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  • Poètes de cinéma

    Deux films suisses récents d’une comparable qualité d’inspiration et d’expression pourraient valoir, à leurs auteurs, le même titre de poètes de cinéma : Fortuna, de Germinal Roaux, présenté hier soir en première suisse au 16e Festival International du Film et Forum international sur les Droits humains; et Le voyage de Bashô, de Richard Dindo, constituant sans doute son chef-d’œuvre à ce jour, à découvrir (?) au prochain festival de Locarno. L’occasion peut-être de préciser, en période de confusion où tout est qualifié de «poétique», ce qui dépasse ce nouveau cliché…

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    Qu’y a-t-il de commun entre le parcours dramatique d’une ado éthiopienne se retrouvant dans les neiges du Simplon et le voyage d’un poète japonais du XVIIe siècle  au fil de quatre saisons marquant le bilan de sa vie, à part le fait que deux films sont consacrés à ces beaux personnages? 

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    29101207_10216004516212588_3144579010348974080_n.jpgAussitôt je dirai précisément: la beauté de ces personnes, qui implique la quête des deux réalisateurs, ou plus généralement leur regard sur la vie et sur les gens. Et plus encore: le geste artistique qui fait, de deux tranches de vie peu comparables, deux poèmes cinématographiques d’une densité, du point de vue du sens et de l’émotion, et d’une pureté, quant à l’expression, qui me semble procéder d’un même travail poétique. 

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    L’histoire de Fortuna pourrait n’être qu’un reportage, même excellent, sur les désarrois d’une migrante. Or le deuxième long métrage de Germinal Roaux est à la fois moins et plus qu’un documentaire: c’est un poème, de même que Le voyage de Bashô de Richard Dindo est à la fois plus et moins que l'approche d’un maître japonais du haïku, sur lequel on en apprendra plus à la lecture de maints ouvrages que par l’envoûtante traversée proposée par cet autre poème de cinéma.

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    La poésie contre le vague, le flou, le kitsch et le toc

    Parler de «poésie» aujourd’hui est délicat. D’abord parce que le genre littéraire fait un peu réserve de lettrés blêmes, moins «vendeur» tu meurs; et ensuite, à l’opposé diamétral, du fait que la chose est accommodée à toutes les sauces, entre coucher de soleil sur Instagram et bouts rimés sur Facebook, étant entendu par ailleurs qu’en chacune et chacun de nous gît un Rimbaud ou une Rimbalde en puissance, etc. 

    Pas plus tard qu’hier soir, j’étais censé découvrir un «chef-d’œuvre poétique» en me pointant au cinéma où se donnait Call me by your name de Luca Guadagnino, supposé renouveler le cinéma italien et promis à une flopée d’oscars, notamment pour la (brillante) prestation du charmant Timothée Chalamet, alors que je n’y aurai trouvé qu’un sympathique feuilleton very-gay-friendly, certes émouvant sur la fin mais d’une «poésie» toute conventionnelle, saturée de déjà-vu. Or trop souvent l’on assimile la poésie au sentimentalisme sucré, au vague ou au flou, et donc au kitsch, voire au toc, alors que c’est un cristal dont la fine taille requiert un métier rigoureux. 

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    Si je parle de «poèmes de cinéma» à propos de Fortuna et du Voyage de Bashô, c’est parce que ces deux films, au scénario classique ou au dialogue bien filé, substituent une forme où l’évocation est plus importante que la narration explicative, même si l’on suit aussi bien l’histoire de Fortuna que celle du poète errant. 

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    Germinal Roaux parle en noir et blanc, si j’ose dire, et ça compte autant, poétiquement parlant, que la modulation «musicale» de ses plans ou la distribution des lumières de chaque séquence. Lorsque Fortuna parle à l’ânesse Clochette ou à la vierge Marie seule à partager son lourd secret, lorsque l’homme qu’elle a aimé la rejette brutalement ou quand elle fuit dans la neige ou sur la route de nulle part, ce qui est dit l’est par des raccourcis que seul un poème de cinéma permet alors que le réalisateur se montre plus emprunté quand il retombe dans l’anecdote d’une descente de flics ou d’un début d’explication à caractère social. 

    L’émotion qui se dégage, finalement, de ce film très épuré, n’est donc pas tant lié aux circonstances particulières de cette tranche de vie de Fortuna qu’à la «musique» de son histoire tissée d’images et de visages, de brèves visions de mer démontée et d’échanges de regards ou de rares paroles. 

