proposant «Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires»...
    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de «langues partenaires », et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ? Que dalle! lui répondis-je tout de go. Langue de coton de papas universitaires ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire en nos périphéries dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, où tous nous sommes propriétaires et partenaires à la fois, à grappiller de concert à l'arbre aux mots pour en faire notre miel millénaire…
    °°°
    Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré, c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui lave-plus-blanc comme on sait, nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait, je parlerais des transits féconds entre nos régions aux parlures variées, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des Pâquis de la Geneva International, déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules, déjà j'avais repéré les soeurs Courage appelées par l'omniprésent organisateur André Yoka au commandement des débats suivants, bref la journée était lancée et je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir des Katangais de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu - je voyais en face de moi le jeune Fiston Mwanda Mujila qui n'avait pas dit mot aux débats de la veille - le trentenaire n'était pas né alors que je lisais Les damnés de la terre à mes vingt ans -, je voyais à côté de lui Jean Bofane dont j'avais lu quelque pages de plus la nuit passée - il avait douze ans en cette année où nous errions dans le Temple de la culture française avec nos mines farouches d'apprentis révolutionnaires -, je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais, il y avait de ça plus de quarante ans, autant d'années que celle qui me séparaient sans me séparer des vingt-cinq ans de mon compère le Bantou...
    °°°
    Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies, nous avons le miel des mots aux lèvres et malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des « y a qu'à » et des « il faut », nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent toutes deux sur le terrain d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué se fasse, car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga et dans l'entier Congo, quel appui aux écrivains et à la chaîne des passeurs, or elles arrivaient avec leur expérience concrète de telle ou telle réalisation, l'heure n'était pas au lamento que nous connaissons aussi aux pays de la profusion, le moment n'étais pas non plus à se donner bonne conscience, le temps de cet improbable congrès était aux débats fondés en réalité lançant les premiers ponts de possibles actions de demain.
    °°°
    Or on aura tout entendu ce jour-là, de professeurs ou d'auteurs arrivés des quatre vents de l'Afrique francophone ou des lointains européens. Florent le Béninois reconnu, Sami le Togolais consacré, Jean le Congolais non moins auréolé de succès ont parlé la langage de ceux qui ont la double expérience du dénuement et de la saturation, proposant autant de bons exemples de développement, et tous ensuite auront témoigné pêle-mêle avec force arguments et bonne volonté à n'en plus pouvoir, m'évoquant une pièce de théâtre se donnant sur une scène cernée par les étudiants tenus à l'écart derrière lesquels j'imaginais la multitude des gens sans livres mais pleins de mots - un notable universitaire a daubé sur le fait que ses étudiants affirmaient lire en français sans comprendre rien, un écrivain invoquait le droit à ne pas être surveillé dans ce pays et tel notable soucieux de bienséance l'a mouché vite fait , tel autre prônait l'encouragement de la langue vernaculaire, tel invoquait la pratique des langue jumelées, l'oubli des auteurs locaux fut pointé et mouché lui aussi de dédaigneuse façon, bref c'était la joyeuse confusion des généralités et des mâles péroraisons échappant à nos soeurs Courage, mais enfin quoi n'était-on pas dans un colloque littéraire, enfin le même soir nous nous sommes tous retrouvés au lieu vibratile de la Halle de l'étoile, aux bons soins de cet autre échappé des conformités qu'incarne le directeur de l'Institut français au joli nom de Dominique Maillochon, et ce furent alors des transes belles ou ce slam de haute volée nous rappelant que le langage exprimant la réalité, et la langue-geste, ne passent pas que par les filtres de l'élite pensante et parlante en sa trop fameuse « instance de consécration »...
    °°°
    Un malingre philosophe allemand à moustache de paille de fer disait ne pouvoir croire qu'en un dieu qui danse, et je serai le dernier à le railler car là gît bel et bien le secret de l'homme aux semelles de style qui est tout mouvement et toute grâce vivante, je me le disais tout au long de cette soirée à la Halle de l'étoile à les voir danser et raper et chanter et slamer, les garçons sauvages et les filles souveraines, à nous retremper dans nos forêts ancestrales, à nous relancer dans la ville-monde aux semelles de rail, selon l'image de Fiston Mwanza Mujila qui me racontait la galère sans espoir des jeunes en sa ville-pays: à peine y était-il revenu depuis quatre années qu'il en repartirait, mais ce soir-là c'était à danser qu'il pensait entre deux apartés et c'était à danser que tous nous aspirions après avoir tant parlé et parlé...
    °°°
    À l'aéroport d'Addis-Abeba j'étais resté longtemps à observer, moi le mécréant paléochrétien frère en Christ des fils de Niambe et de Loba, les fidèles musulmans se recueillant dans cet Espace Prière où ils s'agenouillaient après de brèves ablutions à jolies théières d'eau du robinet des lieux d'aisance d'à côté, femmes gracieuses et jeunes gens décents, époux séparé de l'épouse, et je n'éprouvai pour eux que respect quand les flagellants et autres talibans ou foudres de Klan m'insupportent et me hérissent de quelque culte qu'ils se réclament - je ne voyais de ceux-là que l'aura d'humilité avant de tomber, dans l'avion de Lushi, sur ces deux élus du seul Seigneur évangélique de la Pentecôte arborant leurs uniformes d'hommes-sandwiches du Dieu triomphant au rictus de tiroir-caisse...
    Et dansant avec ceux de l'étoile je me suis retrouvé lisant Dans la peau d'un noir, adolescent révolté de seize ans, Bestine l'avocate ondulait comme une prêtresse de la forêt, Jean Bofane démantibulait son ndombolo en roulant ses yeux de bille noire, Fabrice le décolonisé s'africanisait en déhanchements élégants, enfin tout se stylisait à l'avenant sous le regard de sphinx noir de Sami Tchak, tout était mouvement et fusion devant les effigies affichées de toutes les Femmes d'Afrique en mémorial éclatant - de Reine Pokou en Sarrouina ou de Mariama Bâ en Zena M'dere du Commando des chatouilleuses -, et je me figurais l'échappée rêvée dans le noir que ce serait, plus tard, de cette ville-pays et en toutes les villes-mondes à greffer et revivifier nos pensers et nos langues - notre corps nombreux dans le multimonde...
    °°°
    L'aube poignait au troisième jour du Congrès subtropical, j'entendais la rumeur montante de la rue populaire de derrières les voilages protecteurs de la chambre immense de l'ancien hôtel colonial et je me demandais ce que diable je foutais là, à quoi rimait notre présence en ces lieux, le sens de tout ça sous le froid éclairage de la lucidité décapée d'avant le retour à la vie ordinaire et à ses comédies ; je pensais au Congo des effrois, je me rappelais le Kivu, les affreux reportages, les messages de mon ami Bona, je me rappelais mes doutes vertigineux de certain autre congrès du PEN-Club international en 1993, sous les falaises croates de la guerre où les écrivains avaient dansé comme des ours de propagande, je pensais aux virulentes oppositions au prochain Sommet de la francophonie à Kinshasa et je me disais que tout de même, que peut-être, qu'être là valait peut-être mieux que de n'y être pas, je me rappelais nos propres combats séculaires pour un peu plus de liberté et de libre pensée, tout ce qu'à travers les siècles nous avions appris, tout me revenait pêle-mêle de notre histoire et de nos alternances d'ombre et de lumière, comment nos livres pouvaient exister aujourd'hui et circuler, et quand même, par conséquent, comment nous pouvions modestement en témoigner en ces lieux où tout restait à faire...
    °°°
    Or au cours de ce jour on avait parlé d'abord de tourisme, on allait voir peut-être le lion vivant ou l'okapi, le girafon ou le gnou du fameux zoo de Lubumbashi, on irait peut-être dans les collines surplombant les anciens terrils, aux terres de la Ferme Espoir du Président ou aux domaines pilotes du Gouverneur, et puis non, les projet s'était réduit au fil des heures, remplacé par la visite solennelle, et donc sapée et cravatée, à la seule Excellence locale, aussi tous les écrivains s'étaient-ils faits jolis, j'avais hésité à y couper mais mon compère le Bantou m'avait objurgué que je ne pouvais louper un tel spectacle, ainsi m'étais-je procuré vite fait chemise d'apparat et cravate associée, avais-je lustré mes boots à la lotion capillaire et m'étais-je brumisé au parfum social, ainsi tous s'étaient-ils pimpé l'apparence afin de faire honneur aux Lettres francophones à la réception de l'avenant Moïse Katumbi Chapwe, aussi connu comme homme d'affaires éclairé qu'en sa qualité de Président du club-vedette de foot Mazembé (Impossible n'est pas Mazembé !) et nous recevant sans grande protection, souriant, à l'aise, charmeur, jurant que la Littérature lui est chère après avoir colmaté, dit-on, pas mal de carences des institutions scolaires et de nids de poules sur les voix d'accès aux collèges et facultés...
    °°°
    On aura donc bien disserté tous ces jours, on aura crânement entonné l'Hymne du prochain Sommet de la Francophonie, on aura psalmodié « Chantons en choeur notre riche diversité / Oui chantons Francophonie et Fraternité », on aura repris comme ça: « Ah! Il est si merveilleux notre monde / Tambourinons ses rythmes à la ronde », on aura vécu cette comédie et voilà que, dans les coulisses de ce théâtre-là, nous nous serons rencontrés, quelques-uns et même plus, nous aurons réellement échangée des idées et des vues, des livres, des documents, des projets, quelques amitiés peut-être durables seront peut-être nées par delà les solennelles déclarations d'intention et autant d'« il faut » que d'« y a qu'à », oui peut-être, quand même - peut-être tout ça n'aura-t-il pas été que words, words, words...

