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  • Une année de lecture

    Char111.jpgArditi.jpgMaxou1.jpgSloterdijkPV.jpgOlivier.JPGDicker7.jpgDantzig04.jpg

    Zap back sur 2012

    Pour faire le bilan de la production littéraire de l'année écoulée, d'aucuns établissent des tableaux d'honneur à valeur plus ou moins publicitaire, genre classement sportif. En matière de lecture, le procédé me semble douteux en cela qu'il n'obéit qu'à des critères quantitatifs liés au tirage des livres. À croire que le Top Ten est devenu un genre critique en soi ! Aussi discutable à mes yeux que l'invasion de certaines librairies par de pléthoriques "coups de coeur" où, à grand renfort de formules relevant plus de la pub que du jugement même concis, l'euphorie générale finit par tout diluer.
    L'aperçu rétrospectif de mes lectures de 2012 sera tout autre, nullement lié au succès des livres passés en revue - même si le succès d'un bon ouvrage me réjouit naturellement -, ni par quelque influence éditoriale, médiatique ou personnelle que ce soit.
    Le premier livre que je présente ici est pourtant bel et bien celui d'un ami, qui m'en a confié le manuscrit au début de l'année et que j'ai accueilli fraîchement, sans la moindre complaisance, tant l'amitié suppose à mes yeux le respect des virtualités de l'autre, avant de le voir retravaillé en beauté.


    Zap001.pngMax Lobe, 39, rue de Berne. Zoé, 2013, 180p.

    Dès la lecture de L'Enfant du miracle (aux éditions des Sauvages, 2010), premier récit de ce jeune écrivain camerounais établi à Genève, l'évidence d'un conteur de talent m'a saisi. Vivacité du regard et de l'expression, fusion d'une double source d'observation où contrastent l'Afrique truculente et la Suisse policée, thème immédiatement filé de la double différence raciale et sexuelle, qualité théâtrale des dialogues: tout cela révélait un auteur singulier, plein de vie et de malice, hélas desservi par une édition calamiteuse.
    Grâces soient alors rendues à Caroline Coutau et Nadine Tremblay, chez Zoé, qui ont immédiatement repéré les qualités d'un nouveau manuscrit encore chancelant et ont aidé l'auteur a parachever ce premier roman drôle et poignant à la fois, pétri de vie vraie et ressaisi par une langue originale, aux africanismes parfaitement intégrés. Il y a du drame de moeurs dans 39,rue de Berne puisque Dipita, le jeune protagoniste homo dont la mère tapine avec les filles des Pâquis (réunies en association sous le sigle AFP), raconte ses tribulations de sa cellule de Champ-Dollon, après avoir tué par accident le bel et infidèle William rencontré sur la Toile. Substantiellement nourri par le vécu africain de Dipita (avec un aperçu corsé de la politique camerounaise), autant que par son observation du quartier chaud (avec ses dealers, ses courtisanes et autres marginaux), le roman évite le "folklore" de ces deux milieux autant que le "message" social ou moral, sans rien de cynique pour autant. Mélange de force vitale et de fragilité psychologique et affective, de gaieté et de tristesse sous-jacente, le roman, truffé de scènes piquantes, vaut aussi par la frise de ses personnages, de laquelle se détachent notamment l'oncle Demoney, très monté contre le Président Bya, et la mère de Dipita "vendue" par son frère. Les virtualités théâtrales de l'ouvrage lui vaudront une adaptation prochaine. Déjà disponible sur Amazon, il se trouvera en librairie dès ces prochains jours.

    Zap01.jpgGérard Joulié, La Forêt du mal. Essai sur Racine, Baudelaire et Proust. L'Age d'Homme, 2012.
    C'est un livre bonnement extraordinaire, au sens littéral, que ce triple essai critique divagant, ne visant probablement que douze lecteurs, au plus: douze cents. L'auteur lui-même est un personnage hors norme, résolument anachronique. Français établi à Lausanne au mitan des années soixante, Gérard Joulié, avec sa dégaine de dandy dilettante se réclamant de l'Ancien Régime et de la contre-Réforme en religion, professant les idées les plus réactionnaires avec une candeur désarmante, n'est jamais vraiment sorti du monde enchanté de son enfance marquée par la lecture des contes de Perrault. Sa vision du monde en procède immédiatement, avec une passion pour tout ce qui relève de l'imagination créatrice, contre tout ce qui ressortit à ce qu'on tient pour la réalité réelle. Pour lui, le vrai monde est celui de la littérature. L'actualité? Foutaise et diablerie !
    Grand lecteur devant l'Eternel, c'est également un traducteur de l'anglais prolifique, dont L'Age d'Homme a publié une quantité d'ouvrages de Chesterton ou de la romancière Ivy Compton-Burnett (formidable narratrice en dialogues annonçant les romans de Sarraute), de l'extravagant humoriste Saki ou des oeuvres de l'exquis Ronald Firbank, en passant par Gore Vidal et John Cowper Powys, entre beaucoup d'autres. Sous le pseudonyme de Sylvoisal (qui associe les termes emblématiques de Lys et Valois...), Gérard Joulié a publié des récits et des poèmes, mais ce triptyque ne se borne pas à commenter trois grandes oeuvres françaises: il fait en effet figure de testament critique et spirituel, voire d'autoportrait.
    "La littérature ne sauve pas le monde", écrit Gérard Joulié, "elle nous sauve du monde tel qu'il est: un cloaque d'infamie". Nul angélisme pour autant dans sa vision. Ceux qui prônent l'établissement du Bien (philosophes, intellectuels, journalistes, politiciens) ne l'intéressent absolument pas, mais ce n'est pas par esthétisme désincarné. "Littérairement, seuls les tyrans domestiques, les monstres comme Vautrin, ou des hommes très bons victimes de leurs passions, comme le baron Hulot, présentent de l'intérêt".
    Pour Gérard Joulié, il y a deux camps: celui du présumé Bien, de la démocratie établie en valeur absolue et du politiquement correct, et le camp du Mal où les pécheurs pèchent entre Barbe Bleue et les personnages de Dostoïevski, les héroïnes déchirées de Racine et les débauchés snobs de Proust, ce "possédé" qu'était l'apôtre Paul lui-même et tous les "fous" terriblement attachants de la littérature de partout et de toujours.
    Pour réductrice qu'elle paraisse, cette vision manichéenne de western spirituel (les mauvais Bons d'un côté, les aimables Méchants de l'autre) offre du moins un cadre dramaturgique à la lecture de Joulié, qui a probablement beaucoup joué aux soldats de plomb en son enfance aussi protégée que celle du petit Marcel.
    Racine identifié à la pensée de Port-Royal, Baudelaire à la fascination pour la débauche retournée par la poésie, Proust l'athée faisant du temps retrouvé une métaphore de la résurrection: tels sont les motifs majeurs autour desquels le critique développe une réflexion répondant une fois de plus à la question de Charles Du Bos: qu'est-ce que la littérature ?
    Si Gérard Joulié n'était qu'un pion assenant ses arguments si contraires à l'air du temps qu'ils ont de quoi séduire ceux qu'on appelle les "nouveaux réactionnaires", je le laisserais pour ma part à son discours tellement français, par ailleurs, en son outrance binaire. Mais il y a bien plus chez lui, qui découle de sa vraie passion pour la littérature, par delà son idéologie de mousquetaire énervé. Il y a un lecteur merveilleusement cultivé, poreux et profond en ses intuitions, que sert une langue évoquant la plus belle conversation, sans faux brillant. On s'en agacera plus souvent qu'à son tour, tant le fieffé réac en remet, mais son livre n'en est pas moins un trésor de sensibilité et d'intelligence dont la compagnie est mille fois plus tonique que celle de fades humanistes des temps qui courent.

