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  • Rêver à la Suisse

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    Henri Calet au temps des privations. Invite à la (re)découverte...
    On sait, ou on ne sait pas, en tout cas on le découvre en ouvrant le petit livre savoureux d’Henri Calet portant ce titre : que Rêver à la Suisse signifie, au sens figuré cité en exergue, ne penser à rien. Un Suisse pourrait s’en vexer : il aurait tort. Lorsqu’un publiciste provocateur a lancé le slogan La Suisse n’existe pas, il exploitait une assez médiocre démagogie en vogue, notamment, dans certains milieux de haute intelligentsia et de haute politique culturelle helvétique, sous-entendant en somme que nous sommes tellement tout qu’il nous manque juste d’être tenus pour rien. Ce rien n’a rien à voir avec le rien de Calet, qui ne dit certes pas tout de la Suisse mais donne envie d’y goûter, comme à un idéal carré de chocolat.
    2c7647520e364a0cbbbf700761b82877.jpgLa première édition de Rêver à la Suisse, préfacée par Jean Paulhan, date de 1948, et l’on sent encore un peu la guerre dans la Suisse protégée que décrit Calet par le tout menu. Ainsi relève-t-il l’inscription figurant dans telle vitrine d’une prestigieuse confiserie de la place de Montreux, selon laquelle la Maison ne pourra livrer sa production d’Amandino pour cause persistante de restrictions.
    Henri Calet se moquait-il de la Suisse en relevant ce détail qu’on pourrait trouver un summum de luxe futile, au cœur d’une Europe en ruines ? Et se moque-t-il de la Suisse en s’arrêtant à d’autres détails ténus tels que la forme et l’appareillage des urinoirs ou le fonctionnement de tel vertigineux funiculaire à crémaillère ? Je ne le crois pas du tout. On n’apprend certes à peu près rien de ce pays en lisant Rêver à la Suisse, mais on en sent en revanche le climat : on y est et tout est dit. Ne penser à rien en rêvant à la Suisse est au reste la meilleure disposition pour redécouvrir ce pays qui en contient plus que quiconque n'oserait en rêver sur le territoire d'un timbre-poste, et l'on verra que ce n'est pas rien...   
    Jean Paulhan. Rêver à la Suisse. Préface de Jean Paulhan. Réédition Pierre Horay, 1984.

    Images: les emblèmes de la Suisse chevillés à nos semelles: le lion de Lucerne et Guillaume Tell; le funiculaire de Territet

  • Ceux qui restent en contact

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    Celui qui limite les déambulations de sa mère en Vélosolex en refusant de couper son cordon ombilical / Celle qui reste scotchée à son pot de colle / Ceux  qui se lancent "keep in touch" en estonien / Celui qui est resté attaché à  ses camarades de classe du temps de Mademoiselle Chambovet qui sont peut-être encore de ce monde mais va savoir avec ces flux migratoires et ceux qui ne se font pas annoncer partants / Celle qui vote toujours pour l'ancien parti recomposé à cause du drapeau resté le même et des places de faveur au match amical  / Ceux dont la passion des fléchettes les a consolés de leurs foyers désunis / Celui qui revient à celle qui ne l'a pas oublié malgré les mises en garde de ceux qui prétendaient le connaître mais tu sais comment ça va chez les postiers jaloux / Celle qui n'en revient pas ni n'y retournera sans convocation en bonne et due forme / Ceux qui n'ont jamais rompu avec ce que leur maîtresse d'école du dimanche appelait le vice avec un soupir d'envie / Celui qui a vaincu sa timidité mais pas le dragon lui tenant lieu de tampon à l'arrivée/ Celle qui n'a jamais coupé les ponts ni les pontons / Ceux qui sont restés fidèles à eux-même donc un peu cons mais biens disposés envers les bêtes / Celui qui a renoué avec la môme aux boutons / Celle dont on dit chez nous qu'elle vit à la colle /     Ceux qui tirent sur leur chaîne sans faire bouger la niche / Celui qui affirme qu'on ne rompt pas avec Marcelle sans dommages et intérêts / Celle qui a des verres de contact avec rétroviseur / Ceux qui ont une touche avec la pianiste, etc.

     

    Peinture: Robert Indermaur

  • Friedrich le Grand

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    En mémoire de Dürrenmatt, mort le 14 décembre 1990.

    Génie de l’espèce volcanique, Friedrich Dürrenmatt écrivait comme un écolier follement appliqué, dont chaque paragraphe de sa petite écriture carrée était essayé et repris, révisé cent et mille fois au point qu’à son œuvre comptant trente volumes il faudrait en rajouter trente autres au moins de brouillons. Des récits fantastiques de La Ville aux romans policiers à double fond tels que Le Juge et son bourreau ou Le Soupçon, ou des pièces radiophoniques (la fameuse Panne) aux écrits récents mêlant paraboles et réflexions, en passant par l’essai politique (sur Israël ou sur la Suisse), les dessins à la plume et la peinture virulemment expressionnistes, cet immense bonhomme n’aura cessé d’approfondir les thèmes qui le hantent depuis ses jeunes années : l’individu perdu dans le grand labyrinthe, la corruption du pouvoir et de la justice par l’argent, la dilution de toute responsabilité dans le chaos de l’Histoire, l’entropie cosmique et l’autodestruction de l’humanité. Autant de thèmes qui traversent son théâtre, de l'increvable Visite de la vieille dame, qui continue de se jouer aux quatre coins du monde, à cette représentation de la folie humaine que figure Achterloo, sa dernière pièce.

