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  • Du bonheur d'être vivant sur le chemin de n'importe où...

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    À trente ans pile, sur les traces de Nicolas Bouvier auquel il rend un hommage explicite, Guillaume Gagnière signe son premier livre aux touches fines et justes, intitulé Les Toupies d’Indigo Street et retraçant un périple à valeur d’initiation parfois rude, entre Ceylan et l’île japonaise de Shikoku aux 88 temples. De quoi se libérer un instant du poids du monde…

     

    Il faisait l’autre matin un temps à se pendre et je trouvais le monde affreux, infâme le Président américain brandisant sa Bible comme une arme et méprisable la meute de ses larbins racistes; et j’avais beau savoir, le vivant tous les jours, que ce quart d’heure de noir absolu se dissiperait comme un brouillard dès que je me remettrais en chemin en souriant à mon ange gardien: l’image de ce pauvre George Floyd qu’un imbécile de flic haineux avait empêché de respirer m’accablait de tout le poids du monde quand une autre image de rien du tout, surgie d’un fin petit livre que je venais de traverser comme sur des pattes de colombe, m’est revenue et avec elle le chant du monde, l’image heureuse recyclée par un jeune homme de trente ans pile, du poète japonais de l’époque de Girolamo Frescobaldi, au nom de Bashô (1644-1694) et qui avait peint cet haïku sur le ciel de soie:«À un piment, ajoutez des ailes : une libellule rouge »…

    Un poème itinérant qui n’exclut ni cloques ni claques

    Un an après une année d’errance, Guillaume Gagnière accomplit à peu près le même travail d’orfèvre que celui de Nicolas Bouvier ciselant les phrases du Poisson-scorpion, au fil d’un récit visant à la simplicité et au naturel, jamais trop visiblement «voulu poétique», bien incarné mais sans graisse, qui rend scrupuleusement les changements de relief et de couleurs du décor évoqué par Bouvier avec les détails propres aux virée de sa génération, la troisième ou la quatrième après Blaise Cendrars et Charles-Albert Cingria, les périples d’Ella Maillart et des compères Bouvier et Vernet, le «trip» des routards partis pour Katmandou et plus ou moins échoués à Goa dont Lorenzo Pestelli, dans Le Long été, a laissé la trace la plus scintillante quant au verbe et la plus désenchantée quant à l’esprit, et jusqu’aux backpackers actuels. Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses Chroniques d’un Occident nomade, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.

    Cela commence par un Soliloque du corps marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.

    Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…

    Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par «ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS ! (…) Oh, une mésange ! »), s’impose bel et bien les rigueurs de la longue marche japonaise, qu’il distingue clairement des chemins de Compostelle: «Dans le bouddhisme, le nirvana n’est pas l’équivalent de notre paradis : c’est le grand rien, la fin de tout désir. Le circuit des 88 temples de Shikoku, un cercle, se distingue des pèlerinages chrétiens qui tracent une droite. On ne marche pas du point A au point B en remportant à l’arrivée un prix de tombola spirituelle, on parcourt un cycle, partant de A pour revenir à A, puis l’on remet son ticket en jeu, encore et encore, jusqu’à ce que le concept de but ou de récompense s’épuise de lui-même ».

    Or son livre reproduit pour ainsi dire le même tracé cyclique partant de la rue Indigo sri lankaise évoquée par Nicolas Bouvier, pour y revenir, non sans une pointe de mélancolie («la rue du récit, sa rue a sombré», avec une affectueuse lettre posthume du jeune homme à son modèle tutélaire. Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui : « C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid », ou ceci : « Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole »…

    Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat : «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois », ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: « Serait-ce un peu ça, le but : s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle ». Et pour dépasser toute morosité nihiliste : « Finalement c’est peut-être ça, le « secret » : des montées, des descentes, des remontées et tout en haut, un grand calme : l’ataraxie. J’avais presque oublié à quel point cela pouvait être simple et beau, d’être en vie »…

    Guillaume Gagnière, Les Toupies d’Indigo Street, Editions d’autre part, 2020. 110p.

