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  • Aragon revisité

    Aragon.jpgUn essai de Daniel Bougnoux (censuré !) et un nouveau volume de La Pléiade ravivent la mémoire du grand écrivain controversé.

    Louis Aragon (1897-1982) fut le plus adulé et le plus conspué des poètes français du XXe siècle, tantôt taxé de magicien du verbe et de chantre de l'amour, tantôt de propagandiste du totalitarisme et de délateur. En 1984 parut un pamphlet d'une virulence extrême, intitulé Un nouveau cadavre Aragon et signé Paul Morelle. L'ouvrage, méchamment injuste dans ses jugements littéraires (la poésie y étant notamment réduite à zéro), entendait faire pièce aux génuflexions convenues qui avaient salué la mort de l'écrivain.

    Or voici paraître un nouvel essai, beaucoup plus nuancé, tant dans son approche de l'oeuvre qu'à l'évocation d'une personnalité complexe voire tortueuse, et qui a pourtant été tronqué d'un chapitre entier ! L'auteur, Daniel Bougnoux, est un connaisseur avéré de l'oeuvre d'Aragon, dont il a dirigé l'édition dans la Pléiade. Seulement voilà: au titre du "mélange des genres", il y évoquait un épisode digne de la cage aux folles, où le vieil homme se la jouait Drag Queen. C'était compter sans la vigilance du gardien du temple. Ainsi Jean Ristat, exécuteur testamentaire d'Aragon, imposa-t-il le caviardage de ce chapitre "privé" aux éditions Gallimard.

    Au demeurant, l'homosexualité affichée du "fou d'Elsa", après la mort de celle-ci, aura toujours été une composante de la personnalité d'Aragon, du moins à en croire Daniel Bougnoux qui compare ses relations avec André Breton à celles qui unirent-opposèrent Verlaine et Rimbaud. Plus exactement, Breton aurait joué le mentor viril du jeune Aragon, charmeur de génie ruant ensuite dans les brancards pour s'affirmer "contre" son ami.

    Ces composantes personnelles - même importantes en cela qu'elles éclairent les positions du poète par rapport au "père" symbolique que serait pour lui le Parti, autant que sa relation de couple avec Elsa - ne sont pourtant qu'un des aspects de l'approche détaillée de l'oeuvre ressaisie ici dans sa progression. Le travail de l'écrivain - titanesque et tenant parfois de la graphomanie compulsive -, la façon du romancier-poète de tout transformer en roman afin d'exorciser ses failles (Aragon fut souvent des plus sévères avec lui-même), et ses rapports avec la terrible histoire du XXe siècle nous le rendent aujourd'hui plus proche, infiniment, que lors de sa dernière apparition télévisée sous son masque de "menteur vrai"...

    Daniel Bougnoux. Aragon, la confusion des genres.Gallimard, coll. L'un et l'autre, 202p.

    Aragon2.jpgLouis Aragon. Oeuvres romanesques V. La Pléiade, 1537p.

  • Cabinet de curiosités

     

    Grenouilles, araignées et lampisterie ferroviaire...

    Grenouille3.jpgOù peut-on voir, sans abuser de substances hallucinogènes, une grenouille chevaucher crânement un écureuil ? On ne le peut, à notre connaissance, qu’au musée du vieil Estavayer, installé dans la vénérable Maison du Dîme bâtie par Humbert de Savoie au XVe siècle. Véritable cabinet de curiosités que ce petit musée dont le joyeux défaut de rigueur scientifique, aux normes actuelles, est compensé par la variété prodigieuse des choses à y découvrir en moins d’une heure. A savoir plus précisément : une collection d’armes et une lampisterie des chemins de fer fédéraux, la reconstitution d’une cuisine du XVIIe siècle et le legs d’un amateur de toiles d’araignées mises sous verre ou intégrées dans une série de composition picturales abstraites. Au passage on remarquera tel casse-tête des îles de Samoa ou telle inscription, vestige de nos wagons de jadis : « Il n’est permis de fumer qu’avec le consentement de tous les voyageurs »…

    Grenouilles2.jpgCeci relevé, l’attraction principale du musée d’Estavayer-le-Lac est évidemment l’extraordinaire collection des grenouilles naturalisées du lieutenant François-Léodegard-Dominique Perrier (1813-1860), dont on sait peut de choses sinon qu’il servit dans les légions helvétiques du Saint-Siège et consacra sa retraite désarmée, de 1849 à sa mort, à la composition de saynètes (les joueurs de cartes, le banquet électoral, la ferme, la classe d’école, l’amoureux pris sur le fait, etc.) rassemblant 108 grenouilles aux attitudes anthropomorphes et aux expressions d’une saisissante justesse. Déposé entre 1925 et 1930 au musée par le collectionneur Louis Ellgass, ce merveilleux ensemble a été documenté par le poète érudit Frédéric Wandelère qui écrit justement : « Il y a là, en fait, un petit chef d’œuvre de naïveté minutieuse, d’art brut, dont le charme s’amplifie de détail en détail»…

    On comprend, dès lorsGrenouilles.jpg, que près de 20.000 visiteurs affluent chaque année au « musée des grenouilles d’Estavayer-le-Lac, ainsi que le précise son gardien à l’accueil des plus débonnaires…  

    Estavayer-le-Lac, lundi à dimanche, 10h.12h, 14h-17h. Fermé du 15 au 17 août. A 60km de Lausanne, par Yverdon-les-Bains.

     

  • Un Pierrot lunaire

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    Souvenir de Pierre Versins

    La première image qui me revient de Pierre Versins est aussi la dernière de nos relations personnelles suivies. Nous sommes quelques amis qui sortons d’un café lausannois, un soir de l’automne 1972 où nous avons passé la soirée à fêter la parution de L’Encyclopédie. Il y a là Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, l’éditeur de L’Age d’Homme assez visionnaire et assez fou pour avoir cautionné et mené à bien cette entreprise; il y a Richard Aeschlimann, le disciple de la première heure et le dessinateur des lettrines de l’ouvrage; il y a probablement d’autres gens que j’oublie, c’est le moment de se quitter, et c’est alors, je le reverrai toujours, qu’après une dernière poignée de mains Pierre Versins, son énorme somme sous le bras, s’éloigne tout seul dans la rue déserte, Pierrot lunaire en duffle-coat titubant un peu sous le poids du livre de sa vie ; et je me rappelle très précisément le regard échangé alors avec nos amis, comme si nous assistions à une scène relevant déjà de la Légende…

    Je crois avoir revu Pierre Versins une ou deux fois depuis lors, mais n’en suis même pas sûr. En tout cas, nous n’avons gardé aucun contact personnel. Je n’ai eu des nouvelles de lui, de loin en loin, que par tel ou tel ami commun, jusqu’à l’annonce de sa mort, qui m’a paru presque irréelle, comme chaque fois qu’il en va de gens perdus depuis longtemps de vue, tandis que la présence de Versins m’est presque palpable à chaque fois que je me replonge dans la lecture de L’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction , à l’aventure de laquelle j’eus la chance de participer en dernière ligne.
    C’est un peu fortuitement, du fait de ma disponibilité, que je fus en effet appelé, durant les trois derniers mois de course-composition que représenta la finition de l’ouvrage, à servir à Pierre Versins de secrétaire-lecteur-rédacteur. Je ne connaissais à peu près rien à la science fiction lorsque je me suis pointé le premier jour à Rovray, où il vivait alors dans une petite ferme retapée surplombant les vagues douces d’un paysage roulant vers le lac de Neuchâtel et le Jura bleuté. Tout de suite, néanmoins, je me sentis à l’aise dans cette espèce d’arche de livres campée en promontoire au-dessus des blés et des prés. J’arrivais tôt matin sur ma bécane, nous prenions le café, puis nous nous installions dans une longue salle haute tapissée de livres où Versins me dictait ses articles en marchant de long en large. Ses énoncés se donnaient en général d’une coulée, à partir de petites fiches soigneusement établies et classées dans un monumental fichier dont il sortait les documents nécessaires au moyen d’une longue aiguille. Il lui arrivait, aussi, de me confier un livre à lire et à résumer à sa place. Se fiant à mes goûts littéraires, il me chargea même de la rédaction de certains articles, comme celui que je commis sur l’un de mes dieux de l’époque, le génial contre-utopiste polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz.
    Bien entendu, le travail à l’ Enyclopédie était entrecoupé de nombreux intermèdes, avec ou sans café, durant lesquels je fis plus ample connaissance avec notre homme et son entourage - il y avait là une jeune femme lunatique et son enfant, ainsi qu’un chat tricolore aux humeurs vénusiennes.
    Pierre Versins se disait anarchiste, revendiquant la liberté d’esprit frondeuse de Pierre Larousse ou du pamphlétaire Paul-Louis Courrier. L’opposition aux pouvoirs établis, politiques ou religieux, lui semblait un devoir, comme il en allait de la libération des moeurs. Au quotidien, il incarnait cependant l’homme le plus épris d’ordre méthodique que j’aie jamais rencontré. L’organisation de sa bibliothèque et de ses collections était établie dans sa tête aussi strictement que dans les faits. Rien ne l’irritait plus que de ne pas trouver sa gomme à la place qui lui était dévolue, et, à certaine heure pile de l’après-midi, le voici qui se levait comme un petit automate de carillon pour se rendre à la poste voisine, laquelle ouvrait sept minutes plus tard et dont il revenait avec son courrier et les nouveaux jeux d’épreuves à corriger aussitôt.
    Lorsqu’il fit très chaud cet été-là, après avoir tombé la chemise, Pierre Versins me demanda la permission de travailler tout nu, ce qu’il répéta quelques jours. Je n’avais rien alors, pour ma part, contre le nudisme, que j’avais pratiqué dans ma période hippie sur une île plus très vierge, pourtant je déclinai poliment lorsqu’il me proposa de l’imiter. J’avais vingt-cinq ans et le besoin de s’affranchir des conventions me semblait, déjà, une sorte de lieu commun. Surtout, la dactylographie à cul nu me semblait malcommode.
    Au demeurant je sentais, derrière ce personnage d’un Versins en rupture ostensible de conformité, un homme dont la passion pour l’utopie et la conjecture rationnelle, selon son expression sourcilleuse (pas question en effet de dévier dans le fantastique ou la magie sylvestre), venait de bien plus profond, comme pour faire pièce au chaos du monde qui avait failli l’engloutir.
    Je n’ai pas connu Pierre Versins bien longtemps, mais je crois avoir compris son besoin d’ordre et de raison, de femme et de maison, un jour que, le bras découvert sur son tatouage-matricule de déporté, il m’expliqua qu’il devait probablement son salut à son vrai nom de Chamson, qui en faisait d'ailleurs un proche parent du romancier André Chamson. Au camp de concentration où il avait abouti, seuls les individus dont les noms commençaient par les premières lettres de l’alphabet échappèrent, de fait, à l’empoisonnement général qui frappa tous les viennent-ensuite. Son nom eût-il commencé par la lettre V que l’infection l’eût tué lui aussi. Peut-on croire à quelque ordre ou à quelque justice après cela ? Et qui pourrait arguer que ce fut pur hasard si le miraculé Chamson-Versins, revenu des enfers nazis, en vint à nourrir une passion pour les autres mondes, les utopies réparatrices ou l’ « homme-qui-peut-tout », dans un sanatorium suisse propre en ordre ?
    On n’a plus tout à fait conscience, aujourd’hui, sauf parmi ceux qui ont connu Pierre Versins à cette époque ou ont pratiqué et continuent d’explorer L’ Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, de la valeur absolument unique de ce livre. Sans doute n’est-il pas sans défauts, ne serait-ce que par l’absence persistante de tout index, et probablement date-t-il aux yeux des amateurs actuels de science fiction. Récemment encore, en le consultant à propos de Philip K. Dick, j’ai été surpris, et même déçu, de trouver un article si peu consistant à propos d’un auteur de cette envergure, et les griefs pourraient s’accumuler contre les choix, les préférences ou les partis pris de Versins. Mais inversement, c’est aussi par ses choix, ses préférences et ses partis pris que cet ouvrage reste unique et irremplaçable. Plus encore, c’est par ce qui tisse la culture particulière de Versins, mélange d’érudition classique et populaire, de monomanie bibliophilique et de curiosités tous azimuts que cet ouvrage demeure un monument absolument singulier. Enfin, et pour rendre hommage à l’écrivain - car Pierre Versins fut écrivain dans ce livre bien plus, à mes yeux, que dans aucun autre de ses écrits publiés -, je dirai que c’est par son ton que se distingue cette somme critique et polémique, qui est à la fois un prodigieux labyrinthe d’idées et d’histoires.
    A l’instant je revois le petit homme, ce soir-là, disparaissant au coin de la rue avec, sous le bras, ce qui fut et reste le livre de sa vie. Je me repasse cette image avec un serrement de coeur mêlé de reconnaissance, en essayant de me représenter, en deça des riches heures de Rovray, le chemin de cet homme revenu du bout de la nuit comme un enfant perdu…