    Pessimiste paysan, Dürrenmatt n’a jamais cru aux lendemains qui chantent du communisme, pas plus qu’il ne cédait aux sirènes d’aucune autre idéologie que la sienne, critique, de fabuliste à traits acérés. Comme il le disait avec son goût du paradoxe, ce rebelle plantureux, amateur de bons vins et de cigares Brissago, était devenu écrivain en Suisse « précisément parce qu’on n’y a pas besoin de littérature ». À l’époque où les grands de ce monde se foutent de la littérature tout en la citant dans leurs discours pour se faire bien voir, le grand Fritz était arrivé, en présence de Vaclav Havel, dans un mémorable discours mêlant la plus folle exagération et la plus juste perception du conformisme helvétique, à défier nos édiles au point qu’ils lui battirent froid au terme de la cérémonie. Nul hommage plus mérité !

    Convaincu qu’il est impossible désormais de démêler la culpabilité des fauteurs de tragédies, ce moraliste panique visait essentiellement à réveiller ses contemporains doublement menacés par la mort spirituelle et l’Apocalypse planétaire, avec les moyens d’un Jérôme Bosch à la sauce bernoise.

    Portrait de Friedrich Dürrenmatt. Huile sur toile de Varlin

  • Le dédale selon Balandier

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    Comment «en finir avec le XXe siècle»? Aux tentations néfastes de l'euphorie ou du désenchantement, l'anthropologue Georges Balandier oppose, dans Le Dédale, la lucidité critique et l'urgence d'une reprise de responsabilités. Rencontre à Paris, en juillet 1994. Ce grand Monsieur vient de nous quitter...

    A l'approche de la fin du siècle, les bilans vont sans doute se multiplier sur fond de turbulences millénaristes. Pour dépasser «l'obscur» des temps qui courent et s'y retrouver dans la «bousculade des mots», par-delà le deuil des grandes espérances et au seuil de nouvelles transformations, l'anthropologue Georges Balandier s'est attaché à dresser un tableau du monde contemporain, rapporté au grand mythe du Labyrinthe, de Dédale et du Minotaure. Avec une impressionnante capacité d'empathie, le spécialiste de l'Afrique et du tiers monde (il est cofondateur du terme, soit dit en passant) applique à nos sociétés le décentrage de son regard et sa clairvoyance synthétique, nourrie d'innombrables lectures citées en «para-notes» et constituant autant de pistes à suivre. 

     

    Réflexion sur les empêtrements de la mémoire contemporaine et les nouveaux rapports de l'homme avec le temps et leslieux, analyse de l'emballement techniciste et des conditions d'une alliance avec la machine et les nouveaux «génies» technoscientifiques, interrogation fondamentale sur la dislocation et la recomposition de l'imaginaire et desfigures multiformes de la relation au sacré, description de la «démocratie confuse» et esquisse de possibles issues: telles sont les étapes de ce livre marquant, avec minutie et modération, quelle magistrale mise au point. 

    — Qu'est-ce qui, selon vous, caractérise le XXe siècle? 

    —   C'est d'abord son caractère paradoxal, qui permet deux lectures opposées. Il a charrié les totalitarismes, les camps, le mépris de l'homme, la violence fondée sur les passions les plus élémentaires; pour la première fois, l'homme y est devenu capable de se détruire collectivement. Côté sombre: la tragédie comme horizon. Mais il y a l'autre face, qu'éclaire l'ensemble des progrès de toute sorte dans la connaissance, et la formidable avancée dans la capacité du pouvoir-faire de la technique, risques compris. Car pour la première fois, aussi, l'espèce a la capacité de se transformer biologiquement, de se créer, à la fois sur les modes les pluslégitimes — je pense à la lutte contre la stérilité — et les plus inquiétants, si l'on songe à la perspective du clonage humain. » Au bilan favorable, j'ajouterai aussi le fait que toutes les sociétés sont désormais capables de communiquer entre elles, de se former mutuellement. Mais cette grande communication des hommes et des sociétés a aussi pour effet les réactions d'autodéfense de certains et leur enfermement dans des nationalismes-forteresses, ou l'exclusion de l'Autre dans le rapport entre les personnes, comme on le voit dans les grandes villes. Enfin, ce que je porterai au crédit de ce siècle, c'est la découverte que les hommes n'ont pas le commandement volontariste de l'histoire. Après les expériences négatives faites à l'enseigne des fascismes, du totalitarisme présenté comme socialisme réalisé, ou même de la planification libérale, l'homme devrait se montrer plus modeste et plus tolérant, au lieu de se laisser tenter par le désabusement lié au sentiment que plus rien n'a de sens. 