    L’image contient peut-être : Guillaume Gagnière, plein air
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  • Ceux qui ont vu du pays

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    Celui qui a vu le ciel de Katmandou s’obscurcir quand l’attentat contre le roi a provoqué l’envol des renards volants / Celle qui se rappelle le son de la canne paternelle frappant les élèves de l’Institut des Valeurs Morales « pour leur bien » / Ceux qui disposent d’un side-car pour s’aérer en laissant Madame aux commandes /Celui qui observe avec envie les premiers essais d’envol du jeune albatros royal / Celle qui estime qu’une névrose n’est qu’une mauvaise habitude et qu’il suffit d’en changer sans en faire une théorie / Ceux qui constatent que les voies de la surestimation de soi sont encombrées ces derniers jours aux alentours de la Star Ac / Celui qui rappelle à son cousin juge de première instance que les rois ont été les premiers faux-monnayeurs / Celle qui en tant qu’économiste à tailleur strict et mèche rebelle combat l’idée selon laquelle l’Etat peut vendre dès aujourd’hui la laine qu’il tondra demain sur le dos des citoyens / Ceux qui prônent la semi-prostitution en forme de mécénat en faisant passer la petite annonce suivante dans les revues sur papier glacé : « Ambitious & attractive girls seeking benefactors too fulfil their lifesstyle needs » /Celui qui dompte des mouches bleues dans le salon vert / Celle qui revient en Autriche comme dans un repaire de malfaiteurs / Ceux que ravissent les otaries à la baignade / Celui qui qui répertorie les mousses et lichens de l’altiplano bolivien / Celle qui brandit le poing au passage du bombardier qui piqué au vif fait demi-tour et lui fonce dessus sans même lui arracher une boucle d’oreille Dieu merci / Ceux qui ont peur du noir au flanc du volcan zen / Celui qui n’a compris qu’après coup (aux infos de minuit) pourquoi la ville de Kalamata s’était éteinte la nuit et comment le séisme l’a précipité de sa moto dans le ravin de terre rouge / Ceux qui sont restés interdits au passage de l’anaconda sur la route où le train routier lui a brisé les vertèbres / Celui qui sait le nom ancien de chaque remous du Mékong / Celle qui a été épargnée par les flammes du napalm au motif qu’elle conduisait son buffle d’eau dans la rizière/ Ceux qui assistent impuissants à l’hécatombe des saumons remontant la rivière aux cascades asséchées par l’été caniculaire / Celui qui cueille les poissons accrochés dans les arbres et les arbustes ruisselant encore de l’eau du fleuve en décrue/ Celle qui scrute la Chevelure de Bérénice au moyen du télescope à réflecteur apochromatique / Ceux qui ne connaissent pas les règles du paradis mais se disent toujours en recherche , etc. 

    (Cette liste a été établie en marge de la lecture de l’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr)      

    Image: Pitcairn, l'île du bout du monde évoquée dans le plus long récit du livre...

  • Un trésor littéraire à transmettre...

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    La Bibliothèque de LK & JLK, à La Désirade.
     