  • Le temps imparti

     

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    « Tu te plains de La brièveté de la vie, et tu te laisses voler la tienne » (Sénèque)

     

    Le temps que vous avez passé

    à le tuer naguère,

    et jadis n’a pas oublié

    ce retour en arrière,

    vous laisse aujourd’hui dévasté...

     

    Que s’est-il donc passé

    à ne pas savourer les heures,

    à ne pas s’étonner,

    à vilipender cette peur

    d’être là simplement

    dans l’orbe de l’instant ?

    L’eau des miroirs évaporée

    vous rappelle, un peu triste,

    ce néant de mémoire

    auquel vous aurez aspiré,

    mais les regrets affluent,

    rien n’est jamais vraiment perdu;

    faute d’être innocents

    vous le savez sans le savoir,

    imprudents et perdus :

    le temps sur le tard vous attend...

  • Comme si c'était un jeu...

     
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    "La mort viendra et elle aura tes yeux" (Cesare Pavese)
     
    On dirait que les dieux se vengent,
    on n’en sait rien, ma foi:
    faudrait le demander aux anges,
    qu’ils nous disent le pourquoi
    la raison soudain du silence,
    ce vide et plus personne
    à la fenêtre, au téléphone,
    plus d’écho qui résonne,
    plus de quoi relancer la danse...
    Mais ces larmes me font bien rire,
    enfin: quelle anicroche !
    Nous avions encore des reproches,
    imbéciles de vivants,
    des arguments à balancer
    des motifs de pardon:
    Votre Honneur j’étais un peu ivre,
    ou c’était toi, ou c’était vous -
    on ne se souvient pas, les cons,
    de ces mots qui délivrent...
    D’ailleurs les dieux aussi ont tort,
    et les anges déçus
    par la vendange survenant
    parfois avant le temps venu
    ont l’air de regarder le vent...
    Alors comment réparer ça ?
    Ils disent que c’est la vie
    comme leurs aïeux avant eux
    l’auront seriné sans rien dire
    ou pas mieux que: voilà...
    Tâchons ainsi malgré les dieux
    de ne pas nous éterniser,
    comme si c’était pour de semblant,
    comme si c’était un dernier jeu
    pour ne pas trop peser,
    au conditionnel des enfants...
     