    Zap02.jpg Sergio Belluz. CH, La Suisse en kit. Xénia.
    Les livres consacrés à la Suisse se reproduisent avec plus d'alacrité que les nains de jardins, et certains se vendent même comme des petits pains. Il faut dire que rien ne passionne autant les Suisses que leur drôle de pays, mais gare à qui oserait le critiquer hors de ses frontières, de Yann Moix (très piètre détracteur il vrai) à Jean Ziegler, au point que le gris docte domine trop souvent le genre, comme on l'a vu l'an dernier dans La Suisse de l'historien François Walter, joliment illustrée par les iconographes de la collection Découvertes de Gallimard, mais d'une platitude proportionnée à sa prétention convenue de "briser les clichés", et réservant à la culture et aux littératures de notre pays une place minable.
    Or La Suisse en kit de Sergio Belluz rompt avec cette grisaille professorale par sa manière à la fois hirsute et substantiellement profuse, son insolence roborative et sa mise en forme originale. Je ne pense pas tant à la couverture de l'ouvrage et à sa typographie, d'un assez mauvais goût aggravé par l'absurde bandeau imprimé sur fond rouge Suissidez-vous !, qu'à la façon modulée par l'auteur dans l'alternance des chapitres descriptifs et des pastiches d'auteurs, avec de belles réussites du côté de ceux-ci, souvent plus faibles il est vrai.
    Après un Avant-propos immédiatement caustique dans sa façon de désigner ce "pays orgueilleux qui n'aime pas parler de lui et qui déteste qu'on le fasse à sa place", l'auteur, secundo d'ascendance italienne (de quoi je me mêle !?) brosse un premier aperçu synthétique et pertinent de l'histoire de notre Confédération "pacifique" marquée par d'incessantes guerres picrocholines à motifs essentiellement religieux, avant l'établissement d'un consensus plus pragmatique qu'évangélique.
    Suit un Who's who en travelling sur une suite de pipole surtout littéraires, de Rousseau à Milena Moser (star momentanée du roman zurichois qui ne méritait sûrement pas tant d'attention), en passant par une vingtaine d'écrivains et vaines plus ou moins signficatifs (Cendrars, Bouvier, Chessex, Bichsel,Loetscher, Ella Maillart) et par quelques "figures" helvétiques notables, telle l'inoubliable Zouc ou notre benêt cantonal Oin-Oin, la marque ménagère Betty Bossi et le non moins incontournable Godard.
    Souvent surprenant dans ses approches (celle de l'immense Gottfried Keller est épatante, autant que son pastiche), Sergio Belluz est inégalement inspiré sur la distance, parfois expéditif dans sa façon d'égratigner un monument ou de singer un style (la présentation de Ramuz est carrément défaillante, autant que le pastiche de Cingria), souvent à la limite de la posture potache.
    N'empêche que l'ensemble, complété par un glossaire gloussant autant que bienvenu pour le visiteur nippon ou texan, constitue le kaléidoscope documentaire le plus attrayant, renvoyant en outre, au fil de ses évocations littéraires, à de kyrielles d'autres lectures dans les quatre langues de notre culture. À celles-ci j'ajouterai - oubliée de l'auteur -, celle de la délectable chronique intitulée Ma vie et relatant les tribulations européenne de Thomas Platte, chevrier de montagne en son enfance et devenu, avec des bandes d'enfants cheminant à travers l'Allemagne et la Pologne, un grand humaniste bâlois de la Renaissance, père d'une père de deux autres savants médecins...
    Cela pour rappeler avec Sergio Belluz, et sans chauvinisme patriotard d'aucune sorte, la richesse d'une multiculture multilingue souvent ignorée de nos voisins européens, à commencer par les Français. Ainsi La Suisse en kit a-t-elle ce mérite rare, non sans faire souvent sourire et rire, d'illustrer la réalité complexe et contradictoire, d'une espèce de laboratoire européen avant l'heure, dont le dernier paradoxe est qu'on y semble attendre que l'Europe devienne suisse...


    Dantzig03.jpgCharles Dantzig, À propos des chefs-d'oeuvre. Grasset, 274p.
    L'art de la conversation à la française n'en finit pas de faire florès ici et là en dépit de la disparition des salons parisiens ou provinciaux. On le retrouve en tout cas bien allant chez quelques auteurs qui donnent le meilleur de leur talent à causer sur le papier comme s'ils étaient en compagnie, et tant mieux pour le lecteur s'il résume celle-ci.
    Avec Philippe Sollers, en moins pontifiant et moins puissant, moins profond aussi, Charles Dantzig perpétue ainsi ce grand art de l'entretien avec quelques-uns ou avec soi-même en personne, tel qu'on a pu l'apprécier dans ses deux recueils monumentaux du Dictionnaire égoïste de la littérature française et de l'Encyclopédie capricieuse du tout et du rien.
    Le nouvel objet des digressions de Charles Dantizg est le chef-d'oeuvre, sa nature pérenne ou passagère, avérée ou supposée, son évidence ethnocentrique ou sa prévalence universelle présumée (genre chef-d'oeuvre ab-so-lu dans le langage un peu sot des temps qui courent après le "cultissime", de la Recherche du temps perdu à Cent ans de solitude), entre autres critères variables.
    "Les digressions, écrit Charles Dantzig, c'est merveilleux quand elles sont bonnes, et quand elles sont bonnes elles ne sont plus digressions. Un chef-d'oeuvre est une digression devenue discours central. IL nous a écartés de l'uniformité".
    Cette conclusion relève évidement de l'approximation, comme toute digression relève le plus souvent de l'improvisation. Je revois à l'instant Dominique de Roux, dans son salon de la rue de Bourgogne, avec mon insigne jeune personne pour seul interlocuteur, improvisant magistralement à propos de Céline et de Gombrowicz, de Jouve et d'Alban Berg, de Pound et de la littérature parisienne de l'époque qu'il conchiait dans les grandes largeurs, multipliant formules ciselées et portraits au vitriol, définitions et digressions qu'on retrouve dans L'Ouverture de la chasse et plus encore dans Immédiatement, mais aussi chez Dantzig.
    La forme des chefs-d'oeuvre est multiple. Le XIXe siècle en a cristallisé le projet de façon plus consciente et explicite, produisant le chef-d'oeuvre voulu, dont Madame Bovary est le plus bel exemple, rêve accompli du Monumentum.
    Mais il y a bien plus de chefs-d'oeuvre "involontaires" et quantité de "petits" chefs-d'oeuvre qui nous sont souvent plus chers, parce que plus intimes, que les "grands". Adolphe de Benjamin Constant en est un exemple, ou le Dominique de Fromentin, ou encore Le chef-d'oeuvre inconnu de Balzac et La mort d'Ivan Illitch de Tolstoï. Et puis il y a les chefs-d'oeuvre constitués par des oeuvres entières, comme le Journal d'Amiel, le Journal littéraire de Paul Léautaud ou les chroniques de Saint-Simon, parangon sommital.
    D'aucuns citeront tel ou tel chef d'oeuvre les yeux aux ciel, pour se faire bien voir dans les coquetèles où la seule "référence" vous tient lieu de certificat comme aux bonniches la recommandation d'un patron chic. Mais les références de Dantzig ne sont pas d'un cuistre ni d'un snob, tant ce monstre de lecture est omnivore, libre et anarchisant, amateur éclairé au sens de celui qui aime et sait faire aimer.
    Céline4.jpgLe grappillage de cette espèce d'essai-omnibus relève aussi du cabinet de curiosités à l'ancienne, version pré ou postmoderne, avec des raccourcis un peu voyous fleurant la punkitude ou l'aristocratique plaisir de déplaire. Je trouve, pour ma part, assez débile la façon de Dantzig de réduire Voyage au bout de la nuit à un faux chef-'doeuvre "inventé" par les "lecteurs incultes", sur un ton méprisant qu'on retrouve chez un Sollers ou un Nabe. Le tout mariole se la joue liquidateur de l'oeuvre ainsi rabaissée, mais le chef résiste. Il nous arrive à tous d'être un peu cons. À tel l'âge, j'ai mal jugé tel livre, que je redécouvre dix ou vingt ans plus tard. À l'oposé, tel présumé chef-d'oeuvre (je pense à Belle du seigneur d'Albert Cohen) m'a emballé à vingt ans, qui me fait aujourd'hui l'effet (en partie tout au moins) d'une logorrhée flatteuse.
    Dire de Céline qu'il "permet de lire de l'antisémitisme légal", comme s'y emploie Charles Dantzig, est malhonnête en cela que ni Voyage au bout de la nuit, ni Mort à crédit, ni ces autres merveilles noires que dont Nord, D'un château l'autre ou Féerie pour une autre fois, sans parler de Guignols'Band (que je n'aime pas trop personnellement tant il se dilue dans le jazz verbal) ne sont entachés de l'antisémitisme qui ruisselle en revanche dans les pamphlets et la correspondance de l'énergumène. Passons encor.
    Il y a donc à laisser à la lecture d' À propos de chefs-d'oeuvre, mais bien plus à prendre. La conclusion selon laquelle une vie peut être un chef-d'oeuvre m'a d'abord séduit, avant de m'apparaître dans toute sa niaiserie - celle-là que reproche, d'ailleurs, Dantzig à Mario Vargas Llosa quand il dégomme le discours de Stockholm de l'écrivain péruvien en son éloge de la lecture donné avec une belle simplicité augmentée d'un clin d'oeil à sa chère moitié, et qu'il conclut - comme Michel Tournier le fera graver sur sa tombe -, avec ces mots reconnaissants de: merci la vie...


    zap05.png Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel, 187p.