    (Offre globale gracieuse ou vente détaillée à bas prix)
    Aperçu d’une proposition de cession gracieuse ou de vente partielle à prix réduits de ma bibliothèque, comptant plus de 15.000 volumes à caractère principalement littéraire.
    Cette bibliothèque revêt un caractère tout personnel lié à sa constitution, sur plus de cinquante ans, où la passion de mes jeunes années s’est poursuivie et enrichie du fait de mon activité de critique littéraire et d’écrivain, dès le début des années 1970.
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    Ce corpus, fondé sur ce que j’ai gardé, est le résultat de choix incessants qui m’ont fait donner – notamment à l’institution Bibliomedia - ou vendre, à prix symbolique, des milliers de livres reçus au titre de services de presse durant toutes ces années. Il se distingue donc par une cohérence interne et une « personnalité » qui justifierait, dans l’idéal, une transmission intégrale et gratuite, en l’état, à telle ou telle institution, médiathèque ou centre culturel, qui l’accueillerait tel quel et le mettrait à la disposition du public.
    Idéalement, j’imagine un espace aménagé accueillant les sections diverses de cette bibliothèque (littérature de langue française, littérature romande, domaines russe et slave, domaine germanique, domaine anglo-saxon, domaine italien, domaine hispanique, essais, sciences humaines, collections multiples (Pléiade, Bouquins, Cahiers rouges, Le Dilettante, Quarto, etc.) à consulter ou à emprunter selon le système ordinaire des bibliothèques publiques.
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    L’idéal se réalisant, je m’engage à transmettre ce véritable trésor de mémoire sans aucune forme de compensation financière. L’espace en question serait du moins intitulé Bibliothèque de la Désirade, avec la mention souhaitée en lettres discrètes : Donation de LK et JLK.
    Faute de trouver preneur, cette offre « totale » se transformera en offre partielle ou en vente détaillée à prix réduits. À dater de l’envoi de cette proposition, soit le lundi 7 septembre 2020, l’offre dite « totale » sera prioritaire jusqu’au 31 décembre de la même année à minuit. Dès cette date échue, toutes les propositions de dons partiels ou de ventes détaillées seront envisagées.
     
    Inventaire de la bibliothèque de LK & JLK. A La Désirade.
     
    1. À la Datcha
    Au lieudit La Désirade, domicile principal de LK et JLK, sis au vallon de Villard, sur les hauts de Montreux.
    Littérature romande : (nombreux ouvrages dédicacés),
    Environ 2500 volumes.
    Littérature française : (nombreux ouvrages dédicacés)
    Environ 1500 volumes en ce lieu, collections non comprises.
    Littérature russe :
    Environ 700 volumes
    Littératures slaves :
    Environ 400 volumes
    Littératures italienne, espagnole et portugaise :
    Environ 700 volumes
    Littérature allemande et alémanique
    750 volumes.
    Poésie :
    200 volumes
    Collections
    La Pléiade, 150 volumes
    Actes Sud, 400 volumes
    Bouquins, 200 volumes
    Quarto, 50 volumes
    Voyage, 50volumes
    Montagne, 20 volumes
    Beaux-Arts, 250 volumes
    Poches divers
    Folio, 10/18, Rivages, Cahiers rouges, etc., 1000volumes.
     
    2. À l’isba d’été, bergerie de montagne réaménagée par JLK en bibliothèque
    - Environ 2000 volumes, tous genres et domaines confondus.
     
    3. À l’Atelier de la Ruelle du Lac, à Vevey.
    - Ce lot d’environ 2700 volumes se subdivise en 1200 volumes de la collection blanche des éditions Gallimard, généralement à l’état de neuf.
    + 5oo volumes environ des collections d’essais de Gallimard Sciences Humaines, Bibliothèque de l’inconscient et autres ouvrages de référence en matière philosophique ou historique,
    + 200 volumes de Journaux intimes
    + 500 volumes du domaine littéraire anglo-saxon
    + 200 volumes distribués entre les collections littéraires du Dilettante, de L’Imaginaire, de la Haute Enfance du Promeneur et de L’Un et l’autre, notamment.
    Nota bene : ce troisième lot occupe une pièce et demie non habitable mais pourvue d’un évier et de l’électricité indispensable à son éclairage, au deuxième étage d’une modeste maison du XVIIIe siècle dont les fenêtres donnent sur une cour intérieure. Le coût de sa location est de 300 CHF par mois. À qui reprendrait la location de cet espace, moyennant accord avec la gérance, l’intégralité de son contenu serait acquise gratuitement.

  • Dixit Staro

    littérature

    Entretien avec Jean Starobinski, en souvenir posthume...