    Image: Philip Seelen.

  • Le Grand Tour

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    16. Les amis retrouvés
     
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    Ils ne s’étaient plus vus depuis trop de jours et de semaines et de mois, presque des années, mais ils se sont retrouvés comme s’ils s’étaient quittés la veille, juste un peu plus décatis que la veille, elle maintenant, la Professorella, à la retraite de l’Université et donc libérée du souci des intrigues sentimentales de la jeunesse toscane, et lui, le Gentiluomo, ne cessant de jouer les prolongations de son job d’avocat et ce soir encore à Florence pour inaugurer un atelier de cinéma à l’Auberge de Jeunesse dont il préside la confrérie nationale depuis des lustres par idéal d’après-guerre…
    Or c’est à l’état de leur chienne Thea et de leurs sept chats que nous mesurons le mieux les effets du temps écoulé depuis nos dernières fois, mais l’amitié vraie est une braise vite ravivée dans la cendre du temps.
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    Et voici donc Bella qui va vers sa vingtième année, autant dire qu'elle vire centenaire, ainsi nommée naguère par exorcisme conjuratoire tant elle incarnait la Miss Mocheté quand notre amie l’a recueillie toute cassée et cabossée, d’abord rejetée par la smalah de ses congénère mais se cramponnant et se remplumant aux bons soins de nos infirmiers bénévoles - Bella qui honora quelque temps son nom et que voici réduite à l’état mouillé dépenaillé de chouette tricolore claudiquant sur place, roucoulant du moins et s’attardant longtemps sur mes carnets ouverts, comme pour se persuader d’exister encore...
    °°°
    Ce qui fait qu’on appelle ces gens-là nos amis tient à des riens : disons qu’on se trouve bien en leur compagnie, sans rien à se prouver moins que jamais, parce que c’était nous et que c’était eux, disons qu’on se comprend à demi-mot, mettons que nous partageons pas mal de goûts et pas mal d’idées aussi mais pas toutes, avec des rites amicaux établis entre café du matin à renfort de dolci et marchés populaires de l’après-midi, flâneries et causeries; et le soir le Gentiluomo ne manquera pas de s’exclamer « povero paese ! » aux dernières nouvelles de la télé abhorrée, à quoi nous rétorquerons non moins rituellement « caro paese » en savourant les produits de pays de la Fattoria Marinella, "maraviglioso paese" en voyant tourbillonner les gangs d'étourneaux sur les feuillées - poveri uccellini dans le ciel à la Tiepolo de l’automne marin, cari uccellacci !
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    On le trouve en montant de Carrare à Colonnata, qu’on sait un foyer de l’anarchisme de tradition ouvrière, on s’élève par des lacets sur l’ancienne route des carriers et bientôt, à main gauche, un petit val s’évase, immédiatement signalé par une kyrielle de sculptures de marbre de toutes dimensions, disposées sur le fond ou les flanc du ravin, toutes de la même inspiration « primitive », selon le propre dire du maître des lieux, géant chapeauté de 86 ans du nom de Mario del Sarto, qu’on retrouve dans le pavillon de bois sis un peu plus haut, en face du Mur de la Vérité et dont la porte est surmontée de l’inscription : Lavorando mi riposo, je me repose en travaillant…
    °°°
    La dernière fois que nous lui avions rendu visite, Mario m’avait offert une pièce de marbre taillée sous mes yeux, évoquant une figure vaguement parente avec celles des îles de Pâques, et qui me sert depuis lors de cale à livres.
    Mais cette fois je lui explique que j’aimerais en savoir un peu plus de sa vie et de ses œuvres, de leurs tenants et de leur évolution, enfin comment il en est venu, la cinquantaine passée à ce que je sais déjà, à tirer du marbre son fabuleux bestiaire…
    °°°
    L’homme a l’aplomb des humbles, la sûreté de soi de l’artisan se mesurant aux solides matières, mais aussi la naïveté de l’artiste et la douce folie du terrien sage et sauvage.
    Son père et les siens faisaient paître jadis leurs moutons dans les hauteurs avoisinantes, avec ses frères et sœurs il faisait en enfance la longue marche jusqu’à Carrare, mais à quinze ans déjà il a quitté l’école et des années durant il a travaillé dans les carrières où il devint machiniste à bord des chemins de fer vertigineux de là-haut. « Tout vient de la terre, me dit-il, pour aller vers le ciel et revenir à la terre ».
    °°°
    Non sans candeur ensuite Mario m’explique que, tout admirables qu’ils aient été dans leur art, les Grecs anciens et Michel Ange, imbattables dans la finition fine de tel corps d’éphèbe ou de tel visage de vierge, ne délivraient pas pour autant de messages, alors que lui s’y emploie ; et de m’entraîner vers la grande figure du devin Aronte, qui se réfugia dans une grotte des hauts de Carrare et que Dante évoque dans le chapitre XX de L'Enfer de la Commedia, que le sculpteur se met alors à réciter par cœur avant de conclure. « Le devant d’Aronte, Dante l’a placé derrière, et c’est pourquoi je l’ai sculpté comme ça : tel est le message ».
    Et pour les mains immenses qu’il a taillées au bout des bras de sa Mère Teresa, Mario del Sarto conclut : « Ce sont les mains du Don, les mains de la Compassion… »
    °°°
    En route je n’ai cessé de lire les journaux, aussi, de cette vaine double page de L’Obs sur les minables fiestas profanatoires du Cavaliere, vil débris gluant de gomina, à cette chronique de Claude Monnier évoquant ce sentiment d’un peu tous que nous sommes tous plus ou moins largués dans ce monde en train de se faire, de se défaire ou de se refaire, on n’en sait trop rien, largués les gens et non moins largués les gouvernants - et j’y repensai tout à l’heure dans les allées du parc tenant lieu de refuge à tous les animaux blessés, maltraités ou rejetés, rescapés de la route ou des prédateurs de toutes espèces, largués eux aussi et que le Fonds Mondial pour la Vie Sauvage (WWF) a recueillis dans ce labyrinthe végétal en zone urbaine de Marina di Massa où serpentent vieux sentiers entre taillis et pièces d’eau, enclos en plein air et cages décaties, tout cela frémissant de plumes et de poils hérissés, cela piaillant et criaillant entre vieux panneaux explicatifs et poèmes animaliers sous le regard éteint d’un vague vieux gardien à main postiche jetant en passant sa pitance au paon posant au prince - à croire que ce jardin de tous les accueils est aussi celui de tous les abandons…
    Et pourtant la vie continue, me suis-je dit ensuite sous les falaises de marbre tandis que crépitaient sous mes yeux les étincelles verbales d’une sorte de feu de mots, comme une cascade d’eau glacée aux arêtes brûlantes, comme un souffle de nord tropical issu de ce poème que m’avait balancé quelques jours plus tôt, par mail, tel jeune barde de nos amis – et voici que se lâchait sur vingt pages ce jazz rockeux rythmé à la Cendrars mâtiné de Ginsberg whitmanien, et je lisais « Mais la résolution est prise / tu te prends à rêver /scintillements d’orages sourds / au petit tour des Pôles », il me semblait retrouver quelque chose de l’ingénuité sauvage du jeune Chappaz avec ce « vieux remède minéral /comme une fourmi / mangée et froide dans le gosier / du merle blanc », je retrouvais là-dedans des micassures rimbaldiennes, je lisais « Et toi aussi / depuis ta petite table / tu te croyais au monde centré sourd tout-puissant / mais c’est le monde qui feule en toi / quand tu prends de ta main brûlante la braise blanche pour souffler la poussière / C’est dans tes artères que passe le sang nouveau /coagulé partout / des grandes possibilités », ou ceci enfin pour la route : « J’ai envie de rester sur mon arbre / derrière des rochers paresser / j’ai envie de couvrir le détroit / redescendre vers le Sud, où les morcellements d’îles /font de nous des princes doux et /fermentés pluvieux / dans les bouches / et les registres saints »…
    °°°
    Ensuite on s’est retrouvés aux rivages en train de se retirer, on revenait de Pistoia, ce dimanche de parade médiévale, juvénile cinéma local où s’entretient la tradition et le flirt, le folklore et la révérence sociale, lancer du drapeau et du chapeau, danses et tambours véhéments pour enflammer les jeunes sensualités - enfin le soir a roulé sur les collines roulant elles-mêmes vers la mer, enfin il n’y avait plus que la mer en allée et revenant pour mieux fluer et refluer, enfin il n’y avait plus que deux silhouettes là-bas à la frange de la nuit sur la mer…