    "La guerre pour l'appropriation de Jérusalem est aujourd'hui la guerre mondiale", déclarait Jacques Derrida dans une conférence tenue en Californie en 1993. "Elle a lieu partout,poursuivait-il,c'est lemonde... c'estaujourd'hui la figure singulière de son être out of joint".
    L'expression "out of joint" fait référence au vers de Hamlet "The time is out of joint", et Peter Sloterdijk resitue cette affirmation du philosophe dans son contexte (réponse notamment à Francis Fukuyama sur la fin de l'Histoire) non sans la qualifier d'"une des exagérations les plus pathétiques que l'on ait entendues dans la bouche d'un philosophe du passé présent".
    Exagération sûrement, qui réduirait "le monde" à l'affrontement des trois monothéismes "autour" de Jérusalem, et pourtant la citation de Derrida tient lieu, pour Sloterdijk, de "panneau d'avertissement" visant à pointer "une zone à haut risque sémantique et politique particulièrement explosive dans le monde actuel: ce Proche et Moyen-Orient dans lequel trois eschatologie messianiques s'affrontent directement ou le plus souvent indirectement".
    Comment naît la transcendance ? Quelle est l'histoire du culte de l'Unique et de ses trois formes principales, visant plus ou moins à l'expansion ? Quelle est la matrice de ce sentiment-pensée cristallisé en vision du monde puis en vérité à prétention absolutistes ? Que nous dit et continue de nous dire le besoin religieux et comment mieux le comprendre dans toutes ses formes, du plus personnel à ses manifestations sociales ou guerrières ?
    D'aucuns se contentent du confort de leur foi pour ne pas entrer en matière, mais cette foi peut-être aussi celle de l'athéisme, qui a ses légions de bigots. Or ce petit livre extrêmement dense, parfois assez touffu (c'est le propre de la pensée de Sloterdijk de multiplier références et mises en rapport et des les filtrer par un langage à la fois conceptuel et très imagé, souvent très proche de notre expérience contemporaine), dépassant évidemment l'alternative entre croyance et mécréance pour interroger les ressources civilisatrices d'une nouvelle attitude devant la religion et, plus précisément aujourd'hui, devant la nouvelle montée aux extrêmes des fanatiques mais aussi devant la fuite en avant d'une société faisant idole de tout et n'importe quoi. À la fois philosophe et "poète", philologue et observateur très poreux de la réalité à tous les étages (des médias aux neurosciences et de l'anthropologie religieuse à la géopolitique la plus récente), Sloterdijk est un écrivain plus qu'un faiseur de système et c'est à ce titre qu'il me passionne, moi qui n'ai pas la "tête philosophique", ni le bagage non plus.
    Dans son approche spécifique des trois religions monothéistes, d'une finesse d'analyse et d'une équanimité qui n'exclut pas les saillies critiques, j'ai été très frappé par ce qu'il dit de la violence interne dégagée par le discours d'Augustin (rappelant dans la foulée que Thomas d'Aquin prônait la peine de mort contre les non croyants), et non moins intéressé par sa mention d'un essai antichrétien du psychanalyste juif Bélan Gringerger (Narcissisme, christianisme et antisémitisme, traduit chez Actes Sud) établissant un lien direct entre Jésus et Hitler...
    Etudiant les aspects expansionnistes des trois religions monothéistes, leurs combats respectifs contre la "concurrence" ou les modalités selon lesquelles leur hubris s'affirme, Peter Sloterdijk conclut son chapitre passionnant sur les "campagnes" respectives des monothéismes par ces propos prospectifs liés à la "maison de la guerre" des islamistes, dont nos descendants jugeront de la validité: "Pour ce qui concerne l'autorité spirituelle de l'islam, dans ses deux branches principales, l'implosion des hiérarchies et la dissolution de l'ordre traditionnel du savoir l'anéantiront peu à peu. L'association d'idées entre l'islamisme et la terreur, devenue presque automatique dans la conscience mondiale, lui a en outre fait subir de tels dommages qu'on ne voit pas comment l'islam dans sa globalité pourrait s'en remettre en tant que religion et matrice de cultures. E tout cas, la "maison de l'islam" va devoir faire face à des crises de modernisation d'un violence effroyable"...

    Zap10.jpgJean Soler, Qui est Dieu ? Editions Bernard de Fallois.
    À tant entendre parler de Dieu comme d'une personne, d'aucuns (qu'ils y croient ou pas) sont curieux de faire plus ample connaissance avec celle- sans se contenter des on-dit de leur paroisse ou du café du commerce, et d'autant plus que cette personne taxée du grade d'Unique est en outre supposée l'auteur d'un best-seller mondial et jouit toujours d'un prestige certain auprès de quelques milliards d'autres personnes moins "uniques" mais qui s'agenouillent avec la (plus ou moins )même dévotion à ses pieds et s'étripent en son Nom à trois déclinaisons au moins.
    De cette personne fameuse qu'on appelle Dieu, Jean Soler, dont les ouvrages précédents ont largement illustré sa culture encyclopédique de l'histoire et des développement variés du monothéisme, qu'il situe volontiers par contraste avec les pensées grecque ou chinoise, trace un portrait qui ressemble terriblement à celui des hommes qui furent et continuent d'être. Sa position est d'un honnête homme curieux de savoir, de connaître et de comprendre. Autant que Peter Sloterdijk, son mérite est de confronter les sources anciennes et les connaissances nouvelles, mais son propos est à la fois plus direct et personnellement polémique, sans qu'on retrouve chez lui de la rage rationaliste des athées militants à la française ou à l'anglaise - je pense aux interprétations "littéraires" d'un Pierre Gripari incrimiant le "fascisme" de l'Ancien Testament, ou aux positions platement scientistes du biologiste à succès Richard Dawkins.
    Jean Soler pourrait être dit, à sa façon, un auteur de la "ligne claire". Il ne rend pas assez compte, à mes yeux, de tout ce qui ressortit aux sentiments et à la complexité humaine - ce qu'on appelle commodément le "mystère" de notre condition -, entre autres obscures et fécondes profondeurs mieux éclairées par la lecture anthropologique d'un René Girard, mais la lecture de Qui est Dieu ? est à la fois instructive et roborative, clairante et tonique !

    (À suivre...)


    Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel.
    Jörg Wegelin. Jean Ziegler. Favre.
    Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.Seuil
    François Bon. Autobiographie des objets. Seuil.
    Daniel Fazan. Millésime. Olivier Morattel.
    Pierre Crevoisier. La dame en rouge. Sur manuscrit.
    Jean Bofane, Mathématiques congolaises. Actes Sud.
    Joël Dicker. La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert. L'Age d'Homme, Bernard de Fallois.
    Metin Arditi. Prince d'orchestre. Actes Sud.
    Marc Dugain. Avenue des géants. Gallimard.
    Jean-Michel Olivier, Après l'orgie. L'Age d'Homme /Bernard de Fallois.
    Arno Bertina. Je suis une aventure. Verticales.
    Patrick Deville, Peste et choléra. Seuil.
    Jean Echenoz, 14.Minuit.
    Daniel de Roulet. Fusions. Buchet Chastel.
    François Debluë. Portrait d'un homme ordinaire. L'Age d'Homme.
    Bona Mangangu. Caravaggio le dernier jour. Sur manuscrit.
    Jean Ziegler. Destruction massive. Fayard, 2011.
    Jeandaniel Dupuy, Le cabinet de curiosités. AEncrages.
    Quentin Mouron, Notre-Dame-de-la merci. Olivier Morattel.
    Yasmine Char. Le Palais des autres jours. Gallimard
    Henri Roorda, Le roseau pensotant. Mille et une Nuits.
    Anne Wiazemsky. Une année studieuse. Gallimard.
    Mais encore:
    Gargantua de Rabelais; Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline; Les Frères Karamazov, de Fédor Dostoïevski; Notizen de Ludwig Hohl, Typhon, de Joseph Conrad; Paludes, d'André Gide. Au présent d'Annie Dillard. Etc.






  • Et Dieu là-dedans ?

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    L'année 2012 a été marquée par la parution, aux éditons Bernard De Fallois, d'un essai de haute volée de Jean Soler, très substantiel mais accessible à tous, intitulé Qui est Dieu ? et constituant une manière de synthèse limpide de la trilogie consacrée par cet humaniste érudit au monothéisme. Le texte qui suit m'en semble une belle et bonne introduction.