    Post scriptum

    Pour mémoire, je me dois de rappeler que Pierre Versins est l’auteur de la nouvelle la plus courte de l’histoire de la littérature universelle. En voici la citation complète :
    « Il venait de Céphée. Il s’appelait Dupond ».

  • Ceux qui (ne) manquent (pas) d'humour

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    Celui qui reprend confiance en la vie avec un grand V (comme Voiture ou Viandox) en apprenant à la télé de sa cellule de prison que Madame Lepilon domiciliée à Vesoul a gagné le super frigo à quatre portes modèle Cathédrale /Celle qui n’a pas trouvé très américain le crachat lancé à la face de la statue de bois et l’effondrement de celle-ci quand le Président des Etats-Unis se sentant coupable a voulu éponger sa salive au front de Notre Seigneur ainsi que le relate le 32e épisode de la série House of Cards / Ceux que rien ne déride mieux que la lecture de Derrida dans les chantiers de déconstruction sécurisés selon les normes / Celui qui levant les yeux voit un piano lui tomber dessus et le tabouret et la tasse de macchiato et George Clooney pour encaisser le chèque de la pub / Celle qui n’a pas de raison de trouver la vie d’un comique achevé au point que ça l’achève en effet / Ceux qui sont sensibles à l’aspect farce de leur incarcération dans la même cellule que le maniaque à la serpe Chicken Junior et l’incendiaire des mosquées Ali Ben Harram / Celui dont le rire sonne aussi faux que le sourire / Celle qui a appelé son chat Bandit pour lui laisser au moins une chance / Ceux qui prétendent que les chats de la prison de Falconer ont des âmes de greffiers / Celui qui sait d’expérience que la conscience d’un mangeur d’opium anticipe sa libération intérieure mais va donc trouver du pavot sous le pavé d’Alcatraz / Celle qui finira sa vie à l’ombre si Johnny n’ouvre pas les portes du pénitencier / Ceux qui font une distinction nette entre l’humour du désespoir et le comique de l’espérance / Celui qui sait (à l’école on apprend quand même deux ou trois trucs, faut pas charrier) que les insectes et les mollusques ont en eux la prescience de la Blessure possible / Celle qui a toujours été à l’écoute des caporaux sourds de la Grande Muette / Ceux qui rappellent à ses habitants solvables que la « Maison de l’Être » a des fenêtres dont il faut « faire les vitres » quand on n’y voit plus clair, etc.

    Image: Philip Seelen.

  • Mémoire vive (89)

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    Jean Dubuffet: "La notion de culture, telle qu'elle est conçue aujourd'hui, essentiellement publicitaire, se trouve naturellement portée à affectionner les oeuvres les plus lourdement simplificatrices pour ce qu'elles se prêtent mieux aux mécanismes de la publicité, puis à transporter peu à peu le principe de valeur des oeuvres à leur valeur publicitaire".

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    Les séries télévisées telles que House of cards ou Abbey Downton relèvent plus, me semble-t-il, du grand artisanat que de l’art. Ou alors d’une sorte d’art collectif tel qu’il s’en produisait dans les ateliers des siècles passés, sans signature unique. Ceci noté, le travail que suppose la fabrication d’une série comme Abbey Downton mérite autant de considération, sinon bien plus, que le bâclage de tant de romans contemporains.

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    Unknown-1.jpegLe problème de la critique littéraire de type universitaire, et notamment en Suisse romande, c’est qu’elle est le fait de types, ou de typesses, qui n’ont rien vécu, ou qui ne laissent rien filtrer de ce qu’ils ont (un peu) vécu dans leur approche et leur interprétation des textes.

    Or ces gens-là, corsetés dans leurs préjugés moraux ou scientistes, tout ficelés dans leurs bretelles théoriques ou leurs jarretelles pratiques, prétendent non seulement sonder le tréfonds du sous-texte et détailler ses moindres composants génétiques (le problème essentiel de la couleur de l’encre et de la marque du laptop), au détriment croissant du contenu patent ou latent du texte, sans parler de l’éventuellevisée de l’auteur, mais montrer, subventions à l’appui (dans l’accumulation capitale desquelles il excellent en tant que chercheurs), qu’ils en savent infiniment plus que l’autrice Une telle ou l’auteur Untel.

    Rabelais les avait joliment épinglés du temps des sorbonnicoles et autres sorbonnagres, et Molière a renchéri contre les savantasses de son siècle, mais on s’étonne que la saine moquerie se fasse sirare en nos temps de prétendue liberté d’esprit et de prétendue dérision d’un peu tout. Hélas, où sont les jeunes insolents qui renoueraient, même en Suisseromande, avec la verve irrespectueuse des sieurs Burnier et Rambaud dans leur mémorable Roland Barthes sans peine ou dans La Farce des choses ?

    Or le constat devrait stimuler le désir de pallier ce manque, dans la foulée d’autres entrepreneurs de démolition, de Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs, à Karl Kraus en son effort de dénazification avant la lettre de la langue allemande. On cherche satiristes et pasticheurs ! Les offres sont à envoyer au Centre de Rumination sur les Langueurs Romandes à droite quand vous sortez de l’autoroute

    Ce qu’attendant nous nous résignons à prendre connaissance, bientôt, du nouvel essai de décryptage socio-linguistique des sieurs Maggetti et Meizoz, qui planchent ces jours sur un inédit rare des Mémoires de Jacques Mercanton évoquant sa dernière virée dans les bars de go-go boys de Pattaya, à la veille de ses 80 ans…

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    pic061205-cheever100.jpgIl y a une espèce de douce folie dans les nouvelles de John Cheever, qui me convient à merveille car c’est ainsi, aussi, que je ressens la vie, toujours extravagante sur les bords et tirant de là son irrésistible comique. On voit cela, mieux que dans ses récits des années 30-40, marqués par un réalisme social plus âpre, dans les nouvelles de la maturité, et notamment dans le recueil du Déjeuner e famille, telles Clancy dans la tour de Babel et La chasteté de Clarissa. De fait, le personnage de Clancy est véritablement une figure du comique universel, qu’on pourrait dire l’ahuri révélateur ou le confondant imbécile.

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    Il y a du Chinois chez le jeune Américain Christopher, protagoniste défunt du cinquième chapitre de mon roman, et de la figure christique aussi, du côté d’Aliocha Karamazov. Le personnage sait qu’il est promis à mourir jeune, il en tire une tristesse particulière – tristesse pour la vie plus que pour lui, mais aucun ressentiment. Pour l’essentiel, c’est cependant une présence radieuse.

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    Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais et avec autant de constant étonnement que de plaisir : voilà ce que je peux dire de la progression de mon roman, que se partagent la rigueur de la pensée et la fantaisie inattendue. Ainsi du développement d’aujourd’hui sur la notion de ricanement, qui me semble importante, me venant à la fois de mon observation en certain lieu (plus précisément à la rédaction, avec ce cher B. figurant le ricanant perpétuel) et du souvenir du Docteur Faustus de Thomas Mann, pour lequel le ricanement est le signe du démon.

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    despres_BIG.jpgAchevé ce matin la lecture de La petite galère de Sacha Desprès. Vraiment très bien, et qui me surprend d’autant plus que le thème des banlieues fait aujourd’hui alterner, presque automatiquement, colères feintes et trémolos convenus. Or il y a là quelque chose de vécu du dedans, et j’y reconnais du vrai en dépit du regard parfois étroit de la vision modulée, donnant par exemple à penser que tous les mecs sont des salauds.