  • Élégie aux clairières

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    Pour Philippe, alias Philip, alias Flop (1950-2021)
     
    Tu t’en es donc allé comme ça,
    sans autre préavis,
    à ta façon de malappris
    rêvant comme autant de fois
    de te faire la belle
    à ta façon de braconnier
    traçant les hirondelles
    ou relevant tes collets -
    nous posant ce dernier lapin...
     
    Toi qui t’inquiétais en ces jours
    du sort de nos planètes,
    et déplorais, mauvaise tête,
    l’imbécillité a répète
    des menées et discours ,
    te voici reposant tranquille,
    le cœur un peu moins lourd,
    loin des clameurs de la ville,
    à nous interroger...
     
    Qui étais-tu frère inconnu
    qui nous parle en silence ?
    Quelle souffrance t’animait ?
    Que veux-tu dire encore
    que tu méditais en secret ?
     
    Reste donc encore quelque temps:
    fumons-en une en lisière
    au bar, là-bas donnant
    sur la douce aura des clairières...
     
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    Images: Philip Seelen

  • Au bonheur des Nègres

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    Ce texte a été composé par mon cher Philip Seelen, alias Philippe, alias Flop, frère de Lady L. qui nous a quittés hier dans la douceur du sommeil pour un grand voyage outrepart. Datée du premier jour de l'ère Obama, cette lettre était destinée à notre vieil ami congolais Bona Mangangu, actuellement établi à Sheffield. Je la retranscris dans nos larmes...
     
    Paris, mercredi 21 janvier 2009.
     