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    Comme dans La mère d’Alexandre Sokourov, ou comme dans Vivre d’Akira Kurosawa, pour évoquer deux «poèmes de cinéma» de réalisateurs plus éminents, c’est la vibrante masse poétique retentissant en nous qui importe, plus que l’«histoire» de Fortuna, nous marquant cependant autant, voire plus durablement, que la lecture d’un reportage.

    Quand la poésie émane de la nature créatrice

    29103526_10216004512212488_5937499709252829184_n.jpg29027996_10216004502172237_6300927652723163136_n.jpgTenant de l’élégie lyrique, du récit de voyage semé d’incantations contemplatives ou du journal de bord «en miroir», le dernier film de Richard Dindo, après son adaptation mémorable d’Homo faber de Max Frisch, «sonne» plus personnel que ses ouvrages précédents en cela que le réalisateur zurichois, auteur lui-même d’un monumental journal intime rédigé en français, arrive lui aussi à l’âge des bilans, comme le vieux poète Bashô (1644-1694), maître japonais du haïku qui s’est retiré depuis une décennie de la vie publique pour mener une vie d’errance et de méditation. 

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    On sait ce qu’est un haïku, poème bref concentrant en trois vers une image qui oppose, sur fond de sérénité, un subit éclair fixant l’instant, par exemple: «De temps en temps / les nuages nous reposent / de tant regarder la lune», ou bien: «Devant l’éclair / sublime est celui / qui ne sait rien», ou encore: «Dans le vieil étang  / une grenouille saute / un ploc dans l’eau». 

    Ces «minutes heureuses», ou parfois mélancoliques, lues par Bernard Verley, ponctuent un parcours où Matsuo Bashô apparaît (sous les traits de l’acteur Kawamato Hiroati) comme une sorte de moine laïc, juste pourvu de son nécessaire à dormir et écrire, et dans les pas duquel nous cheminons de rivages en monts perdus, de forêts de bambous en temples vénérables, en double symbiose avec la nature et avec la parole du poète, d’une simplicité et d’un naturel parfaits. 29135930_10216004506492345_3676291177000206336_n.jpg29027436_10216004508652399_5146651519726125056_n.jpg

    Il retrouvera en chemin des amis et des disciples, il se liera d’amitié profonde avec un autre pèlerin plus jeune, il regardera des enfants jouer et des courtisanes se recoiffer, il s’interrogera sur le sens de tout ça et surtout il fera de tout un poème. 

    29101207_10216004516212588_3144579010348974080_n.jpg«En matière d’art, notera-t-il en passant, il importe de suivre la nature créatrice, de faire de ses quatre saisons des compagnes, pour chasser le barbare, éloigner la bête». Pas un instant cependant il ne posera ou pontifiera, nous précédant sur son cheval ou s’épouillant sur sa couche d'été, rendant grâces aux fleurs ou saluant une araignée, un papillon, un femme en train de lavec des pommes de terre dans la rivière, et la lune là-haut («Rien dans ce monde / qui se compare / à la lune montante») ou l’arrivée de la neige («Matin de neige / Tout seul je mâche / du saumon séché») avant le retour du printemps et le prochain automne scellant le passage du temps non sans humour: «Année après année / le singe arbore / son masque de singe»… 

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    29066539_10216004520772702_1955636302225342464_n.jpgLittérature filmée? Absolument pas: rien que du cinéma dans ce Voyage de Bashô, ou plus précisément de la poésie de cinéma qui fait rimer image et cadrage, et montage et sublime «bruitage» d’un automne à l’autre, jusqu’à la fin sereine et triste à la fois («Rien ne dit / dans le chant de la cigale / qu’elle est près de sa fin»), mais là encore la nature inspire le poète, et cette fois c’est Richard Dindo, prenant le relais de Bashô, qui montre la lune ronde se fondre dans la nuit…

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  • Ceux qui vivent en lisière