    POURQUOI LE MONOTHEISME ?


    par Jean Soler



    Heureux les chercheurs qui étudient les dieux grecs ou les dieux égyptiens ! Ils ne risquent pas trop que leurs croyances religieuses infléchissent leur jugement ou que leurs analyses critiques heurtent la foi de leurs lecteurs, car personne, depuis bien longtemps, ne croit plus en Zeus ou en Osiris. Mais il en va autrement pour le dieu que nous appelons « Dieu », qui, lui, a encore trois milliards de fidèles dans le monde. Il semble néanmoins indispensable, dans l’approche scientifique des religions, de ne faire aucune différence entre ces divinités. Les dieux sont des personnages historiques qui apparaissent un jour, qui vivent plus ou moins longtemps – aussi longtemps qu’il existe des hommes qui en sont persuadés – et qui finissent par disparaître ou par se fondre dans d’autres dieux.
    La question qui m’a retenu[1] est celle de comprendre depuis quand et pourquoi les Juifs de l’Antiquité ont admis comme un dogme qu’il n’existe et ne peut exister qu’un dieu, alors que jusque là, dans toutes les sociétés connues de nous, le monde divin se caractérisait par la pluralité et la diversité des êtres surnaturels.
    Poser la question en ces termes suscite des résistances – même dans le milieu universitaire, j’en ai fait l’expérience – parce qu’il est évident aux yeux des croyants que Dieu, ce dieu-là, l’Unique, le seul « vrai Dieu », existe de toute éternité, et que les hommes l’ont toujours su, plus ou moins obscurément. Les adeptes des trois religions monothéistes jugent donc tout à fait normal que Dieu, pour des raisons qui lui appartiennent, se soit révélé à l’un des peuples, celui des Hébreux, et plus précisément à tel ou tel de ses membres, à Abraham d’abord, à Moïse ensuite, comme la Bible en témoigne, pour aider l’humanité à acquérir une connaissance plus claire de son existence et de ses volontés.
    Cette position, qui paraît inattaquable si l’on se place dans l’optique des croyants, n’est plus tenable aujourd’hui, en raison des acquis de la recherche scientifique. Non seulement, en effet, l’existence d’Abraham et de Moïse est remise en cause (les archéologues n’ont trouvé, par exemple, aucune trace du séjour de tout un peuple dans le désert du Sinaï[2]) mais la divinité qui s’est adressée à Abraham et à Moïse n’est pas, d’après le texte hébreu de la Bible lu sans idée préconçue, le Dieu Unique. Il s’agit d’un dieu parmi d’autres nommé « Iahvé » (peu importe comment se prononçait son nom et comment il est transcrit dans nos langues). Ce fait, car c’est un fait, est masqué par l’illusion rétrospective qui projette sur ce passé lointain et largement mythique les convictions qui sont les nôtres sur le Dieu Un, illusion entretenue par le tour de passe-passe qui consiste à escamoter, dans les traductions de la Bible, le mot « Iahvé », pour mettre à sa place les mots « Dieu », « le Seigneur » ou « l’Eternel », termes qui désignent aujourd’hui, sans équivoque, le Dieu de la croyance monothéiste[3].
    Comment s’exprime le récit biblique où ce dieu s’adresse à Abraham, qui s’appelle encore Abram, pour la première fois ? « Iahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple et je te bénirai », Genèse 12, 1-2. D’emblée Abraham est présenté comme l’ancêtre d’un peuple promis à un grand destin : nous l’appelons le « peuple élu ». Et la bénédiction du dieu – qui ne dit à aucun moment qu’il est le seul Dieu véritable – se traduira par l’octroi à des tribus nomades d’un « pays » où ils pourront se sédentariser : la « Terre promise ». C’est la première mention dans la Bible d’un contrat passé entre l’un des dieux et l’un des peuples, d’une « alliance » aux termes de laquelle, si le peuple reste fidèle à ce dieu, le dieu le favorisera par-dessus tous les autres peuples. Ce contrat a été renouvelé, affirme la Bible, quelques siècles plus tard, avec Moïse. Que dit le dieu au prophète quand il s’adresse à lui pour la première fois, du fond d’un buisson qui brûle sans se consumer : « Je suis le dieu de tes ancêtres, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac, le dieu de Jacob », Exode 3, 6. Il est toujours question d’un dieu ethnique, qui révèle à Moïse, comme une marque insigne de faveur, son vrai nom : « Iahvé », et qui se soucie avant tout de sauver son peuple de l’esclavage où il est réduit en Egypte. Ni dans cet épisode ni plus tard, au cours des entretiens que Moïse aura avec Iahvé sur le mont Sinaï, le dieu ne se présente comme l’unique dieu qui existe, un dieu universel qui serait celui de tous les peuples et se préoccuperait du sort de l’humanité. J’ai montré dans La Loi de Moïse que les prescriptions que donne le dieu au prophète, à commencer par les Dix Commandements, ne sont pas les impératifs d’une morale universelle mais des règles de conduite destinées à assurer l’unité et la cohésion du peuple hébreu en vue de sa survie.
    Ce type de religion n’est pas spécifique des Israélites (les descendants de Jacob, surnommé Israël). On le rencontre dans tout le Proche-Orient ancien, bien avant que les Hébreux entrent dans l’Histoire, comme l’attestent les nombreuses inscriptions mises au jour en Mésopotamie. Vers l’an 2025, par exemple – près de huit siècles avant Moïse, si celui-ci a existé et s’il a vécu, comme on l’assure, au milieu du XIIIe siècle - des textes font état d’un peuple jusque là inconnu qui dit vénérer un dieu tout aussi inconnu que lui, « Assur ». Le dieu et le peuple ont conclu une alliance à ce point étroite que le peuple se définit par l’appellation d’« Assyriens » : les fidèles du dieu Assur, et qu’il a donné le nom de son dieu à sa capitale : « Assur ». Un peu plus tard, dans la même région, les Babyloniens adoptent pour dieu protecteur « Marduk ». Or, aussi bien les inscriptions que les vestiges de sanctuaires prouvent que ces deux peuples vénéraient en même temps d’autres divinités. Nous avons affaire à une forme de polythéisme que nous nommons aujourd’hui, d’un terme qui n’est pas encore dans les dictionnaires, la « monolâtrie ». La monolâtrie est le culte rendu à un dieu de préférence aux autres, sans nier pour autant l’existence des autres dieux, dont certains ont un rapport privilégié, eux aussi, avec d’autres peuples. Les Juifs de l’Antiquité n’ont fait qu’imiter ce qu’ils voyaient pratiquer autour d’eux en liant leur sort à un dieu aussi obscur que Marduk ou Assur mais dont ils attendaient la même protection : on espère qu’un dieu inconnu ou marginal pourra se consacrer entièrement à vous, alors qu’un dieu célèbre, sollicité par beaucoup de peuples, risquerait de vous négliger ou de donner sa préférence à d’autres. Un prophète biblique, Michée, qui a vécu à Jérusalem au VIIIe siècle avant notre ère, est très conscient de cette situation : « Tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu, et nous, nous marchons au nom de Iahvé, notre dieu, pour toujours et à jamais », Michée, 4, 5. Il n’empêche que les Israélites, à l’exemple des Assyriens et des Babyloniens, avaient d’autres dieux, notamment Baal, et même une déesse, compagne de Iahvé, Ashéra, comme en témoigne la Bible, si on la lit sans verres déformants, et comme le confirment des inscriptions découvertes récemment en Israël, qui parlent de « Iahvé et son Ashéra »[4].
    Quel que soit le rôle joué par les autres dieux, chaque peuple attribue ses succès, surtout ses succès militaires, au dieu avec lequel il a fait alliance, et il a tendance à penser que son dieu est le plus grand des dieux. On le voit dans les inscriptions mésopotamiennes. On le constate également dans la Bible. Après le passage de la mer Rouge, qui est présenté comme une victoire remportée par les Hébreux sur les Egyptiens grâce à l’intervention miraculeuse de leur dieu, Moïse et le peuple entonnent un cantique de remerciements où ils disent : « Qui est comme toi parmi les dieux [elim, pluriel d’el, « dieu »], Iahvé ? », Exode 15, 11. Cette formulation appartient, sans nul doute, à l’univers polythéiste – pour peu qu’on ne trahisse pas le texte en traduisant : « Qui est comme toi parmi les forts, Eternel ? » (Bible du rabbinat français). Ce passage et bien d’autres prouvent que « Moïse ne croyait pas en Dieu », comme je l’ai écrit, avec un brin de provocation, dans L’Invention du Monothéisme, pour faire comprendre que les textes attribués par la tradition à Moïse – les cinq premiers livres de la Bible que les Juifs appellent la Tora et les chrétiens le Pentateuque – ne sont pas, dans leur presque totalité, monothéistes.
    Dans ces conditions, comment se fait-il que le peuple juif soit à l’origine de la croyance en un Dieu unique ? Si cette dernière ne remonte pas à Moïse, quand est-elle apparue et dans quel environnement ? Pour tâcher de répondre à cette question, nous ne pouvons nous appuyer que sur la Bible, car aucun autre peuple n’a adopté cette religion avant le peuple juif. Le cas du pharaon Akhenaton, qui a régné un siècle avant l’époque où Moïse est supposé avoir vécu, ne constitue pas une exception. D’après les égyptologues d’aujourd’hui, Akhenaton était un roi caractériel qui a voulu imposer un dieu personnel, Aton, dont il serait le seul représentant et le seul interprète, ce qui revenait à écarter le clergé jusqu’alors tout-puissant, surtout celui du dieu Amon à Thèbes. Mais Aton n’est autre qu’Amon, Rê etc., le même dieu suprême du panthéon égyptien, représenté par le Soleil et adoré sous des noms différents selon les lieux, les époques et la course de l’astre pendant le jour et la nuit. Qui plus est, les hymnes à Aton attribués à Akhenaton décalquent de très près des hymnes à Amon ou à Rê nettement antérieurs, y compris dans l’emploi de l’adjectif « unique » servant à qualifier le dieu, pour mettre l’accent sur son caractère exceptionnel, hors du commun, et non pas pour dire qu’il était le seul dieu à exister[5]. Quoi qu’il en soit, le culte institué par Akhenaton n’a pas survécu à la mort du roi. Un siècle après, son souvenir était aboli et ses temples détruits. Moïse n’aurait pas pu entendre parler de lui ni surtout s’inspirer de sa réforme, puisque le prophète hébreu n’était pas monothéiste ! Le monothéisme véritable a été sécrété bien plus tard, au sein du peuple juif, sans aucune influence directe venue d’un autre peuple, et c’est la Bible seule qui peut nous mettre sur la voie de ses raisons d’être.
    Ici, je ferai état d’un autre apport de la recherche contemporaine. La Bible que nous lisons est un écrit presque aussi tardif que le monothéisme, nettement postérieur à ce que laissait croire la tradition et même à ce que pensaient la plupart des spécialistes il y a encore trente ans. L’archéologie israélienne est arrivée à la conclusion que les Hébreux n’ont pas écrit leur langue avant le IXe ou même le VIIIe siècle. Si Iahvé avait écrit de sa main, en hébreu, les Dix Commandements sur deux tables de pierre, les Israélites n’auraient pas pu déchiffrer ce texte avant plusieurs siècles. Quant à Moïse, le scribe de la Tora, non seulement il ne croyait pas en Dieu mais il ne savait pas écrire ! Il est largement admis aujourd’hui que le premier noyau de la Bible, la version initiale du Deutéronome, le cinquième livre du Pentateuque actuel, date du roi Josias qui a régné à Jérusalem dans la deuxième moitié du VIIe siècle, peu avant la prise de la ville par Nabuchodonosor et la déportation des notables en Babylonie. Le travail d’écriture a repris pendant le demi-siècle qu’a duré l’Exil et il s’est poursuivi sur plusieurs générations après le Retour à Jérusalem. Tous les textes rédigés jusqu’alors – jusqu’au Ve siècle y compris, le siècle de Périclès chez les Grecs – parlent de Iahvé comme du dieu national des Israélites et font toujours mention d’une alliance exclusive conclue entre ce dieu et ce peuple. Il faut en déduire qu’au début du IVe siècle encore les Juifs n’étaient pas devenus monothéistes. Alors, que s’est-il passé ?