    Cher Nègre de l’aube,
     
    Hier matin Paris avait revêtu sa doudoune. Les néons noués en croix vertes, enseignes clignotantes qui annoncent, sur la rue, les officines à suppositoires, affichaient à peine deux degrés celsius au dessus du néant. Courbé sur ma bécane, congelé sur ma selle qui l’était tout autant, j’écrasais le pédalier en haut de la rue Monge, dans ce style qui fit la fortune de Joop Zoetemelk, surnommé le Hollandais du Tour, lorsqu’ un citoyen black, profitant de mon allure de candidat à la voiture ballet, se planta, sans risque, sur ma trajectoire, son sourire tout en ivoire me barrant la route.
    Le voir c’était le reconnaître, et ceci dans la même seconde, tant ce visage rayonnant m’est si cher et si familier, même camouflé dans une espèce de passe-montagne bricolé, sorte de choucroute inspirée des étoffes habilement nouées sur le sommet de leur chef par les chasseurs malinkés sillonnant les plateaux toujours giboyeux de la Haute Guinée. C’est Doumbia, dit Doumdoum pour les intimes. Mon vendeur de Monde à la sauvette, mon ami depuis deux ans.
    Sa peau, son visage et ses lèvres, sa tête nue, un ensemble fin et élégant, plutôt habitué aux longues heures de pasteur passées au soleil de la savane, à surveiller les troupeaux, à l’ombre tiède d’un manguier, n’apprécie pas du tout ces journées sombres et ingrates de l’hiver parisien, battues par ce petit noroît aigrelet qui vous traverse les meilleures des jaquettes.
    Devant ma surprise de le trouver ici , à cette heure avancée de la matinée, dans le Vème, alors qu’il aurait déjà dû prendre livraison de sa pile de Monde, pour l’écouler aux lecteurs du XVIème, tout engoncés dans leur respectabilité, et aussi de sa poussette pleine d’exemplaires plastifiés qu’il doit glisser dans des boîtes aussi accueillantes que les rombières restées planquées dans leurs étages, il me confirme son arrêt de travail volontaire qu’il a décrété, unilatéralement, chômage technique. Ce froid n’est pas pour lui, il a appelé son chef, Le Monde peut l’oublier ce jour.
    Tout heureux de tomber sur moi, il me propose de passer au kiosque, chez Fathi avec qui il traficote quelques améliorations de revenus, très cachottier. Nous partons pour faire le chemin ensemble et en cour de route nous débusquons un PMU où Doumbia pourra faire son tiercé. Nous stoppons à la Corniche d’Oran, bar tabac où les joueurs maghrébins et de toute l’Afrique se pressent au comptoir et à la caisse débordée par vagues, au rythme des annonces des courses, tout en pataugeant dans plusieurs couches de quittances, de billets de loterie, de formules de tiercés déjà jouées, déjà perdues, larguées par dépit spontané à même le sol.
    Tout fébrile, Doumbia le Malinké, originaire de Kankan, ville des rives vertes du fleuve Milo, cour d’eau paresseux, qui coule sans se soucier vraiment de rien, selon la formule de mon ami, échange quelques pronostics tout en feignant de s’intéresser aux propos d’un tuyauteur algérien. Ali, originaire de Boumerdès, a tout perdu dans le tremblement de Terre de 2003, qui frappa sa ville natale et détruisit la maison pour laquelle il avait travaillé toute sa vie et dans laquelle il venait d’emménager. Et le voilà de retour en France, dépouillé de toutes ses richesses. Ali que tous ici surnomment affectueusement « Ali Les Bons Tuyaux », en hommage à un personnage des «Nouveaux Chevaliers au grand cœur, qui n’ont peur de rien…mais qui gagnent toujours à la fin ». Ali, toujours en costard, élégant, et en chaussures blanches pur cuir, le visage complètement vérolé et envahi de cicatrices, suite à un accident de chantier qui lui fit frôler la fin, Ali au dentier neuf et si éclatant, dernier signe de sa richesse perdue, mais qui rappelle à tous, sans qu’il s’en doute lui-même, le sosie d’un Frankenstein échappé d’une série b.
    Doumbia, grand seigneur des Hauts Plateaux de l’Est, lui file une pièce de deux euros, toujours préparée à cet effet, pour ce tuyau déjà percé de part en part. Mais Ali - et c’est pour cela qu’ils continuent tous à le payer, chacun avec une moue de léger dédain, un peu feinte - fait partie des jeux, il fait l’ambiance, comme les écrans qui tapissent le bar et comme les serveurs moroses, mal payés eux aussi, mais qui excellent dans l’art de se glisser entre les joueurs, attentifs à ne pas faire chavirer les demis agrippés à leurs plateaux volant au-dessus des têtes. Doumdoum sort en saluant à la cantonade et en gratifiant tout cet entourage qui lui est familier de grands rires sonores et chantants. Quand il ressort, le silence des joueurs retombe sur le bar.
    C’est qu’il ne joue pas pour gagner, ce fils de petit éleveur de bétail de la savane ouest soudanienne. Il joue simplement quelques euros pour vivre autre chose que la vente du Monde, pour vivre autre chose que traîner pendant son temps libre sur un lit au milieu des quatre gosses de la famille guinéenne, mélinké comme lui, qui l’héberge de bon cœur dans son trois-pièces. C’est qu’il a perdu sa toute petite, mais si confortable, chambre de bonne...
