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  • Survie des lucioles

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    (Dialogue schizo)


    Première rencontre avec Philippe Sollers. De la Survivance des lucioles et de La merditude des choses. Paris, ce 29 janvier 2010.

    Moi l’autre
    : - Et Alors ?
    Moi l’un : - Alors je suis ému, je suis touché, je suis soufflé.
    Moi l’autre : - On se reprend une Margarita ?
    Moi l’un : - Margarita, Porto flip, ce que tu veux, mais ne me parle plus de bière après La merditude de choses. Et quelle émotion pourtant !
    Moi l’autre :- Une espèce de Bukowski flamand, tu ne trouves pas ?
    Moi l’un : - C’est vrai, mais en moins égocentrique et en plus tendre. C’est ça qui m’a réellement touché et soufflé : c’est l’immense tendresse que dégage ce film en nous traînant dans ce merdier. Et la luciole…
    Merditude3.jpgMoi l’autre : - Le gosse ? C’est vrai qu’il dégage une lumière miraculeuse. Et la grand-mère Courage. Et les quatre cavaliers de l’Apocalypse merdique… Des airs de vieux hippies beatniks freaks ringards, et des anges « quelque part », comme on dit…
    Moi l’un : - La lumière des lucioles, j’te dis. En lisant Survivance des lucioles, le dernier essai de Didi-Huberman, juste avant de voir le film, les lucioles de L’Enfer de Dante, que Pasolini reprend comme un motif d’espoir et de désespoir, en se rappelant les lucioles de sa jeunesse et en prophétisant leur disparition dans le monde actuel, je me suis rappelé ce que Sollers, une heure avant, me disait de la « petite troupe » qui continue à cheminer, selon le mot de Voltaire, et voilà la luciole dans ce monde merdique…
    Moi l’autre : - Ya qu’un Flamand ou un Belge, aujourd’hui, qui peut faire ça.
    Moi l’un : - C’est vrai. Et ça pourrait être un Anglais ou un Suisse allemand. Enfin, je ne suis pas sûr que les Suisses alémaniques aient des chansons salaces aussi fruitées. Mais ce qui est certain, c’est que ça vient d’en bas, du peuple qu’aimait Pasolini et qui est aussi mal en point et rejeté que le vrai peuple italien.
    Moi l’autre : - À l’honneur près. Parce que la tribu Strobbe a des principes…
    Moi l’un : - Jawohl. Et ça déteint sur le gosse. L’amour du père et du fils est une luciole autant que l’amour du fils et de sa grand-mère protectrice, qui soude tout ce monde sans moufter ou quasi pas…
    Moi l’autre : Bref, c’est un film d’amour. Un peu jeté du point de vue de la forme…
    Moi l’un : - Pas tant que ça ! T’as entendu la bande-son ? T’as entendu ce chœur de lucioles ? Tu crois que ça vient par hasard ce fond de musique plus ou moins sacrée et ces airs de musique ancienne ? Et ces plans tournoyants incroyables ! Là pas besoin de Dogma : ça s’écrit dans le mouvement.
    Sollers36.jpgMoi l’autre : - Et Sollers là-dedans ?
    Moi l’un : - Pas si loin que ça, au fond du fond, à cause des lucioles justement et de la « petite troupe »…