    Evoquant sa longue amitié avec Jean Starobinski, Yves Bonnefoy écrivait il y a quelques années que le grand critique genevois était de ceux qui ne cessaient de lui prouver, dans une «continuité chaleureuse», que «la raison et la poésie ne sont pas ennemies, bien au contraire». Le poète disait aussi la part prépondérante du simplement humain chez le penseur, n’oubliant jamais la «priorité du mot ouvert de l’exister quotidien sur la lettre close du texte». Or c’est à ce double point de rencontre, de l’intelligence claire et des fulgurence intuitives, mais aussi de la vie et de sa ressaisie par les oeuvres, que nous ramène incessamment, en effet, cette parole d’expérience intime approfondie et de connaissance englobante
    - Vous souvenez-vous de votre premier acte qui puisse être dit «créateur» ?

    - Ce furent d’abord des envies de traduire. Du grec ancien (L’éloge d’Hélène), de l’allemand (Kafka, Hofmanstahl)... Mon goût d’écrire s’est éveillé moins à l’appel des textes quà celui du monde. J’ai fait ma petite classe d’écriture, cahin-caha, en écrivant des chroniques de la poésie dans Suisse contemporaine, entre 1942 et 1945. J’essayais d’être à la hauteur des circonstances. J’attribuais sans doute trop de pouvoir à la poésie.

    - Qu’est-ce qui, selon vous, distingue fondamentalement l’écrivain de l’écrivant ? Et quand vous sentez-vous plutôt l’un ou plutôt l’autre ?

    - Je ne me sens pas concerné par l’opposition, établie par Barthes, entre ceux qui écrivent sans souci de la forme littéraire (les «écrivants«) et les écrivains préocupés par l’effet esthétique. Mon propos n’est pas de manifester une singularité littéraire., Je cherche à transmettre ma réflexion le plus nettement possible. Il y faut un très sévère travail sur le langage. Et il faut savoir effacer les traces du travail. A quoi ai-je abouti ? Je n’en sais trop rien.

    - «Création et mystère forment le trésor de Poésie», écrivait Pierre-Jean Jouve. Or la critique peut-elle saisir et dire le mystère ?

    - Le propos de Jouve est lui-même de la critique. La fonction du critique est d’aviver la perception du «mystère» poétique, d’apprendre au lecteur à mieux s’y exposer. Au reste, savoir quelles ont été les règles du sonnet, ou celles de la fugue, ce n’est pas faire outrage au mystère de la poésie ou de la création musicale. Bien au contraire.

    - Avez-vous essayé ce qu’on dit «la fiction», ou la poésie, avant ou à côté de votre oeuvre d’essayiste ?

    - Sporadiquement. L’essai en prose m’a convenu. Je suis fermement convaincu qu’une espèce de beauté peut résulter de l’invention d’une recherche - du parcours et des justes proportions de l’essai. Le grand livre de Saxl et Panofsky, Saturne et la mélancolie, ne donne-t-il pas l’impression quîl peut exister un lyrisme de l’érudition ?

    - Vous sentez-vous participer d’une filiation littéraire ou scientifique ?

    - Les exemples de Marcel Raymond, de Georges Poulet, de Roger Caillois, de Gaston Bachelard, de Georges Canguilhem, d’Ernst Cassirer, etc. ont compté lors de mes débuts. Puis j’ai tenté d’inventer mon parcours. J’accepte qu’on dise que mon désir de comprendre s’inscrit dans la filiation de la philosophie des lumières. Je n’éprouve en tout cas aucun attrait pour l’irrationalisme raisonneur si répandu à notre époque.

    - Y a-t-il un livre particulier, ou des auteurs, auxquels vous revenez régulièrement comme à une source ?
    - Je suis beaucoup revenu à Rousseau. Mais sans le considérer comme ma source. C’est un irritant.

    - Y a-t-il à vos yeux, malgré les formes d’expression variées, un «noyau» central commun à l’expression artistique ?