    —    On a parfois l'impression que leshommes n'apprennent rien et que tout se répète. Quel est votre sentiment à ce propos?

    —    On disait au XIXe siècle que l'histoire est beaucoup plus imaginative que ne le croient les hommes. Je nepense pas qu'il y ait répétition de l'histoire. Pour ma part, je cherche ce qui est inédit dans les situations contemporaines. Je pense que certainescomparaisons hâtives traduisent un défaut d'analyse. Ainsi utilise-t-on, à toutpropos, la métaphore de la tribu. Un mot qui sert à tant d'usages n'a plusaucune valeur. On a parlé de tribalisme à propos du conflit en ex-Yougoslavie.Or ce ne sont pas des tribus mais des peuples qui s'affrontent en l'occurrence,avec une histoire, des symboles, des codes et toute cette horrible expériencede la guerre en dilution, de la guerre qui peut s'insinuer partout dans leterrain social et dans le terrain culturel, en longue durée, qui représente belet bien, elle, un phénomène nouveau. De même, lorsqu'on dit que l'Afrique retourne à ses guerres tribales, cela ne signifie pas grand-chose non plus. Il y a parfois affrontement entre tribu et tribu, au sens anthropologique, mais le plus souvent il s'agit de peuples manipulés au sein de grands ensembles politiques qui ne visent que le pouvoir, lié en rien au tribalisme. Pour moi, ce n'est pas comme ça que les choses se voient. Les hommes ont toujours eu à se battre pour que leur société conserve un minimum d'unité et de cohérence, malgré classes, races ou générations dites «non communicantes». Ce à quoi on assiste aujourd'hui, c'est à une recomposition complète à partir de nouveaux éléments. Pour les Occidentaux d'Europe, on peut moquer cette recherche d'une composition nouvelle en arguant qu'elle n'est le fait que de bureaucrates et de juristes, pourtant il y a là quelque chose qui se cherche, visant une recombinaison plus large. 

    —    Le néo-fascisme n'est-il pas répétition du fascisme?

    —    Si on définit le fascisme par l'emprise totalitaire, avec un parti unique et une organisation de contrôle sur toute la société, on s'aperçoit que les conditions actuelles de contrôle de la société sont toutes différentes de ce qu'elles étaient dans les années1930-1940. Les moyens de contrôle sont maintenant liés aux médias, à la fois plus diffus et plus insidieux, qui limitent d'autant la coercition violente.Il en résulte un nouveau type de domination. 

    — N'est-il pas déjà à l'œuvre dans les sociétés dites libérales? 

    — Ce n'est que trop évident. J'ai fait la critique du «pouvoir sur scènes» — scènes médiatiques en fait. Or, dans Le Dédale, j'incite tant les politiques que les citoyens à se mettre «hors scènes», au lieu de se soumettre au «médiatiquement correct». La démocratie est en danger si elle n'est plus qu'une bataille d'images entre politiques et si elle ne tend plus qu'à flatter le désir des citoyens d'apparaître dans ce jeu d'images. C'est ce qui m'a amené à défendre une sorte d'obligation nouvelle. A la fin du siècle passé, un certain Jules Ferry a estimé que la première tâche de la République était d'obtenir une large diffusion de l'écriture, de la lecture et du calcul. A la fin de ce siècle, une obligation similaire me semble d'obtenir une nouvelle connaissance, critique,de l'image. L'image est à la fois lecture et écriture. Or il y a actuellement une sorte d'illettrisme de l'image, qui livre les gens à ses pouvoirs.

    —   Pensez-vous que l'image ait aiguisé le rapport des gens avec la réalité, ou au contraire qu'elle l'a émoussé?

    —    Je crois que la médiatisation de la réalité par l'image va généralement dans le sens d'une perte du sens de la réalité, qui, cependant, peut être «retournée» en gain. On nous parle de autoroutes de l'information, par lesquelles tout va circuler de façon abstraite. On nous parle du télétravail, qui sera effectué sans qu'il y ait de contact entre personnes réelles, ni lieu de travail. On commence à établir des relations de voisinage qui sont uniquement des relations virtuelles par réseaux. Mais que cela représente-t-il en termes de rapports humains et d'affectivité? Vous aurez bientôt la possibilité de faire l'amour par images virtuelles interposées. Mais pense-t-on assez à ce que cela signifie réellement? Ce qui est sûr, c'est que l'homme du XXe siècle a conquis denouveaux mondes, et qu'il lui reste à les civiliser... 

     

    Georges Balandier. Le DédalePour en finir avec le XXe siècle. Ed. Fayard, 236 pages.

    (Cet entretien a paru dans les pages du quotidien 24 Heures, le 5 juillet 1994)