    Moi l’autre : - Quelle impression t’as fait cette première rencontre ?
    Moi l’un : - J’ai été surpris par la solidité de ses attaches et sa présence immédiatement péremptoire et autoritaire, s’affinant extrêmement selon le sujet. Avant de l’interroger sur Discours parfait, je lui ai proposé une dizaine de mots et de noms sur lesquels improviser (Amateur, Apprendre, Intimité, Jardin, Adversaire, Tragique, Pensée, année zéro, Marthe et Clara, quelques autres, ce genre de thèmes tirés de ses livres) et j’ai vu son visage irradier quand je lui ai proposé JARDIN : luciole ! Enfin je suis sorti de là avec un entretien substantiel, je crois, mais pas fait que de mots. J’ai bien regardé son visage. J’ai bien regardé le livre d’images de son bureau. J’ai bien regardé ses yeux aux reflets moirés et son regard et ses traits très mobiles. Frappé par sa masse et ce qu’on pourrait dire sa tonne, et j’ai vu le mot Condottiere. Rien à voir avec Suarès, évidemment, mais prince lettré dont l’extraordinaire suffisance apparente peut exaspérer si l’on oublie que c’est à la fois l’extraordinaire suffisance de la France et l’extraordinaire suffisance de Paris et de sa Littérature qui prétend toujours donner le ton alors que Céline rappelait que la France n’avait pas plus de rayonnement aujourd’hui que je ne sais quel département, mais Sollers parle de Céline avec une finesse pourtant extraordinaire, et Sollers est tout humble « quelque part » devant le Jardin du monde…
    Moi l’autre : - Tu l’as pourtant conspué diverses fois…
    Moi l’un : - C’est vrai. Et je m’en repentirai quand il se repentira de quoi que ce soit, donc ce ne sera pas demain…
    Moi l’autre : Tu as écrit que Paradis n’était que de la frime sous-joycienne…
    Moi l’un : Je n’y suis toujours pas entré. Il m’a dit qu’il fallait l’écouter le lire…
    Moi l’autre : - Tu as conspué deux ou trois de ses romans…
    Moi l’un : - Là, je suis prêt à revoir ma copie après la lecture récente de Passion fixe, qui me botte et me bluffe.
    Moi l’autre : - Nous y voilà : tu as longtemps confondu le bluff apparent de Sollers avec le bluff de Paris et d’un certain milieu parisien que tu as toujours détesté…
    Moi l’un : - Je persiste et signe, sauf que j’ai découvert l’extraordinaire lecteur qu’est aussi Sollers, et l’écrivain, la musique de l’écrivain, la grâce fluide de l’écrivain et sa poésie inscrivant sa ligne dans les multiples lignes de la poésie du Jardin - sa poésie dès ses premiers livres de jeune prodige mais ensuite encombrée par la théorie, et sa prétention de tout quadriller puis désencombrée à travers les années, jusqu’à cette trilogie de lectures du monde dont il me dit qu’elle sera bientôt tétralogie, et les romans à venir dont il dit d’ailleurs que c’est de la même étoffe, et c’est vrai, d’ailleurs je vais lire Les Voyageurs du temps que j'ai loupé à sa parution. Alors voilà, quand même…
    Moi l’autre : - Lucioles !
    Moi l’un : - Lucioles !