    On ne fera jamais de très bons romans avec de tels préjugés, mais le plus salaud des mecs en question, type de pervers narcissique aggravé, est un début de bon personnage de roman. Sacha Desprès ne dore pas la pilule, et c’est déjà bien – elle me semble partager l’honnêteté teigneuse d’autres jeunes écrivains qui m’intéressent, à commencer par Quentin Mouron et Antoine Jaquier -, et je trouve son roman, certes moins ample et clinquant que le Vernon Subtex de Virginie Despentes, plus intéressant que celui-ci par le détail de l’observation (on a vite fait le tour du trou à rats branché du dernier protagoniste chômeur-loser de Despentes) et surtout plus étoffé du point de vue affectif, bien plus engagé et révélateur de gouffres dans sa façon de sonder la détresse ordinaire.

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    Unknown-3.jpegJ’ai repris ce soir les lettres de Simon Leys à Pierre Boncenne, qui sont aussi constamment pertinentes que tout ce qui a été publié par ce très grand Monsieur. Qu’il parle des livres qu’il est en train de lire ou des idées de Jean-François Revel, pour lequel il a beaucoup d’admiration, de Simone Weil (et de Gustave Thibon à propos de celle-ci) ou de navigation en mer (avec sesfils), du dernier recueil de nouvelles d’Alice Munro dont il relève la profondeempathie à la Tchékhov - mais un fonds de tristesse qui le gêne -,  des bateleurs de l’intelligentsia parisienne (il ne manque pas une occasion de brocarder joyeusement l’inénarrable BHL) ou, par effet de contraste, du courage intellectuel d’un Orwell et de divers contempteurs de la Révolution culturelle chinoise, dont il aura été le précurseur et le plus vaillant adversaire dans le domaine francophone, Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, me semble toujours sensé, naturel , jamais pédant, joyeusement lui-même.

    Ce dimanche 21 juin. –  À la veille du 67eanniversaire de Lady L., nous avons passé, ce dimanche, une bien bonne journée familiale en compagnie de nos filles et de leurs lascars. Pas une fausse note. Au lieu du repas gastro que nous envisagions, nous nous sommes « contentés » d’une table simple mais riche, arrosée de bons vins. Et que demander de plus ?

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    Simon Leys, à propos du génocide cambodgien: "Après son dernier voyage, Gulliver ne supporte plus l'odeur humaine, et pour pouvoir respirer, va se réfugier dans l'écurie auprès des chevaux" 

     

    76096850.jpgCe lundi 22 juin. –  Pendant que L.était en ville avec des amis, j’ai regardé tout à l’heure Les Amours imaginaires de Xavier Dolan, évoquant les relations triangulaires, à la fois explicites, dans leur mimétisme, et pas moins épineuses, nouées entre une paire d’amis des deux sexes et un très beau jeune blond, genre Adonis, mais stupide à l’évidence.

    La fascination, purement physique, exercée par le blond sur la jeune femme, plutôt du genre intello, et son ami, visiblement homo, m’a rappelé notre jeunesse et ses errances sensuelles ou affectives, notamment « autour » de l’Apollon qu’incarnait alors P. C. dont tout le monde, filles et garçons, tombait plus ou moins amoureux, jusqu’au jour où, après moult épisodes au cours desquels sa nature profonde de gigolo a pu se donner libre cours, il s’est caché sous une barbe et s’est lancé dans le commerce ethno.

    À part l’intérêt de cette thématique, le film m’a impressionné par l’originalité de son écriture, son lyrisme et ses étonnantes ellipses formelles ou narratives.

    Xavier Dolan est vraiment un auteur, probablement de l’étoffe des grands. C’est un peintre de cinéma dont les plans se distribuent de façon très musicale, avec un constant jeu de contrepoint, et c’est également un acteur d’une sensibilité extrême, comme je l’avais déjà remarqué dans Tom à la ferme et J’ai tué ma mère.

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    Simon Leys en 2004 : « Si le président Bush est réélu en novembre, je me demande si on ne devrait pas commencer à étudier sérieusement les possibilités d’émigrer sur une autre planète ».

    À La Désirade, ce jeudi 25 juin. – J’ai décidé aujourd’hui, cracra, de passer la semaine prochaine à Amsterdam, où j’écrirai le chapitre de La Vie des gens consacré à Christopher, intitulé L’ami secret. Ce sera l’occasion de voir quelques maîtres anciens et de me balader entre jardins et cafés bruns. J’y ai commis l’un de mes premiers reportages, en 1970, à l’époque des provos et des fumigations de cannabis au Paradiso ; nous y sommes revenus par deux fois avec Lady L., la première avec nos filles et la seconde en pèlerinage de mémoire sur les traces de la mère de ma bonne amie; et cette fois je penserai à la jeunesse de Théo, mon peintre de La vie des gens, qui aurait pu y rencontrer Hugo Claus ou Pieter Defesche, et à Christopher qui y a retrouvé Jonas - tout cela sous le signe de la rêverie possiblement féconde…

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    J’arrive au bout du quatrième chapitre de La Vie des gens, au tournant de la page120, comme je l’avais prévu. Le cinquième chapitre, que je rédigerai  entièrement à Amsterdam, sera tout entier consacré à Christopher, dans une tonalité très douce et très limpide, le protagoniste ayant quelque chose d’une être angélique, à la fois très intense de présence, et plus exactement d’un révélateur. Je voudrais me garder de l’idéaliser mais en faire, sans donner dans la suavité non plus, l’incarnation de la douceur. Christopher est mort en 2002, à la veille de sa vingtième année. On ne sait pas de quoi il est mort mais on ne tarde à sentir, puis à savoir, qu’il n’était pas fait pour vivre.

    À La Désirade, ce samedi 27 juin. - Hier soir avec le sémillant S***, de passage à Lausanne, pour une soirée amicale où nous avons beaucoup parlé, d’abord de la fameuse Histoire de la littérature en Suisse romande, qu’il a justement critiquée dans une chronique récente du Temps, puis d’un peu tout, et pas mal ri dans la foulée.

    C’est un joyeux compère très cultivé et même érudit en certains domaines inattendus (le vaudeville français et l’opérette, notamment),qui pratique l’anglais (comme je lui parle de Jane Austen , il m’apprend qu’il a consacré à celle-ci un travail de diplôme universitaire) aussi bien que l’espagnol et le catalan (il est établi à Sitges où il s’est trouvé un logis dont les voisins tolèrent ses vocalises de baryton lyrique) et je lui trouve la classe de ceux qui se sont faits seuls non sans probables galères variées. 

    Ce que j’aime bien, aussi, malgré nos accointances familières, c’est que nous maintenons entre nous une certaine distance, et nous voussoyant, conformément à ce que René Girard appelle la médiation externe, gage de relation ouverte aux passions partagées, par opposition à la médiation interne fauteuse de mimétisme plus ou moins pesant.

    Avant de le rejoindre sur la terrasse de L’Evêché,  un tour dans la Cité et jusqu’aux Escaliers du Marché m’a plutôt déprimé, tant mon cher Vieux Quartier est devenu lisse et policé, pour ne pas dire mortifère avec, pour symbole de cette désolation : une boutique d’onglerie à la place de l’ancienne librairie anar de Claude Frochaux; et partout, absolument à chaque porte, lemême digicode d’entrée…

    En descendant en ville, j’ai pris en outre connaissance,par la radio de la voiture, du carnage qui s’est déroulé sur la plage d’un hôtel de Sousse, où un djihadiste a mitraillé une trentaine de touristes, avant de se faire descendre. Le matin même, un salafiste avait décapité un chef d’entreprise dans la région de Lyon, et la journée aura été marquée, aussi, par l’attentat-suicide d’un djihadiste dans une mosquée chiite du Koweit. Mais que dire de « tout ça » ?

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    En suivant l’actualité de Grèce, d’Espagne, de Tunisie et de tous les lieux dont « on parle » ces jours, je ne cesse de penser à « tout le reste », à ceux dont on ne parle pas, à tous ceux qui vivent « trop bien » ou qui « en bavent », puis je me dis que « penser » à tout ça n’a aucun sens sans passer par le détail que se partagent « le Diable » et « Le Bon Dieu »…

    De fait, de ces événements dont « tout le monde parle », on ne sait trop que dire. Que puis-je dire du Califat par exemple ? Pierre a-t-il raison d’incriminer surtout la faute des Ricains, qui auraient suscité les réactions en chaîne du terrorisme islamiste pour mieux maintenir leur hégémonie ? Ou Paul voit-il plus clair en pointant l’instrumentalisation, par les puissances fondées sur l’exploitation parasitaire du pétrole, des masses fanatisées à quoi l’on réduit abusivement l’Oumma ? Qu’est-ce au juste qu’un islamiste ? Et qu’est-ce qu’une démocratie qui   s’accommode des pires dictatures au seul motif qu’elles lui profitent ? Et que dire de l’Afrique ? Et le maire musulman de Rotterdam, Ahmed Aboutaleb, qui a conseillé aux djihadistes de « foutre le camp » après les attentats de janvierdernier, a-t-il lu Soumission ?

    Dans l’immédiat, je me dis que je vais relire, avec les artères et les neurones de mon âge, L’Homme apparaît au quaternaire de Max Frisch…

     

    10620533_10205549268517930_4735917869854262153_n.jpgGeneva Airport, Ce 30 juin. - Ma bonne amie vient de me rappeler, au téléphone, que nous fêtons aujourd’hui les 33 ans de notre mariage. Je le note en attendant, assis en face d’un jeune Syrien, à l’aire de départ A2 del’aéroport de Genève, l’avion pour Amsterdam où je vais passer quatre jours que je dirai de repérages pour mon roman.

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    51a514e790b652016db443ae14a19d63.jpgArrivé à Amsterdam, j’ai pris mes quartiers sous les toits de l’hôtel The Poet, dans une chambre vraiment exiguë du quatrième étage, avec une espèce de caisse rustique en guise de table. Cela devient un peu la règle des réservations par Internet que d’obtenir les chambres les plus moches à prix réduit. Mais enfin,comme l’endroit a quand même quelque chose de gentiment bohème, avec son imposte donnant sur les toits, et que je me trouve ici à cent mètres du Rijks, à trois cent mètres du Stedelijk et à un kilomètre du Vondelpark, je n’ai pas pensé, pas plus qu’à Venise en novembre dernier, à réclamer une autre chambre avec de vraies fenêtres et une vraie table, mais j’y songerai la prochaine fois à Cracovie.