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    Celui qui bivouaque désormais dans le placard à balais de l’Entreprise où il déroule son sac de couchage après le passage du Securitas qui le salue d’un complice « Beaux Rêves Monsieur le Directeur » / Celle qu’on dit la Fée du Bidonville et qui garde son emploi de bibliothécaire avisée / Ceux qui sont imperméables aux compliments / Celui qui a démonté pièce par pièce l’ancienne guérite du chemin de fer forestier désaffecté pour la reconstruire sur le terrain vague que lui a légué son oncle Brenner / Celle qui a connu l’auteur du Lent retrait dans l’institution où il séjournait pour des raisons obscures / Ceux qu’on a brisés au nom de la Santé / Celui qui a la nostalgie du goût acide des pommes du verger oberlandais de son oncle Brenner / Celle qui se réfugie dans le tour branlante dont un rêve récurrent la met en garde sur l’état de son escalier plus que centenaire / Ceux qui complotent pour échapper au Tuteur de l’Etat / Celui qui proteste de son innocence avec la conscience nette que là gît sa Faute / Celle qui demande au gérant de fortune bronzé de lui montrer son membre par webcam interposée sous peine de lui retirer son dossier brûlant / Ceux qui se blotissent sous la couverture de cheval pour ne plus entendre les hurlements parentaux / Celui qui n’entend même plus les remarques de ses cousines saines d’esprit / Celle qui a toujours considéré son père comme un enfant de sept ans / Ceux qui restent scandalisés par la soudaine découverte de la sexualité surgie au bas de leur corps dans ce qu'ils appellent le bush / Celui qui est tellement assoiffé de gloire qu’il lui ferait minette sans se faire payer / Celle qui affirme que seul Michel Onfray l’a platoniquement prise / Ceux qui procèdent au debriefing de chacune de leur étreinte en termes performatifs, etc.

    Image: Robert Indermaur

  • Ceux qui ont du mal

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    En mémoire de Louis Soutter (1871-1942)


    Celui qui baise les mains des pauvres / Celle qui vaque nue à ses occupations ménagères sans se soucier de ses voisins malais / Ceux que paralyse la stupeur dans les jardins de la clinique / Celui qui s’échappe de l’angoisse par des vocalises / Celle qui vend les aquarelles de son frère dans les auberges de l’arrière-pays où commence de se répandre la rumeur que ça pourrait valoir quelque chose plus tard / Ceux qui estiment que le peintre excentrique de l’asile voisin ne devrait pas être autorisé à fréquenter l’église publique / Celui que la Mélancolie étreint depuis l’âge de sept ans / Celle qui prie debout sur le mur du cimetière / Ceux qui n’ont pas été avertis par leur tuteur de la mort de leur père / Celui qui s’achète des cravates voyantes par lots de cent / Celle qui raffole des tenues démodées de son cousin au melon prune / Ceux qui reçoivent les factures des cadeaux onéreux que leur envoie leur neveu Thompson / Celui qui demande volontiers l’impossible même si ce n’est pas français / Celle qui lance une rose bien rose à son ami soliste de l’Orchestre du Kursaal / Ceux qui disent qu’ils ne croient plus en Dieu d’un ton menaçant / Celui dont l’encre noire fait exploser le bouquet de fleurs de la tante Bluette / Celle qui a photographié le tableau de son père avant de le revendre à un prix surfait / Ceux qui se demandent qui est ce gros type élégant à Panama qui vient rendre visite au dingo de l’asile / Celui qui peint des Christs que les paroissiens trouvent trop tristes / Celle qui prend sur ses genoux son grand fils de 33 ans aux sanglots spasmodiques / Ceux qui confisquent le crucifix de la folle qu'ils revendent à la Bonne Puce / Celui qui n’ose pas dire à sa logeuse qu’il n’a jamais connu la Femme au sens biblique / Celle qui pose en deuil pour son frère divorcé dont l’ex se dit veuve / Ceux qui donnent des leçons de musique (guitare Fender et pianola) au fils du jardinier / Celui qui se dit le descendant de Goya par sa mère et par le noir dont il broie lui-même les pigments / Celle qui se sent peu de chose à côté de son cousin marchand de couleurs en gros et vice-président du parti radical / Ceux qui estiment que c’est vers 1904 que le violoniste dingo, qui arrêtait l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR) pour lui faire écouter tel ou tel passage de Beethoven, a raté sa carrière d’interprète pour se lancer dans celle de peintre halluciné / Celui que sa scléose de la choroïde empêche de plus en plus de voir ce qu'il peint au doigt / Celle qui a surmonté le handicap consécutif à l'amputation de sa main droite par le recours à la gauche dont procède l'évolution de sa sculpture à partir de 2017 / Ceux qui écoutent toujours du Beethoven en dépit de leur surdité complète / Celui qui a rencontré la Femme de ses Rêves en pratiquant l'auto-stop dans l'arrière-pays jurassien / Celle qui endure la meurtrissure finale / Ceux qui s'éloignent sur le chemin de fine poussière nacrée / Celui qui caresse le ballon d'enfant qu'il a chipé au petit-fils de l'organiste Ysaïe / Celle qui entend marcher les Lunaires au plafond de la guérite de douanier qu'elle appelle  la Basilique des Lois / Ceux qui se retrouvent dans l'arrière-monde pour y jouer au Nain Jaune, etc.   