    Il l’a perdue dans le grand incendie du Boulevard Vincent Auriol, dans le XIIIème, qui faucha vingt-cinq vies, dont onze enfants en bas âge. Sa petite chambre était sous les toits. Il découvrit l’horreur en rentrant du travail, comme un père, de ses amis, découvrit les corps carbonisés de ses cinq petits et de son épouse. C’est au cours du rassemblement à la mémoire de toutes ces victimes africaines que je fis la connaissance de Doumbia. Ces larmes sur ce visage, si gris ce jour là, et pourtant si doux, m’avaient arraché les miennes. Nous étions restés bien longtemps les yeux brûlants, après la fin de la cérémonie, à nous raconter des bouts de nos vies, assis à même la rue, au milieu du rond point de la Place d’Italie, devant des ribambelles de canettes de bières pour apaiser les chagrins, pendant que les agents, partageant cette fois-ci l’émotion des manifestants qu’ils avaient la charge de surveiller, détournaient la circulation pour nous laisser le temps de reprendre nos esprits.
    .
    Sa paie de vendeur de baveux et ses gains d’activités éparses, il les envoie fissa fissa chaque mois, par la Western Union du coin de la rue de la Goutte d’Or, à sa famille, à sa fille de 17 ans qui commence des études à l’université Anta Diop de Kankan. De sa famille , de son ou de ses épouses, Doumbia ne m’en parle qu’en silence, une tristesse grise et tendre envahit alors à nouveau ce visage si expressif, il s’éteint et se tait.
    Mais quand nous nous voyons c’est la fête, on rit beaucoup pour rien, on se regarde et on rit. Cela ne m’était plus arrivé depuis belle lurette, de regarder un ami au fond des yeux et de rire d’un fou rire à s’étouffer. Or, avec Doumia, c’est toujours ainsi. On rit et on pleure, la frontière entre les deux émotions n’est pas palpable et c’est bien ainsi.
    Hier en fin d’après-midi, à la fin de ma garde du kiosque, Fathi, de retour de la mosquée, me souffle à l’oreille qu’il a prié pour les enfants morts à Gaza, son geste délicat est empreint de discrétion pour ne pas se faire entendre des clients, on ne sait jamais, il pourrait il y avoir un pro-Israélien parmi eux. Mon ami djerbien reste toujours discret même dans ses joies et ses chagrins, est-ce dû à la légendaire pudeur de l’insulaire ou au jeu supposé imposé par les lois coutumières du pays d’accueil auxquelles se soumettent en apparence, sans rechigner, mes amis immigrés. Je ne saurais le dire.
    Me voyant libéré de mes obligations auprès de Fathi, mon tribut à l’amitié et aux échanges, Doumbia me propose de faire un tour avec lui au Foyer Africain de la rue du Château des Rentiers qui se trouve tout près de chez moi, pour y retrouver un de ses cousins. Ce Foyer, je le connais déjà pour y avoir fricoté avec des militants de la cause des Sans-Papiers. Mais mes amis d’alors se sont fait chartérisés depuis par le Ministère de l’Identité Nationale. Lorsque nous y pénétrons en échappant avec succès au contrôle du vigilant concierge blanc de l’entrée, chargé de veiller à protéger ses pensionnaires des influences néfastes des idées républicaines, nous parcourons, à la recherche du cousin Diallo, les coursives de ce bâtiment étroit de cinq étages, authentique navire négrier moderne, restant à quai, mais aux cabines surpeuplées de travailleurs en attente de régulation.
    Nous visitons les chambres une à une, la chaleur y est étouffante, les odeurs des mâles travailleurs exhalent acidités et senteurs de gels douche extra doux. Indifférence polie et cris d’amitiés se succèdent à nos passages dans chaque chambre. Les hommes mangent, boivent, discutent avec passion dans leurs diverses langues chatoyantes que je suis totalement incapables de décrypter. Dans toutes les chambres une ou deux ou trois télévisions sont allumées, et toutes diffusent l’investiture et le visage d’Obama.
    Ces immigrés africains en France, entassés ici dans cet immeuble ingrat, par des contractants se prétendant abusivement thuriféraires des droits de l’homme, ces immigrés, souvent humiliés, sont ce soir emplis de la fierté d’assister à cet événement mondial, abasourdis qu’ils sont par l’audace de ce premier président américain noir qui ose rappeler à la face du monde, qu’il n’y a pas cinquante ans, les noirs ne pouvaient pas boire une bière dans le même bar que les blancs et étudier dans les mêmes universités.
    Les bières circulent et s’entrechoquent, les plaisanteries circulent vite. Celle qui nous fait tous rire est reprise par un grand Sénégalais élégant dans son boubou bleu roi. « Vous avez vu ces tordus de blancs, ils ont encore trouvé un nègre pour faire leur sale boulot : prendre la présidence d’une Amérique en crise et au bord de la faillite. » La soirée avance, nous restons coincés chez des guinéens amis de Doumbia. Le cousin est introuvable. Doumdoum a déjà oublié que nous étions venus lui parler. Il a trouvé pleins d’autres cousins pour l’occasion.
    Je suis au milieu d’eux, seul blanc, comme si j’étais des leurs. Les plats et les bières n’en finissent plus de circuler. Les discours d’Obama ont fait place aux musiques et aux déclamations. La fête sera longue. Ce soir le Maître du monde est noir. L’Afrique se sent un peu Maître du monde, elle aussi. On ne va pas bouder notre plaisir.
    Il est deux heures du mat. Je n’ai pas sommeil. Je suis de retour chez moi. Jean-Louis je commence cette lettre ci-dessus, pour te l’envoyer avant tes prochaines pensées de l’aube.
    Salut frère Négro des neiges,
    Philip
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    Images: Fleur de volcan. Encres et techniques mixtes de Bona Mangangu.
    Philippe et JLK.