    La thèse que je soutiens est que la croyance monothéiste est apparue quand l’échec de l’alliance s’est révélé patent et qu’il a fallu trouver une explication crédible à cet échec.
    Les Israélites ont été assurés, en effet, de la supériorité de leur dieu aussi longtemps que Iahvé leur a apporté d’éclatants succès : la sortie d’Egypte malgré l’armée du pharaon lancée à leurs trousses, la conquête de Canaan, la constitution d’un puissant royaume régi par deux grands rois, David puis son fils Salomon. Tels étaient du moins les récits qui avaient été transmis, disait-on, par les ancêtres. En réalité, je l’ai dit plus haut, il n’y a aucune preuve archéologique de la sortie d’Egypte et de l’errance du peuple hébreu pendant quarante ans dans le désert du Sinaï (il n’y a pas non plus de preuve certaine de la guerre de Troie qui aurait eu lieu à la même époque : les Grecs aussi bien que les Juifs ont reconstruit leur passé lointain sur des mythes). Bien plus, les archéologues n’ont pas découvert de traces de la guerre éclair racontée par la Bible pour la conquête de Canaan : l’occupation a été progressive et plutôt pacifique, d’autant plus qu’une partie au moins des Israélites étaient des autochtones. Plus surprenant encore, car nous entrons désormais dans l’Histoire, aucun vestige archéologique, aucun document épigraphique datant à coup sûr du royaume de David et de Salomon n’a été découvert[6]. Certains spécialistes en viennent à douter de l’existence de Salomon et non plus seulement d’Abraham ou de Moïse. En tout état de cause, si Salomon a existé, il faut l’imaginer en chef de village plutôt qu’en souverain d’un important royaume – d’autant plus que les annales des pays voisins ignorent cet Etat et jusqu’au nom de Salomon. Il n’en reste pas moins que ce personnage a pris une stature emblématique dans la mémoire collective des Hébreux. Or, à lire la Bible – et ce qu’elle dit peut être recoupé, à partir du IXe siècle, par d’autres sources – après le règne de Salomon les Israélites ont connu malheurs sur malheurs. Dès la mort du roi, la plupart des tribus qui s’étaient fédérées – dix sur douze selon la Bible – ne reconnaissent pas son successeur et font sécession en créant un nouvel Etat, dans le nord du pays, et en se dotant d’une nouvelle capitale, Samarie, pour concurrencer Jérusalem. Sont ainsi face à face deux royaumes rivaux, qui à certains moments se feront la guerre. Pour les auteurs de la Bible, c’est là la première « catastrophe » (shoah en hébreu) subie par le peuple élu. Le plus nombreux, le plus puissant et le plus riche des deux royaumes tombe bientôt sous la coupe des Assyriens qui, vers la fin du VIIIe siècle, s’emparent de Samarie, déportent une partie de la population et annexent le pays à leur Empire. Ce fut la deuxième catastrophe dans l’histoire des Juifs. Il y en aura une troisième quand les Babyloniens, au début du VIe siècle, mettent fin au royaume du Sud en détruisant Jérusalem et en déportant toute l’élite du pays. Les Israélites ont alors perdu la totalité de la Terre que leur dieu, pensaient-ils, avaient offerte à leurs ancêtres. Ils ont pu espérer, vers la fin du VIe siècle, avec la victoire des Perses sur les Babyloniens, la libération des exilés et le retour d’une partie d’entre eux à Jérusalem, qu’ils allaient pouvoir reconstituer le vaste royaume de Salomon. Les œuvres bibliques datant de l’Exil – en particulier les prophéties de Jérémie, qui est resté à Jérusalem avant de fuir en Egypte, et celles d’Ezéchiel, déporté à Babylone – témoignent de ce rêve. Mais le rêve ne s’est pas réalisé. Pendant les deux siècles qu’a duré l’Empire perse, les habitants de la Judée n’ont fait que végéter, sans roi, sans armée, sans indépendance, dans un minuscule canton de l’Empire achéménide qui allait de l’Indus au Nil et du golfe Persique à la mer Noire, en englobant une partie du monde grec, avec les cités de Milet ou d’Ephèse. Les inscriptions perses qui énumèrent les différents peuples entrés dans l’Empire mentionnent les Assyriens, les Babyloniens, les Egyptiens et même les Arabes, mais jamais les Juifs. L’historien-ethnologue grec Hérodote qui a séjourné, au Ve siècle, en Perse, en Egypte et jusqu’en Phénicie, dans l’actuel Liban, aux portes d’Israël, n’a jamais entendu parler des Juifs, de leur religion ni du temple qu’ils avaient reconstruit à Jérusalem après leur retour de Babylone. C’est pourtant dans cette période, sous la domination des Perses, que les Juifs ont conçu une religion tout à fait nouvelle, le monothéisme.
    Comment le comprendre ? En renonçant d’abord aux notions de Révélation et de Livres sacrés, même si l’on croit en « Dieu ». Les fidèles du Dieu unique ont bien dû admettre, au XVIe siècle, que la terre tourne autour du soleil, et, trois siècles plus tard, que l’homme n’est pas né d’un coup, tel qu’il est aujourd’hui, mais qu’il est issu d’une très longue évolution des espèces, malgré ce qu’assure la Bible. Ils devront s’accommoder aussi, désormais, du fait qu’aucun texte biblique n’affirme que Dieu – l’Unique – s’est fait connaître d’un Israélite, à quelque moment que ce soit, en lui disant : Il n’existe qu’un Dieu, voilà la Vérité en matière de religion. Je te confie la mission de mettre par écrit cette Vérité, d’en convaincre ton peuple et de la diffuser dans le reste de l’humanité. Les quelques versets qui sont habituellement cités pour accréditer cette lecture sont isolés de leur contexte et interprétés à contresens. Il n’y est question, encore et toujours, que d’un dieu particulier qui se préoccupe exclusivement de son peuple, l’ethnie des Israélites. Et c’est – j’en suis convaincu – l’échec répété de cette ethnie, malgré son alliance avec un dieu présenté comme le plus grand des dieux, qui est à l’origine de la révolution monothéiste. Mais revenons en arrière.
    La première « catastrophe » dans l’histoire nationale – la scission du royaume de Salomon en deux Etats rivaux – a été expliquée après-coup par les rédacteurs de la Bible comme la conséquence de l’infidélité du souverain qui aurait toléré, à Jérusalem même, à la fin de sa vie, le culte d’autres divinités (Premier livre des Rois, 11). La deuxième « catastrophe » – la disparition du royaume de Samarie, le plus important des deux Etats – a été justifiée également par l’infidélité de ses rois qui auraient introduit le culte de dieux étrangers, notamment de Baal, pour concurrencer le dieu des ancêtres. Ainsi, plutôt que de mettre en doute la puissance de Iahvé, on a incriminé son peuple. Cette réaction n’est pas propre aux Hébreux. Nous connaissons, en Mésopotamie, des textes plus anciens où des cités rendent compte des revers qu’elles ont subis par une punition de leur dieu. Personne n’est prompt, peuple ou individu, à mettre son dieu en cause et à l’abandonner. Pour continuer à croire en lui, on préfère lui attribuer les défaites aussi bien que les victoires. Si le « peuple de Iahvé » connaît des malheurs, pensent les auteurs de la Bible, ces malheurs sont l’œuvre de Iahvé. On cherche alors à comprendre quelle faute les anciens ont commise, pour éviter de la commettre à nouveau. C’est sous le règne de Josias, semble-t-il, autour de 620, que l’idée a prévalu, dans l’espoir d’empêcher Jérusalem de subir le sort de Samarie, que Iahvé était un dieu « jaloux » : qui ne tolérait pas de rivaux dans la vénération qu’il exigeait des Israélites – ce qui prouve d’ailleurs que le culte de Iahvé avait cohabité jusqu’alors avec celui d’autres dieux, comme c’était courant, je l’ai signalé, dans la monolâtrie des dieux nationaux au Proche-Orient. La monolâtrie n’est que l’une des modalités de la croyance polythéiste et la réforme de Josias, qui exigeait que le peuple adore le seul Iahvé, en un seul lieu de surcroît, le temple de Jérusalem, n’est qu’une variante apportée à la forme antérieure de monolâtrie. Dater de cette époque la naissance du monothéisme, comme le font certains[7], est une erreur. Ils confondent la monolâtrie et le monothéisme, lequel seul énonce qu’il ne peut exister qu’un dieu.
    A la lumière des vues nouvelles apparues au temps de Josias, on a soutenu que Iahvé avait utilisé d’autres peuples – les plus cruels d’entre eux – pour punir les Israélites de leur infidélité. Cette idée présentait le double avantage de maintenir la toute-puissance présumée de Iahvé et de ne pas attribuer les succès des peuples ennemis au pouvoir de leurs dieux. Pour que personne, ni chez les ennemis ni chez les Israélites, ne puisse se tromper en imputant les échecs de ces derniers à d’autres dieux que Iahvé, on a affirmé – Jérémie, par exemple, chapitre 51 – qu’après avoir servi d’instruments entre les mains de Iahvé, ces ennemis seraient châtiés à leur tour pour avoir fait couler le sang de son peuple. Et l’Histoire a paru corroborer cette conviction. En effet, après avoir détruit le royaume de Samarie, les Assyriens ont été écrasés par les Babyloniens. Quant aux Babyloniens, après avoir détruit le royaume de Jérusalem (la Judée), ils ont été défaits et anéantis par le roi des Perses, Cyrus. Mais avec les Perses, tout va changer. Les Perses, sans le vouloir et sans le savoir, vont mettre en défaut l’idéologie biblique.
    Loin de punir les Israélites pour obéir au dessein de Iahvé, les Perses les ont en effet libérés de leur exil à Babylone, en 539. Ils leur ont permis de retourner à Jérusalem et d’y rebâtir leur temple. Mieux même, ils ont financé ces travaux et ils ont exempté d’impôts le clergé. Mieux encore, quelques décennies plus tard, des rois perses ont confié des missions à des Judéens demeurés en exil et proches de la cour pour qu’ils aillent à Jérusalem prêter assistance à la communauté du Retour qui en avait bien besoin, tellement elle était désorganisée et dans la misère. Le propre échanson du roi, Néhémie, a fait deux missions au milieu du Ve siècle. Esdras, un prêtre-scribe, est arrivé probablement au début du IVe siècle. Ce dernier a joué un grand rôle pour fixer par écrit les lois attribuées à Moïse et reconnues par le pouvoir perse pour les affaires concernant les Juifs (ainsi appelle-t-on désormais les Judéens et, plus généralement, les membres de l’ethnie israélite). En un mot, les Perses se sont montrés irréprochables à l’égard des Juifs, au point que Cyrus est appelé dans la Bible le Messie, c’est-à-dire « l’oint de Iahvé »[8], et que les Juifs ont pu croire pendant un certain temps que les Perses se rendraient compte qu’ils devaient leur réussite au dieu des Juifs et qu’ils se rallieraient à lui. Mais rien de tel ne s’est produit. Les Perses se comportaient avec les Juifs comme avec les autres peuples de l’Empire, ni plus ni moins. Ils respectaient la religion ainsi que les coutumes des peuples assujettis. Dans une inscription découverte en 1879 à Babylone sur un cylindre d’argile, il est dit que Marduk lui-même, le dieu national du pays, a chargé Cyrus, un étranger, de punir le roi des Babyloniens de son infidélité en s’emparant de sa capitale. Dans la suite du texte, Cyrus assure vénérer Marduk, qu’il appelle son « Seigneur », et dit qu’il a libéré les populations étrangères qui avaient été déportées – sans faire mention des Juifs[9]. Cette attitude des Perses correspond de près à celle qu’ils ont eue envers les Judéens, au témoignage de la Bible, et à la politique qu’ils ont appliquée à l’égard de l’Egypte, après avoir conquis le pays. Une statue de Darius découverte dans sa capitale iranienne, à Suse, en 1972, porte une inscription en hiéroglyphes où le roi des Perses se présente, à l’image des pharaons, comme le fils de Rê, le dieu suprême des Egyptiens. Mais d’autres inscriptions gravées sur la statue en perse, en élamite et en akkadien, rendent hommage à Ahura-Mazda, « le grand dieu qui a créé cette terre ici, qui a créé ce ciel là-bas, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Darius roi ». Et Darius déclare plus loin : « Qu’Ahura-Mazda me protège, ainsi que ce que j’ai fait »[10]. Il est clair que les Perses rendaient hommage au dieu principal de chacun des peuples entrés dans l’Empire, pour obtenir son concours ou du moins sa neutralité, mais c’est à leur dieu national, Ahura-Mazda, qu’ils attribuaient leurs succès. A ce dieu, ils prêtaient les mêmes pouvoirs – en particulier celui de Créateur – que les Juifs à Iahvé. Mais entre les deux divinités, il y avait une différence considérable. La puissance d’Ahura-Mazda était crédible : on pouvait penser qu’elle avait permis à son peuple de conquérir un immense territoire ; celle de Iahvé était sérieusement sujette à caution : son peuple ne faisait que se morfondre, en obscur vassal, dans un étroit recoin de l’Empire perse.