    - Je tente plutôt d’écouter le son particulier de chaque voix, de percevoir le caractère particulier de la relation au monde et à autrui que chaque oeuvre (ou groupe d’oeuvres) établit. Nous unifions aujourd’hui sous la notion moderne d’art, des manifestations dont l’intention était très diverse: magique, religieuse, fonctionnelle, didactique, ou dégagée de toute finalité.

    - Dans quelle mesure la littérature et la peinture peuvent-elles se vivifier mutuellement ? Et peut-on définir le «moment» où la première tendrait plutôt à parasiter, voire à stériliser la seconde ? Y a-t-il un «pur moment» de la littérature ou de la peinture ?

    - Assurément, la lettre (que ce soit celle de la Bible, des mythologistes ou des historiens) a longtemps précédé et commandé l’image.La peinture d’histoire a survécu jusqu’à notre siècle, en se renouvelant et se métamorphosant, jusque dans l’art surréaliste. D’autre part tout un secteur de l’art d’avant-garde, qui ne suscite que peu de plaisir sensoriel, est inséparable des dissertations, souvent des boniments, qui l’expliqent et le légitiment. Avec un mode d’emploi sophistiqué, on peut proposer les pires pauvretés. C’est là que j’éprouve le plus vivement l’impression de «parasitage». Mais il y a, heureusement, des oeuvres de peinture qui établissent un rapport au monde et au spectateur sans passer par des relais intellectuels arbitraires. Je ne veux donc en rien jeter l’interdit sur une peinture qui «pense». Ce fut le cas de Poussin, de Delacroix, de Cézanne, de Klee...

    - Les écrivains forment-ils une catégorie à part dans la critique d’art ?

    - En France, la critique d’art est née avec le discours des artistes eux-mêmes, et avec Diderot. La ligne de crête de la critique d’art passe par Baudelaire. Ce sont des écrivains, et parfois des philosophes qui ont su poser, mieux que d’autres, le problème du sens de l’art. L’admiable Giacometti de Bonnefoy en est la preuve la plus récente.

    - Comment un thème cristallise-t-il dans votre processus de réflexion ? Qu’est-ce qui vous a fait, par exemple, vous intéresser particulièrement aux rituels du don ? Pourriez-vous désigner le fil rouge courant à travers votre oeuvre ?

    - Les thèmes qui me retiennent sont des composantes simples de la condition humaine: la perception que nous avons de notre corps, la succession des heures de la journée, l’acte du don, l’opposition du visage et du masque, etc. Je les considère à travers la diversité des expressions concrètes que j’en puis connaître, selon les moments de l’histoire. Ce qui me met en alerte, ce sont les contrastes, les différences, les mises en oeuvre qui varient à travers les divers moments culturels. Il s’agit donc de thèmes qui sont d’un intérêt très large, et dont les expressions révolues, les évolutions récentes pourront, si possible, mieux mettre en évidence notre condition présente. Pour ce qui concerne le noyau originel du livre sur le don (Largesse), mon attention s’est éveillée en constatant la répétition d’une même scène d’enfants pauvres qui se battent, en se disputant des aliments qu’on leur jette, chez Rousseau, Baudelaire et Huysmans. Il a fallu interpréter, déveloper une explication historique, réfléchir sur le système de rapports violents qui se manifestait dans ces textes. Des avenues s’ouvraient de toute part, avec, à l’horizon, les pauvres de l’âge moderne.

    - Votre expérience en psychiatrie a-t-elle constitué un apport décisif à votre travail d’interprétation ?

    - L’expérience du travail psychiatrique a été brève (à Cery, en 1957-1958). Mais j’en ai beaucoup retenu, pour mes activités ultérieures. La maladie mentale se manifeste en altérant la relation vécue. Ce qui est mis en évidence par la maladie, ce sont les états-limites, les souffrances de la relation. Mais il ne s’agit pas d’une relation différente de celle qui entre en jeu dans la vie normale, ou dans l’imaginaire de la fiction. La perturbation mentale révèle l’édifice de l’esprit humain (sa fragilité, ses excès, ses déficits).

    - Avez-vous le sentiment d’écrire en Suisse et de participer de la littérature romande ?