  • Limbes à l'avenant

     
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    (Au regard des webcams)
     
    Ils s’enroulent comme des serpents,
    la queue entre les dents;
    elles sont comme eux qui sont comme elles:
    on dirait des œufs blêmes
    qui se couvent eux-mêmes...
    Ils sont exhibés, transparents,
    saturés de leur vide
    tels des amibes aux abîmes,
    elles marchent seules et se parlant
    ils ne s’entendent plus se taire...
    Ils s’enroulent en foule
    indifférente et solitaire -
    tristement souriants...

  • Le Grand Tour

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    15. Riviera dei Fiori
    La descente vers le Sud, des Alpes à la Riviera dei Fiori, ne m’avait jamais semblé une telle plongée, et de fait il n’est aucune voie, me semble-t-il, en Italie et peut-être même dans toute l’Europe et le monde quadrillé d’autoroutes, qui donne, autant que l’A6, reliant Torino à Savona, le sentiment-sensation qu’avec son véhicule on est plus que lancé : précipité sur un toboggan, entrecoupé des innombrables tubes fermés que sont les tunnels, dans une dévalée vertigineuse qui tend bientôt à annuler tout autre paysage que celui des monts boisés affleurant les viaducs, au-dessus des toits roses des villages, avec le souci constant d’échapper aux poids lourds de plus en plus pressés à ce qu’il semble de rejoindre les ports et autres hangars du bord de mer.
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    Dino Buzzati a tout observé et pressenti, dans son Voyage aux enfers du XXe siècle, de ce que deviendraient les villes tentaculaires et les terres partout urbanisées du monde à venir, et encore l’A6 en octobre échappe-t-elle aux migrations massives des vacanciers, mais l’ultime plongée sur la ville aux grandes cheminées et aux voies suspendues tournoyant au-dessus des zones industrielles a bel et bien de quoi donner le vertige, comme au débouché des tunnels sur Gênes, sur quoi l’on aperçoit là-bas la mer étale dans son indifférence bleutée, et le nom de Via Aurelia nous fait passer d’un temps à l’autre avant que le nom de Riviera s’accorde enfin aux couleurs encore vives des bougainvillées…
     
     
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    Notre goût partagé, avec Lady L., nous a toujours fait fuir les étalements balnéaires et les foules estivales, et c’est donc en ambiance connue que nous retrouvons cet hors-saison de la côte s’incurvant entre Alassio et San Remo, foison d’anciens petits ports saturés par l’industrie vacancière et cependant, merci la chance, voici que la Pensione Maruzzella où nous nous retrouvons ce soir, bourdonnante de gens peu portés à se pavaner, nous évoque la fin des vacances de Monsieur Hulot ou quelque chronique populaire du meilleur aloi.
    Après le repas du soir (Strozzapreti alla Sorrentina arrosés de Nero d'Avola par trop dur et froid je trouve), en compagnie nombreuse et fourmillant de petits enfants qu’ont emmenés leurs parents profs en vacances, nous marchons dans la nuit déserte jusqu’aux quais déserts bordés d’hôtels déserts et de discos non moins admirablement désertes, muettes, toutes paupières baissées, stores verrouillés - la fête est finie sauf dans nos cœurs…
    °°°
    Ce matin m’est venue l’idée, dans la pénombre de l’hôtel anonyme, et après une nuit interrompue par une longue insomnie (séquelle du Nero d’Avola trop acide d’hier soir), que ce n’est pas la pensée-sensation de la mort qui plombe ma première conscience de l’éveil, à chaque aube, depuis quelques années, mais au contraire la pensée de la vie, l’angoisse et presque l’épouvante à la conscience exacerbée de ce qu’est la vie et de ce qu’elle sera de plus en plus, avec la pensée-sentiment que je n’en fais pas assez pour la mériter vraiment, que je la galvaude et la vilipende au lieu de travailler sans relâche à la transmutation du plomb en or, pensée-sentiment qui recoupe très exactement celle que Tolstoï module dans La mort d’Ivan Illitch et qu’on retrouve dans le génial Vivre d’Akira Kurosawa, dont les protagonistes, pris à la gorge par l’annonce de leur mort prochaine, accèdent à la pleine conscience.
     
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    Or j’y repensais ce soir en nous attardant, après la longue montée dans les ruelles médiévales aux belles couleurs passées ou rafraîchies du vieux Menton, par les allées du petit cimetière en plein vent enclos, au sommet de la colline, et donnant donc sur la mer, dans les ruines de l’ancien château ; je pensais à tant de vies peut-être brillantissimes, de princes russes et de duchesses austro-hongroises, entre autres Lords et Ladies anglais, venus se réfugier en ce semblant de paradis terrestre, précédés ou suivis de leur progéniture plus ou moins perdue de tuberculose, et dont ne témoignent plus que quelques monuments usés ou cassés, quelques inscriptions souvent effacées, et cette kyrielle de noms prestigieux (Troubetzkoi, Volkonski, Souvarov, Henkel von Donnersmarck) qui ne disent quasiment plus rien aujourd’hui à personne de moins de trente-trois ans – et loin de me sentir accablé je me rappelai l’herbe qui repousse sur la tombe du bon Illia Illitch Oblomov, sous le ciel brodé des mêmes étoiles qui ornaient sa très vaste et très douce robe de chambre d’éternel paresseux…
    °°°
    On monte le long de venelles à marches d’âne, le grand bleu revenu fait aux murs vanille ou safran, mauves ou verts, une toile de fond qui se fond presque là-bas au bleu cependant scintillant de la mer , c’est le plein silence de l’après-midi d’après la haute saison, en ce bourg d’anciens pêcheurs de corail, les murs renvoient un peu de chaleur encore, et plus haut se découvre la blanche façade ornée de la grande église baroque en gloire de San Giorgio de Cervo, dans la pénombre de laquelle m’attend cette toute petite effigie d’un Christ aux douleurs, la vraie présence de ces lieux, en un autre lieu pourtant…
     