    Pouvait-on espérer que la domination des Perses ne serait que passagère, comme l’avait été celle des Assyriens et des Babyloniens, et qu’ensuite Iahvé réduirait les Perses à néant pour redonner aux Juifs un grand royaume ? Même cette espérance était fragile. Iahvé avait puni les Assyriens et les Babyloniens, après s’être servi d’eux, parce qu’ils avaient opprimé les Juifs. Mais de quoi Iahvé devrait-il punir les Perses ? Il n’y avait rien à leur reprocher ! Fallait-il alors en conclure que le plus grand des dieux n’était pas Iahvé mais Ahura-Mazda ? L’admettre a pu être une tentation éprouvée par certains. La Bible fait état, dans d’autres circonstances, du ralliement d’Israélites aux dieux des vainqueurs. Un roi de Jérusalem, vers la fin du VIIIe siècle, après avoir été battu par les Araméens, s’est dit : « Puisque les dieux des rois d’Aram les secourent, je leur sacrifierai et ils me secourront », 2 Chroniques 28, 23. Beaucoup de peuples dans le monde – et d’abord dans cette région – ont disparu avec leur religion pour s’être soumis à d’autres peuples et avoir adopté leurs croyances et leurs coutumes. Mais chez les Juifs, alors, religion et identité nationale étaient devenues tellement imbriquées qu’abandonner Iahvé aurait été l’équivalent d’un suicide collectif. Toute leur histoire mythique mise désormais par écrit et toutes les paroles de leurs prophètes ne cessaient de leur répéter qu’ils n’étaient pas comme les autres, qu’ils devaient se tenir à l’écart des nations étrangères (les goyim), parce qu’ils étaient promis par leur dieu à un grand destin. « C’est un peuple qui demeure à part et qui n’est pas compté parmi les nations » : ainsi se décrivent-ils dans la Bible (Nombres, 23, 9). Leurs lois contribuaient elles aussi, et tout particulièrement les interdits alimentaires, à maintenir cette séparation : « C’est moi, Iahvé, votre dieu, qui vous ai séparés des peuples, et ainsi, vous séparerez la bête pure de l’impure, l’oiseau impur du pur, et vous ne vous rendrez pas abominables par la bête, par l’oiseau, par tout ce dont fourmille le sol, bref, par ce que j’ai séparé de vous comme impur », Lévitique 20, 24-25[11]. Renoncer à cette idéologie qui leur avait permis de supporter beaucoup de revers et plusieurs catastrophes aurait été renoncer à être eux-mêmes. Reconnaître qu’ils s’étaient trompés les aurait condamnés à disparaître.
    Pour ne pas en venir là, les guides du peuple avaient cherché depuis longtemps à amender la religion initiale. Ils avaient décrété, sous Josias, que le dieu national ne supportait aucun rival, et on avait chassé les dieux étrangers. Après le retour de Babylone, Esdras avait pensé qu’il fallait épurer l’ethnie pour la rendre digne d’être à nouveau le « peuple de Iahvé » et on avait chassé les femmes étrangères avec leurs enfants, en interdisant strictement désormais les mariages mixtes (Esdras 10 et Néhémie 13). Dans le temple reconstruit, on multipliait les sacrifices expiatoires et les rites de purification pour respecter les innombrables commandements que Iahvé avait prescrits, disait-on, à Moïse et que le prophète avait notés : on disposait maintenant de rouleaux pour enseigner ces lois à tous les Juifs. Que pouvait-on faire d’autre en vue d’obtenir le pardon des fautes commises par les ancêtres, de retrouver grâce auprès de Iahvé et de redevenir le grand peuple à qui Moïse avait dit : « Tu annexeras des nations nombreuses et toi, tu ne seras pas annexé. Iahvé te mettra à la tête et non à la queue ; tu seras uniquement en haut, tu ne seras jamais en bas », Deutéronome 28, 12-13 ? Il fallait bien constater que toutes ces réformes et tous ces efforts étaient restés sans résultats. Rien n’était venu modifier la condition subalterne et insignifiante dans laquelle le peuple vivotait. Les Juifs s’étaient-ils trompés en misant tout sur le seul Iahvé ? Le doute, étalé sur plusieurs générations, a dû être véritable et profond. Un psaume remanié à l’époque perse peut donner une idée de cet état d’esprit : « Tu nous a rejetés et couverts de honte (…) Tu fais de nous la fable des nations (…) Tout cela est arrivé sans que nous t’ayons oublié, sans que nous ayons trahi ton alliance (…) Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? », Psaume 44, 10-24. L’explication par la culpabilité du peuple a épuisé ses effets, des voix osent s’élever maintenant pour mettre en cause Iahvé lui-même. Les interrogations sur le pouvoir réel du dieu étaient d’autant plus inévitables qu’on voyait, au même moment, les Perses triompher sans commettre aucun méfait qui aurait pu attirer sur eux le courroux de Iahvé. Bien plus, le peuple a dû finir par savoir, comme ne l’ignorait pas Néhémie, qui vivait à la cour de Suse, que les Perses attribuaient leurs succès à leur dieu, Ahura-Mazda, avec de bonnes raisons de le faire. Cette situation qui a perduré pendant les deux siècles de l’Empire achéménide a mis en porte-à-faux l’idéologie qui avait permis aux Juifs de l’Antiquité d’expliquer leurs malheurs sans remettre en cause la puissance de leur dieu ni l’alliance qui avait fondé leur identité. Il faut supposer que durant cette période sur laquelle nous n’avons pratiquement aucun document – elle rappelle les « siècles obscurs » qui ont précédé la renaissance, au VIIIe siècle, de la civilisation grecque – une crise intellectuelle a dû se développer et s’accentuer. Pour la surmonter, il n’y avait que deux voies : abandonner la doctrine traditionnelle et sacrifier le passé, ou trouver une idée radicalement neuve capable de sauver, à la fois, le peuple et son dieu. Cette idée a été le monothéisme.
    Il est impossible de savoir quand et par qui cette idée a été formulée pour la première fois. Il en va de même, souvent, dans l’histoire des sciences, quand il s’agit d’identifier le ou les auteurs d’une théorie venue dénouer la crise dans laquelle la recherche s’était enlisée : j’ai avancé ce parallèle en m’aidant des analyses de Thomas S. Kuhn sur les révolutions scientifiques[12]. Il a fallu du temps pour que la théorie monothéiste se fraie un chemin, du temps pour qu’elle gagne des adeptes, du temps pour qu’elle s’impose finalement à tout un peuple, dans la deuxième moitié du IVe siècle, semble-t-il, sinon au début du IIIe, quand les Grecs sont venus supplanter les Perses sans que la situation des Juifs change en quoi que ce soit.
    L’adoption du monothéisme par les Juifs a modifié du tout au tout leur vision du monde. Il n’y avait plus lieu d’interpréter l’Histoire en termes de rivalités entre dieux protégeant et aidant chacun son peuple. Comparer, en particulier, le dieu des Juifs et le dieu des Perses n’avait plus de sens : c’était le même dieu[13], le Dieu Unique, qui favorisait, selon des desseins connus de lui seul, tantôt un peuple et tantôt un autre. Cette évidence nouvelle, véritablement révolutionnaire, perçue par les Juifs et eux seuls, donnait à ces derniers une clef pour expliquer leurs malheurs passés et présents tout en gardant l’espoir de retrouver un jour la faveur de la divinité qui les avait fait sortir d’Egypte et les avait dotés d’un grand pays où ils avaient édifié un puissant royaume. Ce dieu, on cessera peu à peu de l’appeler « Iahvé », comme on faisait du temps où il fallait, grâce à un nom propre, le distinguer des autres dieux. On l’appellera désormais « Dieu » (elohim) ou « Seigneur » (adonaï). Quand la Tora est traduite en grec par des Juifs d’Alexandrie, au IIIe siècle avant notre ère, à l’intention des Juifs d’Egypte qui ne connaissaient plus l’hébreu, la mutation monothéiste est achevée : dans la Septante, « Iahvé » a complètement disparu au profit de théos (« Dieu ») et de kurios (« Seigneur »)[14].
    C’est ainsi que les Juifs ont changé de religion, sans attribuer nulle part cette innovation à une inspiration divine. Ils ont cru (ou laissé croire), pour raccorder le présent au passé, que cette vue nouvelle tenue pour la Vérité remontait au Sinaï. Et ils ont apporté dans ce sens quelques corrections à la Bible : ils ont réécrit, par exemple, le premier chapitre de la Genèse[15]. Néanmoins, ils ont respecté pour l’essentiel un texte déjà fixé et considéré comme sacré parce que dicté par Dieu à Moïse. De ce fait, la Bible hébraïque que nous lisons aujourd’hui est presque entièrement antérieure à l’époque où la croyance en un Dieu unique est devenue un dogme dans la religion des Juifs – un millénaire environ après Moïse, si ce prophète a une réalité historique – dogme qu’ils ont inventé dans le but de tirer Iahvé, et de se tirer eux-mêmes avec lui, du gouffre où ils étaient descendus ensemble.
    Mon hypothèse permet de comprendre que, par la suite, le Dieu unique n’a jamais cessé d’être considéré par les Juifs comme le Dieu des Juifs avant tout et non pas comme celui de tous les peuples. La preuve en est qu’au début de notre ère encore, le temple de Jérusalem, seul lieu où pouvait se célébrer, affirmait-on, le culte du Dieu Un, était réservé aux seuls Juifs. Les archéologues ont mis au jour deux panneaux où il est écrit, en grec et en latin : « Qu’aucun étranger ne pénètre à l’intérieur de la balustrade et de l’enceinte qui entourent le sanctuaire. Celui qui serait pris ne devrait accuser que lui-même de la mort qui serait son châtiment[16].
    Ce sont les premiers chrétiens qui ont coupé les racines ethniques de Dieu. Paul surtout, né Juif, a dit et redit dans ses lettres pastorales : puisqu’il n’existe qu’un Dieu, il est nécessairement le Dieu de tous les peuples et de tous les individus ; et il n’y a dès lors aucune raison de faire des distinctions entre les Juifs et les non-Juifs[17].
    Cependant, à partir du moment, au début du IVe siècle de notre ère, où un empereur romain, Constantin, s’est converti au christianisme, le dieu « Dieu » est devenu progressivement le dieu des Romains, puis des Européens et des peuples qu’ils ont soumis. Il a de nouveau été la marque identitaire, non plus d’une ethnie particulière, comme c’est toujours le cas dans le judaïsme, mais d’un ensemble de nations unies dans le culte du Fils de Dieu. Et l’islam, au VIIe siècle, tout en affirmant très fort son attachement au Dieu unique emprunté aux Juifs et aux chrétiens, a triomphé en fédérant, autour de l’enseignement de Mahomet, des tribus arabes jusqu’alors rivales, et en les entraînant à la conquête d’un vaste empire.
    Le fait que le monothéisme ne puisse se passer, quoi qu’en disent les théologiens, d’un enracinement national explique qu’aujourd’hui encore, des peuples qui affirment vénérer le même Dieu se livrent à des luttes impitoyables pour faire prévaloir leur propre conception du Dieu Un.
    Jean Soler*


