UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La musique de Vivre

    Ikiru5.JPG

    cinémaA propos d'Ikiru, chef-d'oeuvre d'Akira Kurosawa

    Vivre (Ikiru) constitue en somme le pendant cinématographique de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Ikiru2.jpgTelle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple en opposant un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).

    Ikiru3.jpgAprès un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?

    cinéma
    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…

    cinéma

     

  • Un amour dans les décombres

    images-10.jpeg

    images-11.jpeg

    Avec Le semeur de peste, c’est un joyau de la littérature italienne contemporaine qui nous a été révélé en 1985. Et la première occasion de découvrir, en traduction française, le talent, célébré par Leonardo Sciascia, de l’écrivain sicilien Gesualdo Bufalino.

    C’est un paradoxe éternel et de partout que la poésie la plus profonde et la plus vraie tire sa substance non du bonheur humain, mais des épreuves et des larmes.

    « Oh oui, ce furent des jours malheureux, les plus heureux de ma vie», s’exclame le narrateur du Semeur peste en se remémorant ses 20 ans marqués au double sceau de l’amour et de la mort.

    Avoir 20 ans et se retrouver dans le bataillon en pyjama des tuberculeux, tandis que tous fêtent la fin de la guerre, avoir 20 ans et s’enivrer, sous le regard qui en sait trop d’un médecin-sage aux grimaces de vieux singe métaphysicien, des délices empoisonnées de la passion amoureuse: tel fut le sort de de Gesualdo Bufalino qui, quarante après, nous en livre le récit poignant et lyrique, lesté de quelle signification universelle.

    Une prison initiatique

    L’on pense la fois à Dante et à Puccini, au cinéma italien (du temps où le sang était encore une marque noire sur la chair très blanche) et à Thomas Mann en lisant cet admirable poème romanesque dont chaque chapitre s’imbrique dans une sorte de constellation de fulgurant cristal où l’émotion et le sens, le détail concret et son reflet mystérieux, et chaque signe enfin se doublent de valeur symbolique.

    C’est donc l’histoire d’un jeune homme qui découvre soudain, la fin de la guerre, le Minotaure innommable venu hanter sa poitrine, avant qu’il ne se figure qu’il a choisi lui-même ce mal pour nettoyer de son sang les souillures du sang de guerre et guérir, en s’immolant à la place des autres, le désordre du monde.

    Plus tard, seulement, lui sera révélé le sens de sa vocation propre, lui qui survivant a « trahi » ses compagnons en leur survivant : non point en martyr, mais d’un témoin par sang d’encre.
    Au sanatorium, qui évoque l’antichambre des enfers de la Divine comédie, il apparaît comme un « contrebandier de la vie » dont l’identité se résume à quelques radiographies, dans une forteresse où chacun porte ses chaînes en lui-même et où les actes quotidiens se perpétuent à la lisière du réel, avec accompagnement tragi-comique de rires jaunes.

    Au lieu d’un Virgile serein pour guide, il ne trouve que celui qu’on appelle le Grand Maigre, superbe figure de vieux toubib en apparence cynique et blasphémateur, qu’une passion malheureuse et la fréquentation des morts en sursis ont transformé en « archidiable » vitupérant non moins que fraternel.

    Avec celui-ci, et auprès de l’aumônier Vittorio, dont la foi est trouée de doutes vertigineux, le narrateur s’interroge sur le mystère du mal dans un monde semblant une immense bévue du Créateur – et l’on se rappelle alors les conversations essentielles de La montagne magique.

    Et puis, dans cette même prison-cloître, qui a ses recluses inaccessibles et son théâtre amateur - seul lieu où rencontrer celles-là -, voici que le garçon fait la connaissance de Marta, dont il s’éprend aussitôt.

    Sur quoi se noue un lien touchant à la fois au sublime et au dérisoire, entre ces deux orphelins des décombres qui arrachent au crépuscule d’ultimes lambeaux de lumière.

    Jusqu’à la mort affreuse de Marta, qui fait songer au dénouement de La Bohême ou de La Traviata, mais sur fond de « sauvage boucherie ».

    De mémoire et de temps

    Nous l’avons noté, ce n’est qu’au tournant de la soixantaine que Gesualdo Bufalino a publié ce premier livre. Or la réussite exceptionnelle, du point de vue littéraire, du Semeur de peste, doit sans doute beaucoup au filtrage opéré par le temps dans la mémoire de l’auteur, et la capacité de ce dernier, par de multiples références, de transformer un témoignage parmi d’autres en poème riche de mille strates.

    Mais ce qui émerveille de surcroît, à la lecture de celui-ci, c’est que l’érudition de l’écrivain se fond tout naturellement dans un creuset bien vivant où la sensualité cohabite avec le tragique, et la connaissance pénétrante avec un lyrisme tantôt somptueux et tantôt déchirant.

    Il faut lire et relire Le semeur de peste, qui ne s’épuise certes pas à première lecture. L’on y entre comme dans un labyrinthe, pour affronter les grandes énigmes de la vie humaine sous l’aspect de paraboles vivantes, telle la mort du petit Anselmo, le passé voilé d’obscurité de Marta ou la fable des trois chapeaux citée par le Grand Maigre dans un passage-clé.

    Ensuite, lorsqu’on se rappelle ce livre en s’en éloignant, c’est comme d’une vie supplémentaire qu’on aurait vécue dans l’atmosphère physiquement palpable des lendemains de la guerre, cette frontière révélatice où s’interpellent les vivants et les morts.

    À relever, enfin, le mérite de Ludmilla Thévenaz, la traductrice, qui est parv

    enue à restituer la matière verbale, saturée de significations secrètes, et la musique de Bufalino, avec une précision et une justesse rares.

    Gesualdo Bufalino. Le semeur de peste. Traduit de l'italien par Ludmilla Thévenaz. Editions L’Age d’Homme, 1985.