    Images: Peintures et dessins de Louis Soutter. Louis Soutter, vers 1940.

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  • Ceux qui sont aux aguets

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    Celui qui surveille les jeunes sous leurs capuches noires typiques des éléments louches dans les séries criminelles / Celle qui attend que le pitbull des voisins attaque sa tortue Eléonore pour en référer à qui de droit / Ceux qui attendent que le train d’atterrissage du gros porteur russe sorte de ses cales pour manifester leur soulagement avant d’applaudir en fin de course avec les autres retraités slovaques / Celui qui se tient sur les créneaux du produit en espérant que l’effet Nutella se reproduise / Celle qui ne tolère pas qu’on pouffe quand elle avoue son origine alsacienne / Ceux qui sont toujours à cran au moment de se lâcher sur la Hotline / Celui qui a repéré tous les harceleurs potentiels de son équipe de natation et prépare le debriefing d’après le championnat en piscine chauffée / Celle qui reste attentive à la moindre pensée inappropriée qui lui viendrait à proximité des vestiaires messieurs de la salle de gymnastique municipale / Ceux qui ont vu passer des filles nubiles et se sont donc empressés de détourner le regardant rougissant comme il sied / Celui qui tient la Corée du Nord à l’œil / Celle qui en réunion de famille d’urgence propose à toute l’hoirie de dire clairement qui est pour et qui est contre Laeticia / Ceux qui estiment qu’un moratoire international au plus haut niveau doit interrompre le processus de l’héritage du rocker concernant finalement plusieurs nations différentes non sans impliquer notre avis de citoyens égaux en droit, etc.

  • Notre amie la femme

     littérature

    medium_Rivaz.JPGmedium_Kramer2.jpglittérature


     

     

     

     

     

     

    Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme, vouée par nature à enfanter, était d’ordinaire moins dupe des mots et des idées que l’homme. Or sans donner dans le schématisme, force est de constater qu’aucun système philosophique n’a été conçu par une femme (la géniale Simone Weil est une mystique réaliste pas systématique du tout) et que les écrivains au féminin conservent le plus souvent un lien charnel, tripal ou affectif avec « la vie » et sa matérialité, plus fort que chez les auteurs du sexe dit fort. On le voit au plus haut niveau avec George Sand ou Virginia Woolf, mais c’est aussi vrai des romans à l’eau de rose d’une Barbara Cartland, qui reste terre à terre jusque dans ses froufrous et ses rêveries.


    Même en littérature on ne « la fait pas » à notre amie la femme, pourrait-on dire, et la meilleure illustration s’en trouve dans le roman romand du XXe siècle et jusqu’à nos jours, où toute une série d’auteurs, d’  Alice Rivaz à Janine Massard, ou de Catherine Colomb à Anne Cuneo, de Mireille Kuttel à Anne-Lise Grobéty, Pascale Kramer ou Anne-Sylvie Sprenger la petite dernière, ont accumulé sur notre société, l’évolution des mœurs, les relations entre individus, l’injustice ou les « choses de la vie », une masse d’observations et de notations critiques tout à fait remarquable. La vacherie d’un de nos auteurs fort en gueule, très à gauche de surcroît, visant les petits travaux de plume des ces supposées braves bourgeoises désoeuvrées, fait piètre mine quand on considère honnêtement l’apport des écrivains femmes à notre littérature.
    Au premier degré du « témoignage » social, s’agissant précisément de la condition féminine entre le début et la fin du XXe siècle, les romans d’Alice Rivaz (qui dut prendre un pseudonyme pour satisfaire papa, socialiste mais pas moins macho) constituent un ensemble magnifique, « féministe » dans la plénitude de l’incarnation romanesque, comme ceux de Mireille Kuttel documentent la situation des immigrés de la première génération et le statut des marginaux avec une sensibilité rare. Dans les générations suivantes, l’écriture au féminin s’est politisée avec Anne Cuneo, Janine Massard ou Anne-Lise Grobéty, mais c’est par la matière vivante de leurs récits autobiographiques ou leurs romans, bien plus que par leurs « positions » respectives que ces femmes écrivains nous touchent. Dans la foulée, on relèvera la difficulté particulière qu’aura représenté, pour certaines, le double statut de mère de famille et d’auteur (Corinna Bille, entre beaucoup d’autres…), mais il faut bien une Journée de la Femme pour se le rappeler.
    Or ce que nous apportent les femmes écrivains, autant que les hommes évidemment, c’est tous les jours de l’année !