    DidiHuber.jpgGeorges Didi-Huberman, Survivance des lucioles. Minuit, 141p.
    La merditude des choses, de Felix Van Groeningen. Actuellement, à Paris, au cinéma de la rue Saint André-des-arts
    Philippe Sollers. Discours parfait. Gallimard, 912p.

  • Ceux qui s'avancent masqués

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    Celui qui recopie dans Le Surnaturel de Malraux ce passage qui lui rappelle les moiteurs ruisselantes traversées de sagaies de lumière orange et bleu électrique de son premier voyage onirique à Djaïpur: « Chaque soir de la saison des pluies, lorsque la brume chaude monte des flaques à travers les palmes ruisselantes, le millénaire appel de la conque surgit des tours qui bleuissent ; dans les ruelles religieuses où les marchands s’éveillent sur leurs ballots d’herbes aromatiques, les hommes peints de cendre blanche et les singes se couchent, comme au temps de Râmâyana / Celle qui vérifie la disparition d’un monde aimé en constatant que la librairie qu'elle hantait à dix–sept ans est aujourd’hui un commerce de parfums de luxe à prix cassés dont l’arrière-boutique sert d’atelier à des couturières clandestines / Ceux qui considèrent la nostalgie comme un sous-produit des forces d’improductivité / Celui qui sait que la bêtise fatigue et s’en tient donc à distance prudente malgré la fascination qu’elle lui inspire bel et bien / Celle qui fait ses gammes sur le corps de l’imberbe / Ceux qui ont cessé de croire à la Chine quand elle a cessé de suivre (majorité) la Voie des Divins Immortels / Celui qui descend au Louisiane pour observer les Ricains venus voir s’il reste un peu des nymphos de Miller alors qu’il y a surtout des Ricaines lectrices de Derrida / Celle qui tenait la main d’Albert Cossery à la toute fin de sa vie en ces murs / Ceux qui se réunissaient autour de Sartre le dimanche y compris le jeune Jean Ziegler rêvant déjà d’Afrique / Celui qui se demande ce qu’il aurait bien pu dire à Léautaud en le croisant rue de Buci en juin 1947 donc le mois de sa naissance ce qui rend la question stupide / Ceux qui mettent un écran de fumée sur leur bio foutrement intéressante du point de vue « romanesque » mais qui reste SECRET DEFENSE / Celui qui ne se découvre pas (viscope sur l’œil) devant le Tribunal des Gens qui l’interroge sur son Rapport à l’Essentiel / Celle qui ne pense pas à mâle / Ceux qui ont tendance à simplifier les formalités consécutives à un décès / Celui qui feuillette un magazine spécial dans la salle d’attente de la psy en train de rabibocher son fils pacsé avec un jeune cadre plein d’avenir / Celle qui terrorise sa fille Capucine en la menaçant de sévices si elle continue de lire des romans sous le manteau / Ceux qui ont passé sans transition de Guy des Cars (dont ils ont tout lu) à Marc Levy (dont ils liront tout) avec une tentative du côté de Modiano dont ils n’ont aucun souvenir / Celui qui lit Passion fixe de Sollers à l’insu de son père qui en est resté à la IVe Internationale point barre / Celle qui sort sa culture quand on lui parle de revolvers / Ceux qui rêvent de croiser Ingrid Caven dans le voisinage du fantôme du Ritz alors qu’elle sirote un porto flip à Berlin / Celui qui parle de Gide et de Martin du Gard comme «de deux vaches couchées l’une contre l’autre » / Celle qui lit Retour de barbarie dans le RER / Ceux qui tombent d’accord avec Michel Crépu,  l’auteur de Lecture qui prétend que « la muflerie est notre bain quotidien », etc

    Image: Philip Seelen


  • Ceux qui se retirent du JE

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    Celui qui remonte la rue transversale en claudiquant à la Talleyrand / Celle qui se précipite sur le jeune pianiste qu’on dit LA révélation de la semaine / Ceux qui dansent le tango entre mecs pendant que leurs épouses alignent les chiffres rouges dans les grands registres / Celui regarde longtemps le poisson dit Cardinal / Celle que personne n’écoute quand elle parle toute seule / Ceux qui se cachent pour lire / Celui qui n’ose pas dire que Nietzsche le botte / Celle qui se rappelle le temps où elle offrait son corps aux Chinois d’Oberkampf au sens où les Chinois entendent le corps ce qui ne va pas de soi / Celui qui a coupé les ponts avec les pontonniers / Celle qui prend les mots au mot / Ceux qu’on disait de la chair à canon mais qui n’ont jamais servi / Celui qui donne sa langue aux chiens / Celle qui affirme que qui a vu boira et que qui a bu voira / Ceux qui disent à Mary Long qu’ils la fumeraient bien sans filtre / Celui qui a trouvé la phrase inouïe qu’on citera bien après sa mort genre « quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors », alors qu’il danse comme un pied et se bourre de Rohypnol / Celle qui affirme comme ça que l’Univers est la conséquence strictement physique d’un Gang Bang / Ceux qui se retournent dans leur tombe en désespérant de trouver la bonne position / Celui qu’impatiente les interdictions de fumer et de crier et de chier dans les bottes du Margrave et de jouer du saxo perso / Celle qui remet sa Gaine Scandale de la chic époque de l’apéritif Dubon Dubonnet / Ceux qui ne caressent jamais leur épouse en public au risque de passer pour des phoques / Celui qui dans l’aquarium divin sait distinguer le Tétra Feu de position du Drapeau belge / Celle qui discute avec sa mère dans la porte –tambour de l’Hôtel Polonia de Varsovie / Ceux qui tombent d’accord avec Jean-Jacques Schuhl l’ashkénaze arthritique baudelairien qu’il n’y a rien de plus vide qu’une piscine vide, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Notes panoptiques, 2010

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    À La Désirade, janvier 2010. À propos de Discours parfait de Philippe Sollers, des fleurs et du nihilisme, du réalisme de Flannery O'Connor et de Simone Weil.