    - Je me sens Genevois, donc Romand, donc Suisse, donc Européen. J’avoue (en ce qui me concerne) ne pas bien savoir où commence et où finit la littérature romande. Mais il y a une cause à défendre: celle de nos compatriotes qui sont de grands écrivains de langue française (Ramuz, Cingria, etc.) et qui ne sont pas encore suffisamment reconnus et lus en France.

    - La critique a-t-elle une fonction particulière à jouer dans l’univers de «fausse parole» que représente souvent la société médiatique ?

    - L’analphabétisme gagne. Et l’antiscience (ou la pseudo-science). Il faut que des critiques, «littéraires» ou des «philosophes», s’obstinent à protester. Au temps du nazisme, la revue Lettres, à Genève, a pris pour épigraphe cette phrase que j’avais trouvée dans vauvenargues: «La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer». On peut le redire des diverses dégradations de notre temps qui se propagent au nom du «goût du public», de la «liberté d’expression» ou (en d’autres pays) de l’«identité nationale».

    - Quel est selon vous, et particulièrement aujourd’hui, l’honneur de la littérature ?

    - L’honneur de la littérature ? C’est de viser plus haut que le succès littéraire.

    - Y a-t-il un jardin secret personnel dans votre oeuvre ? Ecrirez-vous des Mémoires ou nous cachez-vous un monumental Journal intime ?

    - Mon seul jardin secret: des textes autrefois publiés en revue, qui ne me satisfont pas, mais que je n’oublie pas, et que je garde en instance de révision en attendant de les publier pour de bon... Parmi ceux-ci, quelques rares poèmes.

    - Pasternak disait écrire «sous le regard de Dieu». Avez-vous le sentiment d’écrire sous un regard particulier ?

    - Ecrire sous le regard de Dieu, quelle garantie ce serait ! Je n’ai pas cet orgueil. «Tu ne prononceras pas en vain le nom du Seigneur»...

  • Les cadeaux de Monsieur Berchtold

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    C’est à un très grand et tout modeste Monsieur que j’aimerais dire ici ma reconnaissance en saluant une dernière fois Monsieur Berchtold, dont la présence restera vive, pleine de respect et d’affection dans la mémoire de celles et ceux qui ont approché la personne, bénéficié de l’enseignement du professeur, assisté à ses conférences ou lu ses livres.

    Ce fut un cadeau de rencontrer Monsieur Berchtold et lui-même, en tant qu’homme d’esprit et de cœur, rayonnait de cette même reconnaissance à l’égard de la vie et des êtres qu’il avait aimés, considérés comme autant de cadeaux

    Alfred Berchtold était un humaniste suisse dans la plus haute tradition de l’Europe cultivée, un lettré de très vaste érudition aussi sensible à la peinture qu’à la littérature, à la musique et aux multiples aspects de la vie de l’esprit, mais aussi au fonds populaire de notre culture; un historien non dogmatique et probablement le plus «romancier» de ceux que la Suisse passée et présente a inspirés, un passeur de culture et de littérature incomparable et notamment entre les quatre entités helvétiques; un honnête homme enfin d’un compagnie délicieuse à laquelle j’aime associer, tout naturellement, la présence de la malicieuse Madame Berchtold, dont la disparition lui fut un arrachement.

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    Pour les lecteurs passionnés de littérature, et plus précisément de celle qui s’est développée en pays romand, le premier cadeau de Monsieur Berchtold fut un livre d’un peu moins de mille pages, intitulé La Suisse romande au cap du XXe siècle et sous-titré Portrait littéraire et moral, paru en 1963 et constituant un formidable aperçu des tenants et aboutissants de notre littérature – au sens très large incluant les écrivains et les pédagogues, les théologiens et les scientifiques, les artistes et les multiple phénomènes de la vie culturelle -, et c’était une thèse de lettres mais de l’espèce la plus rare puisque rédigée dans un langage accessible à tous, multipliant les portraits de messieurs bien graves ou de poètes plus fantasques (d’Alexandre Vinet à Charles-Albert Cingria, du pacifiste Pierre Ceresole au peintre Ferdinand Hodler - dont je me rappelle qu’un dessin ornait la «prison trois étoiles» dans laquelle Monsieur Berchtold passa ses dernières années – ou d’Amiel à Ramuz, de Pierre Girard à Monique Saint-Hélier, entre tant d’autres dont l’auteur brossait les portraits avec un art confinant parfois à celui, j’y insiste, du romancier, sans prétention «littéraire» trop insistante au demeurant.