    Comme le rappelle Tzvetan Todorov, époux de la romancière Nancy Huston, dans son essai évoquant La littérature en péril, la littérature « permet de mieux comprendre la condition humaine et elle transforme de l’intérieur l’être de chacun de ses lecteurs ».

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    En défendant lui aussi l’idée qu’une femme écrivain est souvent plus proche de la réalité, plus sensible au poids du monde, plus charnellement « engagée » dans ses écrits, comme l’illustrait une George Sand dans ses échanges de lettres avec son ami Flaubert, Todorov n’oppose pas deux genres mais indique des tendances, le plus souvent complémentaires, sinon en osmose chez beaucoup d’individus. Il y a en effet de la femme chez celui qui dit « Bovary c’est moi », comme il y a du mec en chaque romancière. Poussons même le bouchon en ce jour particulier : disons que la femme écrivain, c’est l’homme complet…

    Cette chronique a été publiée en mars 2007 à l’occasion de la Journée de la Femme, dans les colonnes de 24Heures.

  • Un autre Joël Dicker

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    Sous les dehors d’un polar à l’américaine pastichant plus ou moins les séries du genre, le nouveau roman du jeune écrivain «cultissime», captivant autant que le premier et moins convenu que le suivant, cache autre chose qui relève d’une perception plus pénétrante de la réalité tragi-comique de notre monde.

    On sort de la lecture de La Disparition de Stephanie Mailer avec l’impression d’émerger d’une espèce de magma d’images et de visages, de visions et de voix, d’intrigues humaines et de secrets emboîtés les uns dans les autres comme des poupées russes, de scènes et de situations renvoyant aux situations et aux scènes d’autant de récits plus ou moins policiers de l’époque, entre autres séries dont la matière et la dramaturgie souvent stéréotypées constitueraient ce qu’on pourrait dire l’hypertexte des temps qui courent: on est encore sous le coup, comme les deux ou trois protagonistes attachants arrivés au bout de ce qui est pour eux autant une quête qu’une enquête, on reste assez sonné par la révélation finale de l’affaire, mais ce qu’il reste de cette lecture n’a rien de conventionnel (on a trouvé le coupable, ouf, passez lui les menottes, lisez-lui ses droits, etc.), plutôt concentré sur une dernière impression à la fois obscure et claire – la dernière impression d’une lecture est toujours la bonne – selon laquelle ce roman serait autre chose qu’un polar à l’américaine de plus… 

    De la graphomanie en promotion mondiale 

    Les aspirants écrivains font florès dans les romans de Joël Dicker, et cela ne s’arrange pas dans La Disparition de Stephanie Mailer, où celle-ci, journaliste de talent virée de la Revue littéraire de New York, style New Yorker en déclin, rêve de se faire un nom en tant qu’écrivain au même titre que l’ancien chef de la police d’Orphea, où se passe le roman, qui se pose en dramaturge génial autoproclamé; à ceux-là s’ajoutant un critique littéraire à la fois monumental, grotesque et touchant, ou ce directeur de revue, quinqua pathétique, que manipule une arriviste sans cœur et sans talent autre que celui de vilipender sa rivale plus douée. 

    Joël Dicker, fils de libraire genevoise, est un garçon trop bien élevé pour attaquer les monstres de front, ou peut-être est-il plus retors qu’on ne le croirait? Toujours est-il qu’on se rappelle, au rayon russe du grand magasin Littérature, que toute le monde écrivait dans l’entourage de Tolstoï: tous à s’épancher sur leur cher journal intime! 

    Or nous y sommes revenus en plein: l’époque de Joël Dicker est celle d’Anna Todd, à savoir celle du le déferlement mondialisé de l’insignifiance privée via les réseaux sociaux, Youtube et ses myriades d’youtubés, les millions de lecteurs de Whatpad et tout le tremblement de ce que d’aucuns, pour ne pas rater un épisode tendance, taxent de «phénomène intéressant»… 

    Quoi de commun avec Joël Dicker? Rien. De fait, ce jeune homme est une vieille peau. Joël est le contemporain, à un an près, de notre fille aînée archiviste et bibliothécaire, qui se trouverait tout à fait à l’aise dans le librairie d’Orphea, après avoir lu, entre dix et douze ans, dix ou douze fois Le Mouron rouge

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    Joël Dicker n’est en rien un produit de marketing, comme l’ont prétendu les analystes de la faculté des lettres de Lausanne spécialisés dans les effets secondaires non significatifs du marché du livre, mais un lecteur compulsif de romans russes ou américains, un type intéressé par le théâtre d’Ibsen et de Tchekhov et un observateur attentif des vacations humaines les plus diverses, préparations culinaires et crimes de sang compris. 