    AU JARDIN. – C’est ainsi par le jardin que je reviens à Sollers, et par exemple à la lecture d’une phrase comme ça : « J’essaie de voir, ou plutôt d’écouter et de respirer, ce jardin où je suis. » Or, le rythme de cette phrase me chante. J’entends c
    ette phrase, comme j’entends notre jardin suspendu de La Désirade, que j’écoute et respire malgré la neige de ces jours et que je lis parfois en m’aidant des lumières d’un vieux manuel gris souris détaillant Les Noms des fleurs trouvés « par la Méthode simple » et accessibles « sans aucune notion de Botanique »...

    Sollers18.JPGL’ouvrage est signé Gaston Bonnier, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie des Sciences. C’est ici sa nouvelle édition, avec 372 photographies en couleurs entièrement regravées sur cuivre, et publié à Paris à la Librairie Générale de l’Enseignement, rue Dante. Une étiquette à graphie dorée précise que cet exemplaire fut vendu par le libraire Rouge à Lausanne, le même qui refusa de publier les premiers écrits de C.F. Ramuz… L’inventaire floral qui suit, quoique trouvé « par la méthode simple », évoque plus l’Académie que le gai savoir, du fait surtout de ses 2715 figures en noir qui en font une espèce de catalogue style La Redoute comme les prisaient Bouvard et Pécuchet dans les domaines variés de l’outillage horticole ou des insectes de nos régions. Les noms des fleurs y scintillent évidemment, mais point de phrases qui sont aux mots ce que les colliers de vahinés semi-nues sont aux fleurs, le rythme en plus.
    Dante3.jpgCeci noté tout de suite, revenant plutôt à Discours parfait, je passe aux exemples chantés « dans la langue des étoiles de Dante », jardinier cosmique s’il en fut, finissant son dernier chant en tourbillon de mots-lumière mu par l’Amour cosmique, « l’amor che move il sole e l’altre stelle ». Et Sollers d’ajouter: « Un Dieu éternel jardinier, voilà quand même une nouvelle sensationnelle qui n’a pas encire été vraiment comprise par les humains ».

    °°°

    Mon exemplaire de la Divine Comédie, très dépenaillé, est marqué du sceau violet des Gymnases Cantonaux de Lausanne, à la bibliothèque desquels j’aurai décidément tardé à le ramener puisque l’emprunt date de 1964-1965. Cependant je suis content d’avoir conservé ce pavé de plus de mille pages – il s’agit en effet d’audition critique aux commentaires fluviaux -, qui m’évoque aussitôt le personnage râblé et coiffé en brosse de notre prof d’italien de l’époque, du nom de François Mégroz, ceinture noire de judo et papiste ardent, commentateur d’une traduction très littérale de la Divine comédie parue à L’Age d’Homme où j’ai publié mon premier livre en 1973, année à laquelle j’avais déjà rejeté Philippe Sollers et la revue Tel Quel, pour leur préférer le baroquisme étincelant de Charles-Albert Cingria et le pathos russe…
    Entre 1968 et 1972, Philippe Sollers avait publié Nombres, Lois et H, restés à mes yeux des exercices purement rhétoriques à caractère expérimental, où je n’entendais aucune musique et que j’associais à toutes les acrobaties esthétiques ou idéologiques de l’époque, à l’enseigne des Modernes.