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    La littérature romande avait certes connu d’autres défenseurs de qualité, tel un Virgile Rossel, mais Monsieur Berchtold y apportait une chaleur particulière, une pratique singulière des rapprochements inattendus – de quinze siècles de présence catholique à la présence des Juifs à Genève et en Suisse, entre tant d’autres mises en rapport éclairantes - et un art de la synthèse où le pays romand n’était pas isolé mais en relation diachronique avec ses voisins et le monde où nos aïeux passèrent du service étranger à l’émigration, du refuge protestant au grand large de Blaise Cendrars.

    Je ne vais pas énumérer ici tous les cadeaux que Monsieur Berchtold nous a offerts en matière de littérature et d’histoire, et ne citerai qu’en passant ses ouvrages si nécessaires consacrés par exemple à cinq Suisses aussi différents les uns des autres qu’emblématiques (Euler, Ueli Bräker, Pestalozzi, le général Dufour et Sismondi), à Jakob Burckhardt ou à Émile Jaques-Dalcroze, mais deux autres cadeaux sans prix méritent une mention particulière puisqu’ils intéressent, mais oui, l’Europe, et le monde tant qu’on y est !

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    Le plus imposant est assurément Bâle et L’Europe, paru en 1990 et représentant une nouvelle somme d’érudition et de gai savoir aux portraits non moins mémorables (d’Erasme à Castellion, ou du fascinant trio de Thomas Platter, le chevrier humaniste et ses fils, à Carl Gustav Jung), qui décrit admirablement la cristallisation d’une identité par la culture.
    À ce propos, Denis de Rougemont me dit un jour que l’Europe de ses vœux serait celle des cultures et non point celle du profit – et Monsieur Berchtold l’illustre magnifiquement à sa façon.

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    Quant à cet autre cadeau que nous à légué Monsieur Berchtold avec son Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, paru en 1994, où l’historien se fait un malin plaisir de montrer que le « mythe » de Guillaume Tell, sèchement décrié par certains intellectuels, a valeur universelle en tant que symbole de la liberté reconnu en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, notamment, j’y vois à la fois une somme d’érudition joyeuse et comme un clin d’œil moqueur de Monsieur Berchtold aux «nouveaux historiens ».

    À l’instant, Monsieur Berchtold, je me rappelle l’immense cadeau que vous m’avez fait en m’accordant de longues heures d’entretiens, dont nous avons tiré un petit livre qui dit très exactement l’une de vos nombreuses qualités : La passion de transmettre.

    Et dire que c’est vous qui m’en avez remercié en m’offrant cet autre cadeau, en retour, d’une toile lumineuse, aux confins de l’abstraction, et si précisément évocatrice des bords du lac de Zurich dans son miroitement matinal polychrome, signée de cet autre admirateur de Ferdinand Hodler que fut Karl Landolt – passion transmise !

    Merci, de tout cœur merci, Monsieur Berchtold !

     

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  • Lueurs audibles

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    La porte est grand ouverte:
    on voit le gisement de lucioles de loin.
    Le cœur de la ville engloutie
    bat calmement dans l’onde,
    et le silence se souvient.
    Je navigue à l’étoile
    sur le clavier muet
    où dès enfant je m’exerçais
    à l’écart de l’écart,
    au milieu juste du milieu.
    Tenir alors la note
    dans la clairière du sommeil
    m’aidait à voir de loin
    ce qui là-bas semble en éveil.