    De la filiation, du mimétisme, du mal et de la réparation 

    Quatre thèmes intéressants courent à travers les romans de Joël Dicker, à savoir la filiation, la relation mimétique, le mal et la réparation. Le personnage de Harry Quebert les cristallisait à lui seul en tant que mentor du jeune protagoniste en quête de sujet et de gloire, de médiateur au sens où l’entend un René Girard dans son analyse de la relation mimétique, de criminel possible et de romancier attaché à démêler les racines du mal (titre de son présumé chef-d’œuvre), comme le jeune auteur-à-succès démêle aujourd’hui un nouvel imbroglio dont l’argument policier n’est pas le motif principal, même si la recherche du ou des coupables nous scotche nerveusement à l’action comme le sparadrap du capitaine Haddock, avec quel irrésistible effet tourne-pages... 

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    Clin d’œil à la filiation au sens le plus direct: la belle image de Joël Dicker en train d’en raconter une bien bonne à Bernard de Fallois, sur la 4ème de couverture de La Disparition de Stephanie Mailer, paraissant deux mois après la mort de la grande figure proustienne que fut l’éditeur et ami du jeune prodige, lequel a la classe de lui rester fidèle et de l’honorer. Or ce thème d’un lien entre générations passe aussi, chez Dicker, par les multiples hommages plus ou moins explicites qu’il rend à tout moment à ceux qui l’ont précédé, notamment écrivains, et au fil conducteur par excellence qu’est le livre, et plus généralement à la littérature, évoquée sans trace de pédantisme, ou aux genres apparentés du théâtre, du cinéma ou des séries télévisées. On se gardera de comparer Joël Dicker à Dostoïevski ou à Cervantès (!) mais ce n’est pas l’écraser, ni faire trop d’honneur au roman noir contemporain, que de rappeler la filiation entre Crime et châtiment, tiré d’un fait divers sordide, et les romans de James Ellroy ou de Simenon, les terrible nouvelles d’une Patricia Highsmith – véritable médium de l’observation des pathologies psychiques ou sociales de nos sociétés – ou les romans d’un Jo Nesbø. 

    Est-ce dire que le jeune Joël fasse partie de cette tribu-là? Je ne le crois pas. Rien chez lui de fracassé ni de «métaphysique». Mais les références sont là, et l’on pourrait dire qu’il se sert du matériau policier, toutes proportions gardées une fois de plus, comme Cervantès emprunte à la tradition des romans de chevalerie pour lancer son Quichotte dans son combat contre les moulins à vent, et le comique du génial Espingouin n’est pas loin de la singulière cocasserie judéo-américaine de Dicker en certaines de ses pages. 

     Du serial killer au serial teller 

    La figure du serial killer est censée représenter, dans les nouveaux stéréotypes, l’incarnation par excellence du mal, alors que sa récurrence mécanique devrait nous inquiéter pour une autre raison. Et si Jean-Patrick Manchette avait raison quand il dit que la fascination pour le serial killer va de pair avec une dilution de la notion de responsabilité dans un magma mêlant trauma d’origine (maman a été trop méchante ou trop gentille avec le tueur) et massacre compulsif à répétition? 

    La question ne se pose pas du tout en ces termes dans le cas du tueur à multiples victimes qui joue à cache-cache au fil des pages de La Disparition de Stéphanie Mailer, vu qu’il ne tue pas par obsession récurrente psychopathologique mais pour effacer, de manière très organisée, son premier crime. Plusieurs autres personnages, dans le roman, auraient eu autant de raisons, sinon de meilleures que lui, de «faire le coup», et l’un d’eux passe même à l’acte en fin de roman à la satisfaction de la lectrice et du lecteur tant la victime, insupportable pécore, mérite de finir sa triste carrière d’intrigante dans le coffre arrière d’une voiture, avant de se dissoudre dans les fumées d’enfer d’une source de soufre! 