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    Il m’est arrivé ce soir ce que je m’étais juré d’éviter : à savoir égarer ou me laisser voler ma tablette i-Pad, et voilà : il a suffi de cinq minutes d’inattention pour que, m’étant arrêté sur un banc afin de me repasser le dernières images que je venais de capter, je laisse l’objet sur ce banc après avoir remis de l’ordre dans ma sacoche ; et voici que j’ai dû me lever, marcher cent mètres et m’apercevoir soudain de mon étourderie, mais au retour : plus rien. Et moi qui me pose en chantre de l’Attention…

    Surtout, je regrette d’avoir perdu les nombreuses images que j’ai captées au Vondelpark, merveilleusement animé en cette fin d’après-midi estivale. Mais bon, voilà : ça m’apprendra.

    Matisse18.JPGAmsterdam,ce 2 juillet.- On ne s'y attendait pas, mais alors vraiment pas. On était là pour autre chose, et rien que pour ça. On était en train d'écrire quelque chose qui avait à voir avec cette ville et sesgens, donc on s'en imprégnait du matin au soir, le long des canaux et par les ruelles; on était ailleurs tout en étant bien là, on était tout à sa rêverie et les mots du roman venaient tout seuls, on avait passé deux heures avec un ami sans être sûr de cela qu'il ne fût pas un personnage de papier comme les autres, et les pages se tournaient, les séquences nouvelles s'ajoutaient aux précédentes sans qu'on eût le sentiment d'y être pour quelque chose tant la rêverie était dense, quand celle-ci soudain, loin de s'interrompre pour autant, changea de nature et de texture, la musique intérieure devenant couleur pure et joie partagée, comme fléchée par l'annonce: OASIS DE MATISSE.

    Cela ne se passe pas n'importe où, dans la fantasmagorie d'un rêveur éveillé, mais ici, de telle à telle date, au musée d'art contemporain Stedelijk, tout à côté de Van Gogh et de Van Rijn. Or, comme on ne s'y attendait pas on a été saisi, ravi, non pas distrait mais enlevé d'un souffle frais à la touffeur caniculaire et rendu à la plénitude de ce cantique visuel, bonheur terrestre et sensuel, bonheur céleste et intemporel de la couleur et de la ligne de Matisse.

    Matisse l'écrit de sa main: La fraîcheur de l'instinct. Matisse l'écrit d'une main sûre et légère à lafois: "Si je crois en Dieu ? Oui, quand je travaille. Quand je suis soumis et modeste, je me sens tellement aidé par quelqu'un qui me fait faire des choses qui me surprennent. Pourtant je ne me sens envers lui aucune reconnaissance car c'est comme si je me trouvais devant un prestidigitateur. »

    Enfin l'oasis est partout: prestidigitateur lui aussi, mais la magie de Matisse est la moins spécieuse quisoit car c'est une joie et un simple bonheur.

     

    invasions-barbares-2003-08-g.jpgAmsterdam,ce 3 juillet.- Il y a des jours où le poids du monde se trouve conjuré par le chant du monde, et c’est ce que je me dis ce soir après avoir accompagné, avec son fils et ses amis, un amoureux de la vie jusqu’au seuil de la mort, là-bas au bord d’un lac, quelque part au Québec, je ne sais pas en quelle année, et c’est comme ça qu’un matin de mars 1983 nous aurons accompagné notre père, présent autour de lui de l’aube à la nuit où il nous quitta.

    Il a fait bien lourd, aujourd’hui, sur Amsterdam, et j’avais commencé la journée au milieu de ceux qui nous aidé à supporter le poids du monde en se faisant sourciers de beauté. J’étais au Rijksmuseum au milieu des vivants n’en finissant pas de s’émerveiller de ce que n’en finissent pas de nous dire les défunts enlumineurs de la vie, des pénombres dorées de Rembrandt aux douceurs indicibles des ciels de Vermeer ou de Ruysdael, et malgré tout le poids de la culture je me sentais léger, et plus léger encore lorsque, dans une salle voûtée, un peu en retrait, dédiée aux visiteurs cherchant un peu de silence et de tranquillité, je tombai sur ces centaines de petits dessins ou de coloriages affichés, comme une mosaïque en triptyque, tous réalisés par des enfants et des ados d’un peu partout et s’inspirant tous des peintures des maîtres anciens. Merveille !

    20150703_123936.jpg

    Et merveille aussi, que le film de Denys Arcand intitulé Les invasions barbares, chant d’amour et d’amitié marquant lesretrouvailles tardives et d’abord rudes, puis en crescendo de tendresse, d’un père en fin de vie et de son fils rassemblant, autour du vieux jouisseur mal embouché, ses maîtresses et ses amis dont la tribu évoque toute une génération, ses révoltes et ses illusions, son culte parfois imbécile des« ismes » et ce qui reste plus important que tout ça : le chant du monde par delà le poids du monde…

     

    °°°

    Paul Valéry. « Le premier mouvement des uns est de consulter les livres ;le premier mouvement des autres est de regarder les choses ».

     

    SloterdijkPV.jpgÀ La Désirade, ce mardi 7 juillet. –Fraîcheur matinale bienvenue. Je renoue avec une pensée active à la reprise de Tu dois changer ta vie, de Peter Sloterdijk, à propos de « la religion » et de l’immense malentendu qu’elle représente aujourd’hui.

    Mais de quoi s’agit-il au juste ?  Que représente exactement la réalité englobée par le concept de religion ? Qu’est-ce exactement que « la religion » et qu’est-ce exactement que « la foi » ? Quel sens cela a-t-il eu dans ma vie et qu’en est-il aujourd’hui, en dehors d’une réflexion constante sur les thèmes relevant de la« spiritualité » ? Pourquoi ai-je, à portée de main, toute unebibliothèque consacrée à « la religion », à cette « personne » fictive qu’on appelle « Dieu », à la personne probablement historique prénommée Yéshouah, et représentée, sous le nom du Christ des douleurs ou du Pantocrator, sous toute formes picturales ou sculpturales, en gisant, en crucifié, distribuant des renoncules ou des dragées aux enfants ? À quoi « tout cela » rime-t-il nom de Dieu ?

    Dans La folie de Dieu, Sloterdijk a déjà déblayé le terrain dans son état actuel, sur fond de mouvements de masse et de « retours » divers au religieux. Dans Tu dois changer ta vie, il reprend la question à la racine en émettant un premier doute sur l’existence même de « la religion » en tant que telle, qui ne fait question « scientifique » que depuis lemilieu du XIXe siècle. 

    Et de renvoyer aussi aux dernières pages d’Ecce Homo, de Nietzsche, qu’il estime le tréfonds d’un puits d’où pourrait rejaillir une eau vive – mais tous les termes de « religion », de « spiritualité », de « foi » et consorts seraient à reconsidérer, voire à renommer dans une « langue alternative ».

    Pour ma part, c’est sous l’angle du roman, au sens large où notre vie participe d’une fiction en train de se développer, que j’aimerais y revenir. Roman familial d’abord. Roman de formation ensuite. Roman d’éducation sentimentale. Roman d’idées. Roman de l’expérience complexe, modulée par des personnages, comme je l’ai fait dans Le viol de l’ange e comme j’y reviens avec La vie des gens.

    Question roman familial, qu’en était-il de « la religion » pour mes parents nés, respectivement, protestant (mon père vomissait par ailleurs les fastes du Vatican) et catholique (notre mère) de la mouvance des vieux-catholiques, récusant le dogme de l’infaillibilité papale ?

    Christ8.jpgD’où ma grand-mère paternelle, très prude, tenait-elle son puritanisme de Vaudoise, née Vuillemin, et son recours sentencieux aux « paroles » bibliques, tirées surtout de l’Ancien Testament, style vanité des vanités ? Et que signifiait concrètement le ralliement de mon grand-père maternel à la secte adventiste ? Pourquoi telle de mes nièces, qui ne va jamais au culte, a-t-elle décidé avec son jules de se marier à l’église, répétant à trois reprises son entrée avec son père sur le thème de la Marche Nuptiale ? Est-il toujours important de se rendre « au culte » ou « à la messe » pour des foyers suisses décidés aujourd’hui d’ aller de l’avant  ?

    Autant de questions que je voudrais relancer en romancier, en multipliant les épisodes illustrant une réalité des plus variées, représentant autant de possibles stories

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    Jean Dubuffet : « L’homme de culture est aussi éloigné de l’artiste que l’historien l’est de l’homme d’action ».

     

    À La Désirade, ce mercredi 8 juillet. - C’était la fin de la journée sur une petite place d’Amsterdam, il y a exactement une semaine. Quelques heures auparavant, j’avais pris mes quartiers dans une soupente plus ou moins bohème de l’hôtel The Poet, à cent mètres derrière les jardins du Rijkksmuseum, puis j’avais fait une longue balade le long des canaux, du côté de Rembrandtsplein, retrouvant immédiatement le réflexed’attention vive du piéton en cette ville où, à tout moment un ou douze ou centdouze cyclistes risquent surgissent on ne sait d’où en zigzaguant, avant de revenir au Vondelpark dans lequel s’était réunie la plus joyeusement indolentedes foules estivales, mille enfants et milles amoureux, musiciens et flâneurs,un vrai bonheur du soir dont j’avais capté quantité d’images au moyen de matablette magique i-Pad Mac le Nomade.

    Or, la nuit venant, je m’étais retrouvé dans un autre quartier, cherchant une terrasse où lire et écrire en abreuvant mon frère l’âne par la même occasion ; et je continuais de me recommander la plus vive attention à l’égard du vélocipédiste à tout coup inattendu, non sans me rappeler aussi, in petto de faire gaffe à mes affaires,entièrement contenues dans une sacoche utilitaire, tablette comprise. 

    Unknown.jpegMais voici qu’à un moment donné me reposant sur un banc circulaire, l’envie me prit de revoir mes images de la journée, toutes captées par Mac le Nomade contenant,en outre, la copie des 120 premières pages d’un roman en chantier que je venais précisément continuer en ces lieux à cause d’un de ses personnages, sans compter les milliers de pages de mes carnets, une douzaine de livres enregistrés et j’en passe.

     

    Bref,une voix ne cessait de me répéter depuis le début de ma balade : gaffe à Mac le Nomade. Et voilà que je dépose l’objet sur le banc, me lève pour lire jene sais quoi sur une affiche, avise les terrasses éclairées de l’autre côté de la rue, manque de me faire écraser par trois cyclistes, reviens un peu hagard au banc récupérer ma sacoche, et là se commet peut-être l’Acte Manqué fameux, bref je reprends ma sacoche en laissant l’objet-que-je-ne-dois-surtout-pas-oublier sur le banc, etc.