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    [1] Cf. ma trilogie « Aux origines du Dieu unique » : L’Invention du monothéisme (éd. de Fallois, 2002) ; La Loi de Moïse (2003) ; Vie et Mort dans la Bible (2004) ; collection de poche « Pluriel », Hachette Littératures, 2004 et 2005 pour les deux premiers volumes.
    [2] Cf. Israel Finkelstein and Neil Asher Silberman, The Bible Unhearted, New York, 2001 ; trad. fr. La Bible dévoilée, Bayard, 2002.
    [3] Un autre subterfuge consiste à désigner ce dieu par les quatre lettres – le « tétragramme divin » : IHVH – qui servent à l’écrire dans la Bible. Mais l’hébreu ne note que les consonnes et les semi-consonnes pour ce dieu comme pour les autres, comme pour tous les mots de la langue ! C’est à cause d’une prétendue interdiction de prononcer ce nom, « le Nom », que certains le transcrivent dans les autres langues en IHVH, et le prononcent « Adonaï » (« Seigneur ») au lieu de « Iahvé ». En réalité, cette interdiction n’est pas dans la Bible. Voir L’Invention du monothéisme, p. 108-110 et 123-124, ainsi que La Loi de Moïse, p. 45-47.
    [4] Cf. notamment Amihai Mazar, Archaelogy of the land of the Bible, 10,000 – 586 B.C.E., New York, 1990.
    [5] L’Invention du monothéisme, p. 87-89.
    [6] Les arguments de Finkelstein et Silberman, op. cit., sont très convaincants.
    [7] Notamment les auteurs de The Bible Unhearted, chapitre 11.
    [8] Cette référence à Cyrus se trouve dans le recueil de prophéties attribuées à Isaïe (45, 1), lequel a vécu deux siècles avant le roi des Perses !
    [9] Cf. Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Gallimard, 1997, p.181-185.
    [10] Cf. Pierre Briant, Histoire de l’Empire perse, Fayard, 1996, p.492, et Les inscriptions de la Perse achéménide, op. cit., p.246-247.
    [11] Cf. mon article « Sémiotique de la nourriture dans la Bible », Annales, E.S.C., Paris, juillet-août 1973. J’ai repris cette étude, avec des compléments, dans Vie et mort dans la Bible, 2004, p.13-29.
    [12] Cf. Thomas S. Kuhn, The structure of scientific revolutions, Chicago, 1962 et 1970 ; trad. fr. La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983. Et Jean Soler, L’Invention du monothéisme, p.91-93.
    [13] L’assimilation des deux divinités a pu être facilitée par le fait qu’Ahura-Mazda n’était pas représenté, lui non plus, sous des formes figuratives.
    [14] Cf. dans L’Invention du monothéisme le chapitre « L’effacement de Iahvé », p.107-110.
    [15] Cf. le chapitre « Des retouches monothéistes » dans L’Invention du monothéisme, p.99-102.
    [16] Vie et Mort dans la Bible, p.89.
    [17] Cf. notamment la Troisième Epître aux Romains, 29-30.