    Joël Dicker n’est-il que l’habile page-turner que d’aucuns ont pointé du doigt faute de mieux expliciter son succès, après avoir invoqué un plan marketing encore plus bidon? Ne fait-il que surfer sur la vague du polar, et ne fait-il pas des manières en prétendant (dans l’entretien qu’il a accordé à notre camarade Isabelle Falconnier, dans Le Matin Dimanche du 25 février dernier) qu’il ne se sent pas plus auteur de romans policiers qu’il n’a le goût du genre, préférant le roman russe à ceux-là. Or cette mise au point, que je crois de bonne foi, n’exclut pas qu’il joue avec le genre, comme il joue avec les formes standardisées des meilleures séries anglo-saxonnes, qu’il s’agisse de True Detective pour l’enquête dédoublée en récit diachonique, de Revenge pour l’ambiance des Hamptons et la découpe de certains caractères, de Closer pour les démêlés de l’épatante Anna Kanner avec son entourage de flics machistes, et certaines scènes du livre, nombre de postures des protagonistes, et maints dialogues aussi suggèrent ou avèrent ce va-et-vient entre récit romanesque et montage cinématographique ou vidéo. 

    Cependant, me semble-t-il, l’essentiel est ailleurs: dans la masse de tout ça, qui relève à la fois de la polyphonie narrative hyper-maîtrisée, d’une limpidité narrative comparable à celle des romans populaires, et dans la cohérence organique de l’ensemble du point de vue de la psychologie et des observations sociales, énormités comprises. 

    De l’invraisemblance, fauteuse de comique 

    Joël Dicker, comme un Simenon l’incarnait tout autrement, est une bête romanesque. Se fiche-t-il de nous quand il prétend écrire sans notes, sans documentation, sans plans préalables alors qu’il construit des labyrinthes spatio-temporels qui semblent si sciemment architecturés? Je n’en crois rien. Allez jeter un œil sur les carnets préparatoires de vrais romanciers et vous verrez parfois pareil, comme dans l’incroyable fatras préparatoire du saisissant Monsieur Ouine de Bernanos. Et l’alchimie créatrice aboutissant aux meilleurs romans de Simenon ou de Don DeLillo: des rêves qui prennent corps ou peu s’en faut! 

    Du point de vue de l’orthodoxie «polaroïde», La Disparition de Stephanie Mailer accumule pas mal d’invraisemblances ou de situations abracadabrantes, mais on voit bien que Joël Dicker vise autre chose, comme lorsqu’il brosse le portrait, tout à fait caricatural, d’un flic se prenant pour le nouveau Shakespeare ou d’un critique littéraire s’identifiant carrément à Dieu le Père, comme cela arrive aussi bien. 

    Mais au final, comme on dit, Joël Dicker est-il plus qu’un romancier-à-succès? Curieusement, jamais on ne s’est demandé si Roger Federer était plus qu’un joueur de tennis surdoué...  Ce qui est sûr, c’est le talent, et l’immense boulot fourni par le deux lascars quasi contemporains. Et pour Dicker, le pari sur l’avenir se fait plus réjouissant après Le Livre des Baltimore, où le wonderboy semblait un peu se complaire devant le miroir glamoureux de sa jeunesse. 

    Le plus dur reste à faire: rester soi-même et grandir en génie sans perdre de sa fraîcheur. Le clin d’œil posthume d’un grand vieux Monsieur devrait aider le jeune homme à continuer de ne pas se prendre trop au sérieux tout en l’étant de plus en plus - raconte encore sale gamin! 

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    Joël Dicker. La Disparition de Stephanie Mailer. Editions de Fallois, 634p.

    Cette chronique a paru initialement dans le média indocile Bon Pour La Tête.

     