    Je fais ensuite cent mètres dans une direction, et quelque chose me tarabuste le subconscient, puis je traverse la route et fais cent mètres en retour, et tout à coup j’ouvre ma sacoche, j’en fouille les poches, et ce que je constate m’hérisse soudain le poil.

    Donc je reviens au banc où je me rappelle que je me suis arrêté, sans y retrouver évidemment l’objet. Je refais cent mètres d’un côté, puis de l’autre, je tourne en rond, j’enquête auprès des serveuses et serveurs des terrasses d’en face, mais rien de rien : l’objet n’y est pas plus que là-bas. Alors, parano, j’imagine qu’un cycliste,peut-être mortifié de ne m’avoir pas renversé, l’aura repéré et s’en sera vite emparé. Sait-on jamais avec les cyclistes d’Amsterdam ?   

    Puis je reviens à la raison : le même jour ont eu lieu mille événements terribles de par le monde, et la perte d’un objet, même précieux pour moi, ne va pas me désespérer. Du moins suis-je vexé. Et je me dis, alors, tout simplement :le con.

     C’était il y a une semaine. Le travail que j’avais prévu d’avancer dans ma soupente de l’hôtel The Poet n’a aucunement pâti de la perte dema tablette, se poursuivant sur mon vieux PC, mais j’avais mis une croix sur l’espoir de retrouver celle-là, non sans revenir trois fois à l’Office des objets trouvés, où l’on m’en fit voir d’autres. Ainsi donc, il y avait encore des brave gens de par les rues d’Amsterdam, qui recueillaient les tablettes égarées. Mais retrouver Mac le Nomade ?

    1780757_466473153475483_1997072136_n.jpgEt voilà qu’une semaine après, un appel d’Amsterdam m’annonce la bonne nouvelle par la voix d’une jeune femme, au prénom d’Aimée, qui nous apprend (Lady L. m’a relayé pour la communication détaillée en anglais) qu’elle a découvert Mac le Nomade abandonné sur ce banc-là, tout à côté de son logis, et qu’il lui a fait la même impression qu’un petit chien abandonné. Ainsi l'a-t-elle recueilli...

    Chère Aimée sensible au sort des petits chiens ! Et quel bonheur d’apprendre, dans la foulée, que c’est cette Aimée cosmopolite, cheffe d’entreprise et spécialiste de la méditation et du yoga, très attentive ( !) à la bonne maintenance physique et psychique de sa prochaine et de son prochain, qui aura restauré ma confiance parfois défaillante en l’humanité.

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    Paul Valéry :« Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser ».

  • Poésie du chaos

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    À propos de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, de Martin Amis.

     

    Les romans traitant sérieusement de l'état du monde contemporain sont assez rares, même très rares dans le domaine francophone. C'est en tout cas, par contraste frappant, ce qu'on se dit à la lecture de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, de Martin Amis, dont le formidable aperçu de la société anglaise (mais il faudrait dire plutôt: occidentale) relève à la fois de la tradition satirique - de Swift à Evelyn Waugh, en passant par La foire aux vanités de Thackeray- et de l'étude de moeurs, mais aussi du roman d'amour lesté d'une réflexion sur ce qu'on pourrait dire la bonne vie.  À ces composantes s'ajoute, dans ce roman comptant sûrement au nombre des meilleurs de l'auteur, la qualité particulière d'une construction aux remarquables ellipses et d'une écriture extrêmement sensible et vibrante, musicale et dissonante, oscillant entre la réfraction mimétique du langage actuel le plus vulgaire et un récit aux dérives parodiques ou poétiques irrésistibles. Tant pour ce qui concerne les particularismes de la vie en Angleterre, que pour ce qui touche aux finesses et nuances de la langue, le lecteur francophone ne percevra pas, sans doute, la saveur intégrale de ce roman, mais ladite saveur surclasse déjà tout ce qui se fait à l'heure qu'il est, ou peu s'en faut, quitte à avaler le premier morceau de ce régal de travers...

     

    Amis08.jpgLe départ du roman est en effet "inapproprié" à souhait, puisqu'il démarre sur un inceste caractérisé, relevant bonnement du viol pédophile. La victime de celui-ci, à vrai dire consentante, et un ado de quinze ans prénommé Desmond, métis très intelligent et se sentant un peu coupable d'avoir cédé aux avances de sa grand-mère Grace ("vieille" de 39 ans et qui a enfanté sept fois depuis ses douze ans, notamment de quatre garçons aux prénoms empruntés aux Beatles) alors que celle-ci en redemande bientôt auprès d'un autre kid plus à la coule.

    S'il se confie au Courrier du coeur du journal local, Desmond redoute plus que tout que son oncle Lionel - délinquant dans la vingtaine au lourd passé criminel mais extrêmement chatouilleux en ce qui concerne les moeurs de sa mère -, n'apprenne son secret.

    Amis07.jpgEntre deux séjours du premier en prison, Oncle et neveu partagent le même logis au 33e étage d'une tour de la "mégapole mondiale" Diston, où l'espérance de vie moyenne est estimée à une cinquantaine d'années. Si la "faute" de Desmond reste ignorée de l'oncle terrible aux féroces pitbulls, sa fureur moralisante se déchaînera sur l'autre garçon que sa mère a séduit sans que nul ne sache dans quelles circonstances précises, sûrement atroces, il le fait disparaître - c'est le "trou noir" du roman.

     

    Celui-ci rebondit cependant, après le drame, lorsque Lionel Asbo (dont l'acronyme signifie Anti-Social Behaviour Orders), emprisonné avec sa smala après un mariage achevé dans un déchaînement de violence familiale inouï qui a mis à mal le mobilier d'un palace, apprend qu'il a fait un gain monstrueux au loto et que la grande vie des milliardaires s'ouvre à lui malgré son mépris du jeu en question - c'est d'ailleurs Desmond qui a rempli son ticket.

    À partir de là le roman devient celui de tous les possibles, ou plus exactement de toutes les surprises. D'abord parce que Lionel Asbo, devenu richissime, reste aussi radin que naturellement violent et rétif à toute forme de civilisation - il a toujours refusé d'apprendre -, non sans composer un personnage de nouveau riche aux multiples facettes. Ensuite du fait que Desmond, le neveu dont Lionel a malgré tout été le substitut paternel, évolue très remarquablement pour sa part, jusqu'à la rencontre de son alter ego féminin prénommé Dawn - comme l'aube. Enfin par la vertu d'un roman qui brasse la vie avec autant de lucidité féroce que de générosité et d'humour. Des palaces dont ils se fait successivement "jeter" pour conduite inadéquate, au château qu'il se fait installer en campagne, nous suivons, dans la foulée des tabloïds qui en détaillent le feuilleton jour après jour, l'évolution du "voyou du Loto"  et de son armada de gestionnaires et de compagnes de tout acabit. La trajectoire du nabab est l'occasion, pour le romancier, de brocarder le parvenu ordurier autant que les multiples parasites gravitant alentour, avec une attention particulière à la rumeur médiatique et aux à-côtés de la culture (une compagne de Lionel est à la fois top-model et poétesse sensible à l'humanitaire...) ou du sport-qui-gagne. Du point de vue de ces observations, l'univers social de ce roman pourrait être transposé en Italie ou en France, notamment, mais la satire n'en est à vrai dire qu'un aspect.

     

    Amis10.jpgDe fait, la grandeur de ce roman ne tient pas qu'à son tableau au vitriol de la vulgarité. À l'aperçu de ce qu'il y a certes de plus vil et de plus vain dans nos sociétés dites évoluées, au côté "cheap" de la nouvelle richesse, au toc de la réussite à bon marché s'oppose en effet la "vraie vie" de Desmond et Dawn - jamais aidés par l'oncle mais lui imposant peu à peu la vision d'une existence normale qu'il a toujours piétinée -, jusqu'à l'arrivée d'un enfant irradiant la dernière partie du livre sans qu'on puisse parler de happy end téléphoné...     

    Il faut parler alors, aussi, de la langue de Martin Amis, de ses trouvailles incessantes et de ses beautés, rappelant parfois la créativité verbale d'un Vladimir Nabokov.

    D'une prison, Martin Amis écrit par exemple que "le bâtiment en briques rouges reluisait froidement dans son jus, avec son air d'école effroyable pour vieux messieurs".

     

    Ou voici Lionel Asbo sapé d'un costume "d'une cherté présidentielle, coupé eût-on dit dans l'étoffe liturgique employée pour les coussins d'église ou les surplis".

     

    Sur la mégapole: "À Diston, tout détestait tout le reste. et tout le reste, en retour, détestait tout. Tout ce qui était dur détestait ce qui était mou, et vive versa, le froid se battait contre le chaud, le chaud contre le froid, tout klaxonnait, criait et jurait contre tout, et rien n'avait de poids, et tout détestait le poids".

     

    Du satellite lunaire au déclin: "La face sombre était imperceptiblement avait porté un bonnet de marin en feutre noir".

     

    Ou d'un père heureux: "Cette lueur vibrante lui rappelait le son le plus courageux qu'il eût jamais entendu: le battement (amplifié) du coeur de sa fille avant sa naissance."

     

    Et après la naissance de Cilla: "Il était là, en pleine forme, parmi les anormalement vivants, il regardait l'eau talentueuse."

     

    Ou enfin: "La mer continuait de se prélasser, écume souriante. Pourtant les nuages, à grand regret, se réarrangeaient et contenaient désormais des interrogations grisâtres"...  

     

    Dans l'incomparable essai que constitue Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard a magistralement montré, s'appuyant sur la lectures des plus grands romans européens, du Quichotte à la Recherche proustienne, comment le roman peut décrire et dépasser l'observation des mécanismes psychologique ou sociaux élémentaires, les faits historiques ou politiques, les tractations humaines relevant de l'ambition personnelle  ou de la volonté de puissance collective, par le truchement de personnages incarnés et vivants, contradictoires et vrais, dont les vies deviennent destins ou fables, par delà ce que le penseur appelle la passion mimétique.

    Le roman n'est pas un catéchisme opposant le bien et le mal, mais une synthèse poétique des contraires et une échappés libre ouverte à l'identification et à la réflexion du lecteur. Il y a de la catharsis dans la vérité romanesque, et c'est ce qu'on pourrait dire aussi, dans la même filiation et toutes proportions gardées, de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, dont la poésie tour à tour panique et lustrale fait pièce au chaos. 

    Martin Amis. Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre. Traduit de l'anglais par Bernard Turle. Gallimard, collection Du monde entier, 375p.