    Zap09.pngJEAN SOLER
    . Agrégé des lettres. A été le conseiller culturel de l’ambassade de France en Israël de 1969 à 1973 et de 1989 à 1993. A collaboré à l’Histoire universelle des Juifs, sous la direction d’Elie Barnavi, Hachette Littératures, 1992. Auteur d’une trilogie Aux origines du Dieu unique, éd. de Fallois, 2002, 2003, 2004.



    Jean Soler, Qui est Dieu ?. Editions Bernard de Fallois, 2012. Dans un style clair et accessible à tous, Jean Soler met d'abord en lumière «six contresens sur le dieu de la Bible», une divinité qui n'est pas le Dieu unique des trois religions monothéistes mais un dieu parmi d'autres, du nom de «Iahvé», conçu comme le dieu national des seuls Juifs.
    Il relate ensuite, sans référence aucune au surnaturel, la généalogie du dieu «Dieu», telle qu'il l'a reconstituée à partir des acquis de la recherche scientifique.
    Il explique enfin pourquoi cette croyance peut porter plus que d'autres à l'extrémisme et à la violence, comme on l'a vu avec les Croisades, l'Inquisition ou les Guerres de religion, et comme on le voit de nos jours avec les conflits du Moyen-Orient, sans compter l'influence, indirecte mais bien réelle, de l'idéologie monothéiste sur le nazisme et le communisme, ces deux fléaux du siècle passé.



  • Ceux qui font l'inventaire avant liquidation

    Amarcord.jpg Celui qui a horreur des bilans même au lit et au Liban / Celle qui a conservé ses plus beaux orgasmes de 2012 dans des bocaux alignés comme les foetus de Madame Rimbaud / Ceux qui comptent leurs amis qui font de bons contes / Celui qui n'a pas aimé La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert qu'il n'a d'ailleurs pas eu le temps de lire / Celle qui se ferait bien Joël Dicker mais paraît qu'il est végétarien / Ceux qui n'ont pas vu passer 2012 au motif qu'ils ne viendront au monde que dans neuf mois à dater de ce soir bien tard / Celui qui se promet de s'éclater en 2013 vu qu'il n'a pas vu passer 2012 tellement il était overbooké/ Celle qui se donne rendez-vous dans une année pour un debriefing de son avancée sociale qu'elle compte maximiser dès après-demain sur tous les fronts / Ceux qui se promettent une fête de fin d'année à zéro mort / Celui qui passera la nuit à manger de l'ail avec ses amis / Celle qui pense que l'année qui s'annonce lui amènera un mari si possible croyant et pratiquant / Ceux qui sont cons à l'année et ce sera donc reparti à Minuit / Celui qui préfère fêter le Nouvel An selon le calendrier maya dont la fin du monde est dépassée / Celle qui se dit in petto: une année de perdue une de retrouvée et le répète aussitôt sur Facebook où ses amis-pour-la-vie lui disent: j'm ! / Ceux qu'inquiète un peu l'avenir du peuple iranien coincé entre deux voire trois hordes de fous de Dieu / Celui qui a mangé 77 pizzas en 2012 mais pas en même temps / Celle qui n'a pas baisé une seule fois durant l'année écoulée et la prochaine sera tout à l'avenant en vertu de sa position de soeur crossée du couvent des Clarisses / Ceux qui n'ont pas lu le Nothomb de cette année et en concluent qu'on peut donc faire avec sans, etc. Nota bene: à mes 2874 amis-pour-la-vie de Facebook, autant qu'aux 20.000 visiteurs mensuels de mon blog perso (htp://carnetsdejlk.hautetfort.com), je souhaite une belle et bonne année 2013, en attendant les barbares et le Saint Esprit