  • Ceux qui stressent un max


    medium_Canard.3.JPGCelui qui se dit overbooké / Celle qui est toujours en conférence / Ceux qui anticipent la gestion du burn out / Celui qui se prétend mobbé par les RH / Celle qui s’éclate au niveau de l’organigramme / Ceux qui occultent la question fumée dans le bureau des créatifs / Celui qui frise l’overdose relationnelle (dit-il) / Celle qui se réfugie dans les plans biodiversité / Ceux qui affirment que quelque part le Système est le Système / Celui dont le neveu Sam a fait du Guide du jeune manager son livre-culte / Celle qui assume ses pulsions d’exécutrice (dit-elle) / Ceux qui déconstruisent leur névrose / Celui qui se prétend fondamentalement décalé / Celle qui entend recentrer ses plans baise sur des critères utiles / Ceux qui ont de bonnes vibes avec la Bourse / Celui qui prévoit un Espace Méditation dans son nouveau loft de la rue du Meunier / Celle qui prévient que sa tolérance a des limites raciales / Ceux qui estiment que le fondé de pouvoir Hornuss est juste bon à jeter / Celui qui pense qu’un drapeau devant sa villa Ma Coquille est tout simplement un devoir / Celle qui se demande où va l’argent de la quête à Notre-Dame / Ceux qui participent au rallye des cadres précarisés / Celui qui est connecté même quand il concourt à la Patrouille des Glaciers / Celle qui estime qu'on ne change pas une équipe qui fraude / Ceux qui tombent sous le couperet de la clause d'indexation que les Américains appellent le reset d'un ton d'initiés / Celui qui estime que l'aspect structurel de la fraude l'exonère de tout état d'âme à caractère moral ou plutôt moralisant / Celle qui n'a jamais cru que l'augmentation du prix du pétrole était dû à la demande chinoise / Ceux qui sont amis sur Facebook sans se douter qu'ils sont ennemis partout ailleurs / Celui qui s'est fait passer pour Sonia sur Skype où il a dragué un Lionel cachant une Nadja / Ceux qui se sont connus à l'époque de l'effondrement de la bulle des subprimes et se sont quittés à la veille  de la faillite mondiale de 2013 en laissant deux enfants qui ne seront pas forcément à l'abri du besoin / Celui qui se détend d'une journée à l'UBS en chantant Helwa y Baladi à la manière de Dalida / Celui qui s'efforce une fois par semaine de tuer son boss au squash / Celle qui reçoit les prêtres pédophiles en confession dans son cabinet de psy tendance Lacan / Ceux dont les femmes de ménage chinoises montrent des exigences proportionnées à l'état momentané du marché / Celui qui fait marche arrière sur le piéton qu'il a laissé agonisant afin d'éviter des requêtes d'invalidité à son entreprise propriétaire de la Mercedes / Celle qui ne trouve qu'un message d'erreur quand elle tape TIBET sur l'ordinateur de son bureau de Pékin / Ceux qui considèrent que les orages extraordinaires qui s'ouvrent le ventre sur la ville de Shangai préfigurent une fin du monde dont le cinéma américain devrait s'inspirer, etc.   

  • Ceux qui s'aiment bien

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    Celui qui se tapote sur l’épaule pour se donner du courage le lundi matin quand il doit retourner à son travail de fossoyeur municipal syndiqué mais peu reconnu sur Facebook / Celle qui préfère ses taches de rousseur discrètes à la verrue ostentatoire de sa cousine Cornelia artiste conceptuelle prônant la laideur en art / Ceux qui s’invitent volontiers eux-mêmes à des soupers entre soi où ils se félicitent d’être en si bonne compagnie / Celui qu’on dit Narcisse alors qu’il se trouve le teint d’une rose dans l’eau de la vasque où il aime à se mirer et même s’admirer n’en déplaise au psy de sa mère / Celle qui se dit à elle-même qui aime bien châtie bien en se retenant de commander une deuxième ration de profiteroles / Ceux qui s’adressent des compliments sous pseudos mais avec la sincérité profonde qu’on reconnaît aux réseaux sociaux francophones et même d’outre-mer / Celui qui ne baise jamais autrui pour ne pas faire de jalousie / Celle qui te plaint d’être seul alors que tu te sens déjà de trop quand elle la ramène dans l’ascenseur / Ceux qui préparent une loi visant les éléments solitaires donc potentiellement dissidents de la société conviviale que tout adulte responsable gère et co-opte / Celui qui affirme qu’il est déjà pris quand on lui propose de prendre la carte du parti / Celle qui lance l’idée d’un collectif des individualistes de centre gauche dont les ateliers d’artistes et les groupes d’écriture communiqueraient au niveau du senti et de la machine à café / Ceux qui s’enlacent eux-mêmes en regrettant juste de n’avoir pas autant de bras que les pieuvres / Celui qui ne sera pas seul dans son cercueil puisque son cher moi l’y accompagnera / Celle qui compte les amies qui lui ressemblent après avoir changé de sexe / Ceux qui restent eux-mêmes et c’est parfois un problème au niveau du changement climatique / Celui qui ne voit pas pourquoi il s’occuperait des autres vu qu’on est tous pareils / Celle qui espère se retrouver là-haut avec son alter ego du minigolf de la grande époque / Ceux qui président leur club de sosies dont ils sont à la fois le secrétaire et le membre unique , etc.