     

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  • Mémoire vive (88)

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    À La Désirade, ce lundi 18 mai. Très belle journée de mai, dont je profite pour scier du bois. En outre repris mon roman, que j’avancerai plus vigoureusement quand j’aurai bouclé ma nouvelle séquence de Mémoire vive.

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    Faut-il couper court à toute référence littéraire ou culturelle, genre « suivez mon regard », ou plutôt jouer avec, ou s’en foutre ?

    Avant on s’extasiait dans les salons : « Ah, cet Elstir ! Oh, ce Bergotte ! ».

    Et maintenant c’est sur Internet qu’on se pâme de concert : « Ah, ce Levinas ! Oh, cette Hannah Arendt ! ». Chacune et chacun se sentant plus ou moins, comme chez Madame Verdurin, de la « vieille équipe ». Mais les youngsters ne sont pas en reste : « Eh ça, Anna Todd, c grave kiffant ! », ou selon sa tribu : « Chauffe les djembés, Bisso Na Bisso », etc.

     

    Ce mercredi 20 mai. – Mon roman commence, après son troisième chapitre et passée la page 100, à prendre forme, mais je ne vais pas forcer la cadence. J’aimerais continuer à y travailler très régulièrement. Il constituera ma tâche première du mois prochain, mais je tiens à ne pas m’emballer, visant un ouvrage bien senti et construit, cristallisant toute mes observations et réflexions actuelles, vingt ans après Le viol de l’ange.

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    Très intéressé par la lecture de La stratégie du chaos, basé sur une série d’entretiens avec l’historien ethiopien Mohammed Hassan, recueillis par Michel Collon et Grégoire Lalieu. S'y expose, pays par pays et avec une rare capacité de synthèse, un siècle et demi de colonialisme anglais, puis américain, avec l’accent porté sur les menées particulières propres à tout empire sur le déclin. C’est parce que les States se sentent perdre du terrain qu’ils deviennent de plus en plus soumis à leur hybris impérial, ou, plus précisément ; de plus en plus dangereux dans leur façon de semer le chaos pour garder leur pouvoir.

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    Sollers82.jpgEn reprenant la lecture de Femmes, de Philippe Sollers, je me dis que tout ce brillant sonne souvent creux, et que ce défilé de prénoms féminins reste sans chair, sinon sans traits de vrais personnages romanesques. C’est le bottin demi-mondain des conquêtes du narrateur, assez mal individualisé par rapport à l’auteur (une espèce de double américain pas vraiment crédible), et le tableau d’époque relève de la même projection narcissique, dont les illustres figures (de Lacan à Barthes, en passant par Althusser) n’existent guère non plus en ronde-bosse. 

    Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il ne se dégage aucune espèce d’émotion réelle de cette chronique où le souci trop visible de la performance, de l’exposition et du plaidoyer pro domo, fondent un livre plutôt délayé et fuyant, très intéressant par fragments, comme le seront tous les romans suivants de l’auteur, mais relevant finalement du journal extime plus que de la fiction romanesque. Bien entendu, Sollers a déjà prévu toutes les réponses à toutes les objections, à jamais au-dessus de « tout ça ».

    « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort », ai-je lu quelque part, et c’est en somme cela qui manque terriblement à Philippe Sollers : de savoir, parfois, reconnaître sa faiblesse, sans s’en faire une vertu de plus…

     

    Dunes6.jpgAu Cap d’Agde, Cité du soleil, ce mardi 26 mai. - Partis ce matin de La Désirade vers 11 heures, nous avons dévalé la vallée du Rhône sans trop de stress en dépit de l’allant furieux des poids lourds. Après une nouvelle peu concluante de Timothy Findley, j’ai commencé de nous lire Perfidia, le nouveau pavé de James Ellroy, pas vraiment passionnant non plus. Ensuite grappillé dans un recueil d’essais de Philippe Muray et le dernier opus posthume de Calet  évoquant les quartiers de roture parisiens...

    °°°

    Arrivés à la Cité du soleil chère à Michel Houellebecq, nous avons retrouvé la mer et le ciel avec le bonheur de chaque fois. Faute de draps disponibles dans le studio, mal nettoyé de surcroît, que nous avons réservé, l’Agence Oltra nous a proposé de passer notre première nuit dans une chambre glamour de l’étage supérieur. Tout à fait notre genre : avec sa déco mauve/violette et son lustre de verroterie noire, ses posters de seins et de culs léchés, ses miroirs au plafond, ses tabourets de bar haut perchés - et point de table pour écrire évidemment. Je n’ai pas manqué de faire un chromo numérique de ma bonne amie dans ce cadre de rêve; et la nuit venue, nous nous sommes pointés au Ghymnos pour la pizza inaugurale traditionnelle, salués par les sourires de bienvenue du personnel nous reconnaissant d'année en année.

    Cité du soleil, ce mercredi 27 mai. – Le soleil déjà haut ce matin quand nous nous sommes éveillés. Capté quelques images encore de notre studio glamour. Ensuite grand crème à la terrasse jouxtant le terrain de pétanque et bonne tchatche avec un gars du cru, la cinquantaine bronzée, beau mec faisant preuve de cette intelligence pratique que je préfère souvent aux débats pseudo-intellectuels. 

    Le type fait dans l’entretien des piscines. L’écoulement de celles-ci est de plus en plus souvent bouché par des capotes et autres strings.Se rappelle les « belles années » de cap d’Agde, où tout était plus naturel et joyeux, moins vulgaire surtout qu’avec les prétendus libertins et leur micmac sur la plage, du côté de ce qu’on appelle la baie des cochons :  cent mètres de sable sur lesquels mille truies et verrats humains s’agglutinent et se branlent et s’enfilent et se matent tandis que les naturistes purs et doux, sinon pudibonds,  passent tout tranquillement, l’air de rien, sur la bande de sable de deux mètres de large laissée libre au bord de l’eau, en recommandant aux enfants de regarder plutôt vers le large.

    Cependant les néo-libertins « ramènent du pognon », et la Municipalité rampe. En principe, un seul acte sexuel commis sur la plage est légalement passible d’une amende de 6000 euros. La Municipalité pourrait se faire de la thune en faisant respecter la Loi, comme certaines années passées avec deux ou trois gendarmes à cheval, qui ont pourtant vite renoncé à cette pauvre traque. Car l’immobilier et le tourisme du cul ont leur propre loi, et la Municipalité rampe. 

    Dans la foulée, en nous baladant dans le centre commercial, nous constatons que trois anciennes boutiques de fringues sexy ont été remplacées par trois nouvelles boutiques de fringues sexy. Ce qu'on appelle le progrès...

    Cap17D.JPGÀ part quoi la mer et le ciel nous comblent, à notre balcon sur les dunes que nous retrouvons depuis plus de trente ans, naguère avec les enfants et moins d’exhibos, mais toujours tonifiés par la large vision jusqu’à Sète et le bien nommé Mont Clair…

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    J’ai commencé, hier soir, de lire un petit recueil de deux nouvelles de John Cheever, qui m’ont aussitôt enchanté. Finesse et vitesse : voilà ce qui m’a tout de suite scotché.

     

    pic061205-cheever100.jpgLa première, Adieu mon frère, évoquant une réunion de famille plombée par la morosité puritaine d’un des frères, est d’une acuité d’observation et d’une justesse, dans la modulation des sentiments doux-acides, qui m’a rappelé les nouvelles d’Alice Munro, même si le ton et le style de Cheever sont tout à fait à lui.

     

    Curieusement, j’aurai passé quasiment à côté de cet auteur jusque-là. De fait, j’avais commencé de lire un de ses romans il y a des années de ça, mais sans aller jusqu’au bout, je ne me rappelle pas pourquoi. Peut-être n’était-ce pas encore le moment ? Alors que, dès les premières pages de la première de ces deux nouvelles, ma plus vive attention a été requise, comme lorsque, après son Nobel, J’ai entrepris de lire toutes les nouvelles de Munro.

    Comme Alice Munro, précisément, John Cheever a été comparé à Tchékhov pour son mélange d’humour tendre et de mélancolie douce-amère. Carver y a eu droit lui aussi, et d’autres sans doute. Mais encore ? Il y a du vrai, mais il faudra préciser en quoi. Ce qui est sûr, c’est que je ne vois pas un nouvelliste de langue française (ni le regretté Daniel Boulanger, ni Annie Saumont, parmi les meilleurs) capable de fixer, en quelques pages, une situation, une atmosphère et une frise de personnages, puis de nouer et dénouer un drame à caractère universel, comme il en va des meilleurs récits de Tchékhov mais aussi de Flannery O’Connor, de Paul Bowles, de Scott Fitzgerald ou de l’Irlandais William Trevor, notamment. Or Cheever s’inscrit bel et bien dans ce club-là. Reste à détailler ses qualités propres.

    Adieu, mon frère, ainsi, brocarde la méchanceté d’un vertueux avec une finesse d’observation sans faille, où la scène finale, d’une violence inattendue, se justifie a proportion de la monstruosité du puritain jugeant sa mère et les siens avec un manque de cœur absolu. Or Cheever est à la fois un peintre des sentiments et des lieux (la maison sur la falaise est immédiatement présente, qui évoque les tableaux de Hopper), un scénariste virtuose dans l’ellipse dramatique et un moraliste conséquent qui a l’air de se demander si c’est « ainsi que les hommes vivent »…

    Mêmes qualités dans Une Américaine instruite, qui brosse le portrait d’un autre monstre significatif, dans le genre femme hyper-lettrée et militante tous azimuts, insupportablement cultivée (elle écrit un livre sur Flaubert) et soumettant son conjoint à une domination tissée de morgue et de mépris, non sans passer à côté de la simple vie et des demandes de son enfant, dont la mort va bousculer son planning. 

    Unknown-2.jpegS’il y a du Tchékhov là-dedans, c’est du plus indigné devant l’imbécillité des gens peut-être très intelligents mais sans cœur (on se rappelle L’envie de dormir ou Volodia), et par la façon de John Cheever, comme son aîné russe, de ne jamais s’en tenir à une seule version ou un seul jugement à l’observation de la vie où chacun, d’une façon ou de l’autre, porte une certaine responsabilité. Enfin il y a l’art du narrateur, sans pareil. On comprend que Nabokov, Bellow et Updike aient placé John Cheever au top des écrivains américains de la deuxième moitié du XXe siècle. Avec Flannery O’Connor et Alice Munro, c’est en effet sa place… 

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    Très intéressé par Le Parapluie de Simon Leys de Pierre Boncenne, où l’ancien rédacteur en chef de Lire rend le plus bel hommage à la mémoire de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, mort en août 2014 et dont l’œuvre de sinologue et d’essayiste-pamphlétaire n’a pas encore été reconnue à sa juste valeur. 