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    2308488267.jpgMais un vilain verrou, bouclant une haute grille, interdit l’accès de la petite église hors-les-murs de San Nicola, qui nous tient ainsi à distance du Cruciflé, là-bas, tout émacié mais de bois dur ivoirin, taché de sang et la peau déchirée par le fouet et les bâtons, quelque chose du supplicié de Grünewald ou de quelque autre maître ancien arrachant la scène à toute sensualité pour exacerber l’expression de la Douleur mais sans pathos de théâtre pour autant – même de loin on perçoit cette figure de vérité que le cadenas protège probablement des immondes pillages de sbires d’antiquaires…
    °°°
    Et sous le même ciel se tortillent les deux pimbêches et les chauves tout cuir à créoles de macs qui les cornaquent, tout enveloppées de peignoirs et prêtes là-dessous à tous les déguisements, au théâtre frelaté de Portofino, toutes les poses, les lascives et les langoureuses, laquées et lustrées, les lèvres et les ongles peints des mêmes roses violacés - c’est la Dolce Vita de Gabbano pour pubs de demi-luxe, les chauves se font pitbulls aux chevilles de qui materait de trop près ; c’est l’Italie putanisée du Cavaliere que nous regardons avec cet œil amusé que nous a enseigné le Maestro Fellini…
    °°°
    On descendait en Italie, dans les années 50 et 60, par les premières autoroutes européennes, avec les allemandes, qu’on appelait alors des autostrades, et ce matin nous nous retrouvons sur cette Via Aurelia dont le nom fleure l’antique et qui, de San Remo, file vers Savona et ensuite, changeant de nom, vers Genova et La Spezia, Livorno et Roma ou plus bas vers l’Italie africaine…
    °°°
    C’est que l’homme de Seul au monde existe, par la grâce d’un écrivain vrai, tandis que la pauvre comédie des top models et de leur escorte de malabars asexués se réduit à du tout simili, singerie d’imitation et tutti quanti, autant que celle des Ricains friqués et fardés des terrasses, là-bas, de l’autre côté du port, débarqués en troupe molle de la « ville flottante » qui mouille au large, blanche comme un mirage…
    °°°
    Le toc et le kitsch sont la matière première du dernier Fellini d’Intervista, satiriste inégalé quoique toujours tendre de la télé berlusconienne avant l’heure, et sans doute le Maestro se régalerait-il, autant que nous, à la vision de la pacotille artistique prétendue avant-gardiste ornant les jardins de Portofino de ses sculptures prétendues dérangeantes, genre Documenta de naguère et jadis ou Biennale de Partout, entre autres Galeries Pilotes de Nulle part.
    °°°
    Saluons donc le rhinocéros suspendu et combien symbolique probablement, les éphèbes de résine revisitant l’Antiquité d’un Winckelmann de backroom, ou les monstres divers renvoyant à la monstruosité diverse du monde mondialisé, enfin saluons les lemmings roses, dressés sur leur pattes de derrière avant le grand saut collégial - saluons la jolie fumisterie avant de gagner la terrasse ombragée, là-bas, où nous attend le toujours authentique risotto ou les raviolis fleurant l’Italie véridique…
     
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  • Couturière à l'ange gardien

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    (À la mère de notre père)
     
    Le soleil dans la véranda,
    éclaire ses vieille mains
    à l’ouvrage repris d’hier
    qu’elle reprendra demain
    ou peut-être pas - qui sait ?
     
    Elle a des cheveux blancs bleutés,
    la peau de parchemin,
    la voix frêle et pourtant ses mots,
    accordés à ses mains,
    rappellent son autorité...
     
    Elle se résigne, au demeurant,
    à n’aimer plus que les enfants;
    les autres l’ennuient à la fin
    sous le soleil qui va et vient
    tandis que, dans la véranda,
    somnole le chien Attila...
     
    Peinture: Rembrandt van Rijn.

  • Le Grand Tour

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    14. Sud des Alpes
    Il n’est pas de vert plus vert que celui du Lac Majeur, de ce vert émeraude de l’eau qui tourne au noir sur les monts à la péruvienne que le subit et grondant orage d’été dramatise encore, et nulle pluie n’est si drue et si liquide et si fraîche et si limpide et si vivement mouillée que celle qui tombe en trombes de ce ciel tessinois du partage des eaux du Nord et du Sud évoquant à la fois les fjords et le Brésil – le plus sévère et sensuel mélange de l’alpin et du latino…
     
    °°°
    Les mots chantent ici comme nulle part en Suisse, les mots et les noms aussi, pergola et Solari, zoccoli et Solduno, les mots chantent ici autrement qu’en Italie, en Italie on ne dit pas grotto comme ici, en Italie on hésiterait tout de même à baptiser une montagne Monte Generoso, ou une autre Monte Verità, il y a là quelque chose de terrien et de lyrique à la fois, de pierreux et de fluide, d’âpre et de soleilleux comme le vin d’un rouge un peu noir et d’un goût un peu dur qui se retrouve dans les visages des vieux aux yeux candides…
     
    °°°
    En remontant la Maggia l’on passe de la Polynésie languide aux marmites d’eaux glacées où les corps mortels et les âmes suressentielles se purifient, et c’est dans un bleu d’agate qu’on se plonge et se frotte et se lustre, il y a là de quoi revigorer les peaux jeunes et vieilles, nulle part au monde sauf peut-être au Japon l’eau n’est si belle et bonne que dans cette rivière tombée du ciel et polie par la pierre…
     
    °°°
    Le banc à la fontaine du bout du village a été repeint, mais une couche de rouge ne suffit pas à effacer notre souvenir des baisers volés aux soirs de l’adolescence, à présent il fait encore jour, un garçon fou de rap y gravera peut-être demain, au couteau à cran d’arrêt, Ti amo Luisa, mais dès la nuit revenue reprendront les chers murmures de l’adolescence, au paradis des premières sensualités, dans le vol effaré des noctuelles et des chauves-souris…
     
    °°°
    Il nous était permis, enfants, de tapoter les trois ventres du Marseillais se vantant de tout à nos veillées de la fontaine, mais de ses trois boules il se gardait de nous parler, enfants, alors que notre grand frère en partageait le secret tout en nous enjoignant de tapoter le bedon, faute de bossu sous la main pour nous porter chance – et sur les trois boules notre père concluait : bidon de Marseillais !
     
    °°°
    Les filles de l’été se repaissaient de feuilletons à l’eau de rose et les garçons de fumetti, aux filles de l’été nos mères et nos tantes refilaient les derniers numéros de Nous Deux, et toutes, cet été-là, craquèrent pour les yeux bleus de Jean Sorel en beau meccano qui en pinçait pour la fille d’un richeto, et l’histoire intitulée L’été fatal finissait par le crash en auto des deux amants après une première et dernière nuit qui faisait rêver les fanciulle de tous les âges - se non è vero è ben trovato...