    Or Pierre Boncenne a entretenu, pendant des années, une correspondance amicale qui paraît en même temps que son essai, sous le titre de Quand vous viendrez me voir aux Antipodes, et c’est donc en complicité, mais sans complaisance, qu’il revient sur la trajectoire de cette grande figure de l’intelligentsia contemporaine que je ne me lasse pas, pour ma part, de lire et relire depuis des années.

    La première partie de l’essai fait une large part, évidemment, au plus fameux des livres de Simon Leys, Les Habits neufs du Président Mao, tant pour le rappel de son contenu, des circonstances de sa publication et de l’accueil souvent peu glorieux qui lui fut réservé par le milieu intellectuel, médiatique et universitaire parisien, où certains thuriféraires du maoïsme, notamment dans Le Monde, le firent passer pour un agent d’influence de la CIA, entre autres énormités.

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    Achevé cette nuit, vers 1 heure du matin, le visionnement de la 2esaison de la série américaine House of cards. À la fois de la grosse machine à la gloire des States, jusque dans l’étude des (très) mauvaises mœurs des deux protagonistes, aussi odieux qu’attachants à certains égards, du feuilleton haut de gamme très formaté, et, tout de même, un certain aperçu des mécanismes du pouvoir entre la Capitole et la Maison-Blanche, sans oublier les interprètes de tout premier plan réunis par le casting, Kevin Spacey et Robin Wright en tête. 

    Comme la chose est terriblement addictive, je ne suis pas fâché d’en avoir fini, mais j’en ai tiré, je crois, quelque chose, autant sur une certaine façon de se flatter en se dénigrant (on est bien en deça du procès de l’Empire par Oliver Stone) que par l’aperçu des coulisses du Pouvoir aux figures plus ou moins machiavéliques...

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    En lisant les nouvelles de L’Homme de ses rêves, de John Cheever, je me dis qu’il y a là-dedans quelque chose qui procède de la même réalité décalée que j’essaie de rendre dans mon roman, où l’élément poétique substitue une réalité plus réelle à ce qu’on croit la réalité la plus crédible. Comment dire ? C’est cela qu’il faut dire, justement, sans trop savoir comment, par le truchement d’une sorte de langue-dans-la-langue qui en dise plus que la seule langue.

    Au Cap d’Agde, ce lundi 1er juin. – D’une escapade à Montpellier,dont le but était (pour moi) l’achat du plus possible de livres de John Cheever, nous sommes revenus avec une dizaine de nouveaux bouquins et de DVD. Durant les trajets d’aller et de retour, je nous ai lu deux nouvelles du recueil L’homme de sa vie, que j’ai téléchargé sur mon iPad, et j’ai trouvé deux autres recueils de Cheever chez Sauramps, à savoir Déjeuner de famille et Le ver dans la pomme, ce qui porte à une cinquantaine de nouvelles ce premier aperçu d’un auteur dont je me sens aussi proche que d’Alice Munro ou de Tchékhov.

    °°°Tom-à-la-ferme-affiche.jpg

    Regardé ce soir le supplément au film Tom à la ferme consacré à un entretien avec Xavier Dolan, interprète admirable et réalisateur de ce thriller psychologique justement situé dans la filiation de Hitchcock, dont les quelques faiblesses du scénario (notamment en ce qui concerne le dénouement) sont palliées par une tension rythmique formidable à tous égards, image et story confondues.

     

    J’avais entendu parler de Mummy, du même Dolan, présenté à Cannes au printemps de l’an dernier, mais je ne m’attendais pas à un tel talent de cinéaste (et d’acteur) et à une telle force, presque faulknérienne, dans la modulation d’un thème – l’homophobie - dégagé ici de tout traitement complaisant.

    Ce qui est plus précisément intéressant, en l’occurrence, c’est que les trois protagonistes sont littéralement tenaillés par des sentiments-sensations confus et contradictoires. Tom, qui débarque dans la ferme de l’arrière-pays où l’on s’apprête à enterrer son amant, est immédiatement nié comme tel en dépit de l’évidence, après que le frère aîné a inventé une girl friend à son frère pour rassurer la mère. Celle-ci en veut à mort à celle-là de n’être pas venue, tout en sachant au fond de quoi il retourne, mais le déni du frère aîné va se transformer en relation sado-masochiste avec Tom qui découvre, à la ferme, une vie plus « réelle » que ce qu’il connaissait jusque-là.

    Bref, l’imbroglio est très incarné et vraisemblable, le scénario fléchit un peu en bout de course mais la chose reste percutante et rend bien compte de la complexité de nos rapports avec « tout ça »…

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    La lecture des nouvelles de John Cheever m’enchante bonnement, et en crescendo, au fur età mesure que, les années passant, elles deviennent plus élaborées et plusriches de substance, plus imprégnées de poésie. J’ai achevé aujourd’hui L’Homme de ses rêves, regroupant des nouvelles des années 30, marquées par la Dépression. Quant à la comparaison de Cheever avec Tchékhov, elle se justifie en effet en ce qui concerne le regard de l’écrivain sur les gens ordinaires, avec un mélange équivalent de tendresse et d’humour.

    Des années de crise sur la côte Est, avec lesnouvelles de John Cheever, j’ai passé à la même période évoquée dans les campagnes reculées des Appalaches, par le recueil Incandescences de Ron Rash, dont la première est d’une âpreté et d’une violence faulknériennes.

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    Le jeu des interférences entre divers modes de communication ou autres vecteurs d’expression, du livre au blog ou de la série télévisée aux échanges sur Facebook, entre autres, est légitime en cela qu’il investit de nouveaux comportements et autres arborescences mentales, mais il nefaut pas en abuser. Pour ce qui concerne mon roman en chantier, comme il en estallé du Viol de l’ange, initialement conçu comme un « roman virtuel », j’intègre à ma façon cette nouvelle donne en restant le plus attentif à la découpe de mon écriture. 

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    Une fois de plus je constate que je dois me fier à mon subconscient pour ce qui touche à l’écriture romanesque, comme ce fut le cas pour Le Viol de l’ange. Quelque chose doit sortir, c’est évident, et le mieux est de se fier à ce flux qui se constitue en images puis en phrases parfois complètes, dès l’éveil matinal.

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    Ma bonne amie a lavé aujourd’hui sa troisième aquarelle, dont elle a vite saisi la technique particulière. Ce n’est pas encore tout à fait ça, mais je me la coince tout en poursuivant de mon côté l’exercice quotidien de la chose, dans ces carnets avec, parfois, un début de réussite...

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    Je suis de plus en plus intéressé et plusencore : touché par la lecture des nouvelles de John Cheever, dont je lis ces jours le recueil intitulé Le ver dans le fruit. À part Tchékhov et Alice Munro, je ne connais aucun auteur de nouvelles dont je me sente aussiproche. Cela tient à sa profonde intelligence de la condition humaine, à une douce folie qui traverse ses récits les plus sages d’apparence, autant qu’au lyrisme mélancolique de son art et à son sens profond des réalités sociales. Il y a chez lui un mélange très rare d’extrême sensibilité, de grande lucidité en matière de société et de typologie humaine, ainsi qu’un humour plus vif encore que chez Munro, qui tire des effets comiques de situations souvent délicates,voire tragiques.

    Sète4.JPGCap d’Agde, ce lundi 8 juin. – La chaleur se faisant un peu lourde, je ne serai pas fâché, demain, de remonter sur nos hauteurs. Ce qu’attendant je suis allé me balader seul, en fin de matinée, dans la ville haute de Sète écrasée de soleil, au cimetière marin où j’ai salué MM. Paul Valéry et Jean Vilar, en passant par les librairies et une petite escale sur la place où je me suis payé une marmite de moules frites arrosée d’un quart de rouge, tout en lisant quelques pages des Mauvaises pensées de Valéry que j’ai trouvées l’autre jour à Pézenas.

     

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    Très intéressé par l’introduction faite, par Hanif Kureishi, aux nouvelles complètes de John Cheever, à un niveau de compréhension fraternelle et d’intelligence littéraire qu’on voit rarement dans les hommages d’écrivains français (les Suisses, on n’en parle même pas !) à leurs pairs. J’adhère à tout de ce qui est écrit là, qu’on pourrait dire « de la famille »…

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    Dernier souper au Ghymnos où nous avons parlé, un peu, de notre vie commune depuis plus de trente ans, toute bonne dans les grandes largeurs, et pour nous deux et pour nos filles, je crois. Ensuite la soirée s’est achevée, sur fond de grondements orageux et d’éclairs lointains, à regarder la fin de la deuxième saison d’Abbey Downton, toujours d’aussi remarquable qualité.

     

    Cap d’Agde, ce mardi 9 juin. – Dernière matinée de notre séjour, après le véhément orage d’été d’hier soir. Tôt éveillé ce matin, j’ai repensé à notre petit séjour avec reconnaissance. Tout s’est passé sans une ombre grâce à ma bonne amie, ou plutôt grâce à nous, grâce à notre vie, grâce à nos enfants, grâce à ce que nous ont légué nos parents - grâce à tout.

     

    À La Désirade, ce mercredi 10 juin. – J’ai passé la journée sur le nouveau roman de Quentin, qui m’a beaucoup intéressé et que j’ai présenté ce soir de manière assez détaillée sur la Toile, alors que la culturelle de 24Heures, même pas fichue de se fendre d’un commentaire « maison », lui consacre un quart de page piqué à la Tribune de Genève et se réduisant à la formule paresseuse et nulle, désormais en vigueur, consistant à coller des éléments d’interview bâclée à une intro où, en l’occurrence, la journaliste montre bien qu’elle n’entre pas dans le jeu de l’auteur. Quelle suffisance et quel manque de sérieux !

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    Quentin78.JPGLe quatrième livre de Quentin Mouron a l’air d’un roman américain, plus précisément d’un thriller comme il en pullule, plus exactement encore d’un roman noir à résonances littéraires : le Crime et châtiment le Dostoïevski est d’emble cité en exergue, et l’on pense évidemment, en le lisant, à Non, ce pays n’es pas pour le vieil homme de Cormac McCarthy, ne serait-ce que parce que l’un de ses deux protagonistes, shérif,s e nomme Paul McCarthy…

     

    De même l’autre protagoniste, le détective cocaïnomane prénommé Franck, peut-il rappeler divers personnages ambivalents voire pervers du genre, par exemple des films d’un Abel Ferrara.

    Cependant oublions un instant ces références ( et il y en aura bien d’autres) pour souligner le fait que, d’abord et avant tout, Trois gouttes de sang et un nuage de coke est un romande Quentin Mouron, et sûrement le plus abouti à ce jour.

    À savoir qu’il est illico marqué par la papatte de Quentin, découlant d’un regard acéré sur le monde et les gens, reconnaissable à une écriture à la fois percutante et ciselée. En outre,comme dans ses trois premiers livres, Quentin Mouron aborde de grand thèmes qui lui tiennent à cœur,à savoir :la dégradation de la société et l’atomisation des individus, lasolitude qui en découle et la perte du sens fondant une vie, notamment.

    De la génération suivant celle de Michel Houellebecq, le jeune auteur (né en 1989) pratique en outre une manière de narration-réflexion lestée de traits critiques voire polémiques, comme dans La Combustion humaine,  qui rappelle à la fois les nouvelles d’un Ballard ou les romans, justement, de Michel Houellebecq. Comme devant, l'on relèvera, ici et là, quelque trait sentencieux frisant la dissertation ou le pédantisme. Péché de youngster, dont il se moque d'ailleurs lui-même...

    Dès la première road-story de Quentin Mouron, intitulée Au point d’effusion des égouts (cetitre faisant allusion à Antonin Artaud), l’évocation d’une traversée panique des States exhalait déjà le mélange de tristesse et de rage d’un très jeune homme aussi poreux que teigneux, dans un récit à l’écriture déjà bien affirmée par ses rythmes et ses sonorités, ses images et ses formules frappées comme des médailles, dans la postérité de Céline.

    Or on retrouve le regard du jeune routard « cadrant» l’église de Trona, symbole de spiritualité déglinguée, dansl’évocation d’uneautre église-bunker, transformée en locatif, ou dans les banlieues sinistres ousocialement sinistrées des alentours de Boston. De même retrouve-t-onl’humanité ordinaire, souvent morne ou déclassées, desdites interzonessuburbaines, dans ce nouveau roman qui accentue leur aspect mortifère.  

    Dans la filiation de Notre-Dame-de-la Merci,premier vrai roman deQuentin, Trois gouttes de sang et un nuage de coke  développeet approfondit la composante« tchékhovienne » de son observation, où latendresse empathique (côté Paul Mc Carthy surtout) le dispute à une vision plusacide de la société des simulacres et des masques, sur fond de décadencesociale et culturelle, évidemment liée à la désastreuse vision du monde du néolibéralisme diluant.      

    Comme dans son roman canadien, l’auteur campe ici des personnages d’une réelle épaisseur humaine, dégagés de tout manichéisme moralisant mais illustrant belet bien, de façon diverse, une aspiration à certaine pureté.      

    Celle-ci est explicitement revendiquée par Franck le dandy, lecteur du Sâr Péladan (cet extravagant contempteur de la décadence fin de siècle, auteur visionnaire de livres lumineusement illuminés) et patron d’une agence privée, qui rêve de quelque crime gratuit relevant des beaux-arts, en lequel l’auteur, non sans ironie parodique, campe une sorte de meneur de jeu provocateur, qui se sert du grotesque pour mieux renvoyer moralisme et hypocrisie dos à dos. La scène finale, très théâtrale, marquant la confrontation du brave shérif supposé blanc comme neige et  du « privé » jouant les pervers, oscille entre les grimaces de Dürrenmatt et de James Ensor...    

    Or on se gardera de chercher, dans Trois gouttes de sang et un nuage decoke, la conclusion trop rassurante d’un polar conventionnel, ni non plusl’arrière-plan « théologique » d’un Cormac McCarthy.

    Néanmoins, jouant parfaitement le jeu du thriller socio-criminel, ce roman bref et dense, au scénario bien filé et très intéressant par ses observations et ses digressions, impose une fois de plus, et de façon plus ample et pénétrante que précédemment, l’intelligence d’un regard incluant les désarrois et les dégoûts d’une époque, non sans ménager des clairières d’immunité propices aux sentiments tendres et à la pensée vivace...

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    En recopiant les pages de mon roman écrites à Cap d’Agde en version manuscrite, à l’encre verte, je retrouve le bonheur que j’ai vécu durant les deux ans de composition du Viol de l’ange, il y a vingt ans de ça. Ce nouveau livre se forme plus lucidement que cela n’a été le cas avec le Viol, écrit tous lesmatins à 5 heures et souvent dans une espèce de transe ; et je m’en réjouis en avançant plus régulièrement aussi, l’esprit clair et l’expérience plus avancée à tous égards.  

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    Mon roman en chantier fixe, de manière poétique - au sens particulier où je l’entends -, une réflexion sur le monde contemporain amorcée dès mon premier livre et qui n’a cessé de s’élargir dans mes carnets et mes récits divers, nouvelles et romans, pour former une première synthèse dans Le Viol de l’ange.

    Pour le moment, ce nouveau roman-synthèse s’intitule La Vie des gens, mais c’est peut-être provisoire, comme Le viol de l’ange s’est longtemps intitulé Roman virtuel. J’ai pensé, depuis lors, à Nemrod & Co, ou à L’Ouvroir, mais cene sera probablement pas ça non plus. Le titre du Viol de l’ange m’était venu à la table de Maître Jacques, à l’auberge de Ropraz où nous nous régalions d’une langue de bœuf au câpres. J’avais lâché sans trop y croire: Le viol de l’ange. Et alors lui : c’est ça…

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    Ce qui m’a beaucoup intéressé, dans le nouveau roman de Quentin, c’est sa façon de filer une story. Sans la maestria constructiviste de Joël Dicker, qui s’est placé illico au top des storytellers, Quentin s’est donné la peine, après les bouffées narratives plus instinctives et parfois diffuses de Notre-Dame-de-la-Merci, que je tiens néanmoins pour son meilleur livre à ce jour, de développer une suite de séquences où le plan-par-plan s’agence sans rien d’artificiel ni de trop mécanique. 

    Même un peu téléphonée, et avec des artifices esthétiques qui fontun peu sourire (son privé dandy qui litPéladan, comme le protagoniste de Soumission lit Husymans…) , son intrigue module des thèmes qui ne sont qu’à lui, dont rien évidemment n’a été perçu par la pécore de la Tribune de Genève.

    Quant à moi, je suis à peu près sûr que le lascar nous réserve d’autres surprises, si tant est qu’il ne se fasse pas laminer par le drôle de monde dans lequel nous vivons et se calme en matière d’ostentation plus ou moins tapageuse. Ce que j’aime bien pourtant, chez lui, est son art de se rendre tranquillement détestable auprès des éteignoirs et autres gendelettres surveillant le territoire, pour se la jouer plus librement. On le croit gonflé alors que je le sais beaucoup plus humble qu’il ne semble, beaucoup plus érieux qu’on ne pourrait le croire…

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    Mes deux tapuscrits de La Vie des gens et deMémoire vive, représentant un peu plus de 600 pages, vont se développer parallèlement jusqu’à la fin de l’année, se nourrissant mutuellement par osmose de faits et de fictions, suivant mes deux veines lyrique et critique de toujours.

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    J’ai été très intéressé, ces derniers jours, par la série anglaise Downton Abbey, détaillant la vie d’une famille de l’aristocratie terrienne du sud de l’Angleterre, dans une période de mutation économique et sociale courant du naufrage du Titanic aux années 1925.

    Jamais je n’aurais eu l’idée d’y aller voir sans l’intérêt de Lady L. Or la chose est d’une qualité telle, tant pour la somme d’observations de toute espèce qu’elle cristallise, que pour la galerie de portraits qu’elle déploie upstairs (les maîtres) autant que downstairs (les domestiques), sans compter le dialogue toujours juste et naturel, l’interprétation de très haut vol et la densité dramatique de l’ensemble, qu’elle équivaut à la lecture d’un roman, s’inscrivant d’ailleurs dans le droit fil du roman anglais, de Jane Austen - pour le romantisme et la lucidité du regard sur la société – à Ivy Compton-Burnett dont la vivacité vacharde ne laisse de se retrouver ici chez les uns et les autres.

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    S’il est conseillé d’éviter la fréquentation prolongée des imbéciles, l’observation de ceux-ci ne saurait décourager un romancier consciencieux. Pour ma part, je me suis guéri des illusions de la gauche en fréquentant des imbéciles de gauche, et de la droite où ils ne sont pas en moindre nombre. L’imbécile pur est plus rare. Question subsidiaire : quand t’es-tu montré réellement un pur imbécile ?

    JLKPoule.jpgCe dimanche 14 juin. –Au cap de mes 68 ans, passé ce matin à 8h.47 (un vaudeville françaiss’intitule Le train de 8h47, m’a rapporté ma mère qui le tenait de son médecin lettré de ce matin-là) , je pense précisément à mes bons parents : à notre père mort à cet âge très précisément, en mars 1983, et à notre mère tombée dans sa salle de bain, vingt ans plus tard, alors qu’elle se préparait crânement, octogénaire vaillante, à descendre à la piscine vu que c’était l’été et qu’il faisait beau.

    Mon fère aîné, qui buvait pas mal et fumait des Mary Long, nous a quittés à l’âge de 55 ans, et notre aïeul maternel, absolument abstinent et ne cessant de répéter qu’une cigarette tue un lapin, chopa une insolation à l’approche de sa centième année. Donc rien n’est sûr...

    Or  j’aimerais bien, pour ma part, disposer encore de deux ou trois ans pour achever six livres en chantier, à part les trois que j’aurai finis cette année, et ensuite la vie en décidera.

    Je me rappelle en attendant que, la dernière fois que j’ai rencontré Maître Jacques, m’annonçant fièrement la parution du Juif pour l’exemple en traduction russe, le cher homme me disait qu’il comptait bien vivre encore vingt ou trente ans, ce qui me parut d’un bel optimisme ; mais trois semaines après je me retrouvai, tard le soir à la rédaction, à lui peaufiner une oraison funèbre épurée (ou presque) de tout ce qui nous avait parfois opposés…

    Paul Léautaud : « C’est cela, la vie. On travaille, on fait des livres avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire, la fortune – et on claque en chemin ».