    De Roux0001 (kuffer v1).JPGProche du milieu de L’Age d’Homme et de francs-tireurs à la Dominique de Roux, ancien compère de Sollers qu’il étrillait dans le pamphlet anti-68 de L’Ouverture de la chasse, je voyais l’incarnation de la musique pensante chez Cingria ou chez Vassily Rozanov, penseur russe mal famé pour son amour-haine du christianisme et de ses envoûtements, mais développant une écriture « immédiate » d’une saisissante originalité. Bref, tout cela se passait loin du Paris de la brillantissime constellation toujours convaincue de donner le ton au monde, alors que je trouvais en L’Age d’Homme une alternative qu’auront marquée quelques génies inclassables, du catastrophiste décapant que représente le dramaturge-écrivain-philosophe-peintre Witkiewicz, à l’explorateur de l’intimité que fut Amiel, entre tant d’autres, certes loin de la claire ligne française. Mais Platonov, Andréi Biély, Jeremias Gotthelf, Thomas Wolfe, Chesterton & Co valent aussi quelque attention, n’est-ce pas ? autant que Robert Walser, Georges Haldas ou Umberto Saba – et la phrase de Dominique de Roux, au meilleur de son style, me chantait plus que celle du Sollers d’avant Femmes…

    °°°

    Ce n’est pas, cependant, par Femmes, lu sans véritable attention, que je suis revenu sporadiquement à l’œuvre de Philippe Sollers, dont plusieurs romans ultérieurs m’ont paru du chiqué, et je l’ai écrit, méchant, mais déjà par le jardin, dans le registre des citations.
    Dans un entretien très éclairant avec Laurent Brunet (Discours parfait pp. 492-513), Sollers dit au passage que l’art de la citation est l’un des plus difficiles qui soient. Cingria le disait aussi, qui estimait qu’un bon article pouvait s’en tenir à un train de citations roulant sur les rails du discours (plus ou moins parfait) d’un commentateur-interprète, et Walter Benjamin « montait » souvent ses essais de cette même façon.
    L’art de la citation, que le Sollers de La Guerre du goût, d’Eloge de l’infini et de Discours parfait porte au plus vif de la pointe (bref salamalec au passage au jésuite Gracian) renvoie bien entendu à sa phrase et donc à son propre style – à sa musique et à sa poésie aux quelles je me reproche maintenant d’avoir été tout à fait inattentif des années durant.
    Chappaz.jpgL’étincelant Maurice Chappaz, poète romand de haute volée mais victime lui aussi de l’inattention française, disparu en janvier de l’an dernier à l’âge de 93 ans et pourtant frais comme une rose jusque dans ses derniers écrits, estimait que le péché de notre temps était, précisément, l’inattention.
    Or, ce qui me frappe de plus en plus à la lecture un peu plus attentive de Philippe Sollers, c’est son attention à lui. Attention au mot, attention au jazz de la phrase, attention tout humaine aussi quand il parle de la musique des mots et des phrases de Scott Fitzgerald, qui a payé sa liberté et son bonheur de l’inattention générale, ou qu’il trouve du cœur à l’affreux Céline, ciselant encore mots et phrases au plus noir de sa détresse.
    Attention à tous les sens du terme, j’veux dire : attention à tous les sens…

    Du nihilisme. – Tout est là, qu’on ne voit pas – qu’on ne veut pas voir et dont on ne veut rien savoir. J’avais treize ou quatorze ans et j’entendais mon frère aîné le dire et le répéter avec une insistance qui me faisait enrager : « J’veux pas le savoir ! ». Et c’est devenu le mot d’ordre de cette époque : « Circulez, y a rien à voir ! ». Parce qu’il y a trop, cela va sans dire : trop pour y faire attention sans prescription d’une mode ou d’un appel marchand.
    Tel étant le premier consentement au nihilisme de la surabondance, le premier attentat que je ressens à la joie ; étant entendu, yes sir, qu’il y a de la joie au monde - cela je le sais, je l’ai senti et ressenti de tout temps, et c’est cela même qui me fait renaître tous les matins.
    Mais au fait, comment cela a-t-il commencé ? Comment cela m’a-t-il été donné ? Qui m’a dit pour la première fois : regarde !?
    Aujourd’hui je constate, devant la peinture que j’aime, que ce que je vois me regarde, et cela regarde toute chose : tout me regarde que je vois, et la joie gagne.
    Mais on ne va pas s’en tenir là. C’est le moment de se mettre au turbin.

    Michaux.jpgLe jardinier Michaux l’a constaté : « Le matin, quand on est abeille, pas d’histoires, faut aller travailler ». Faut que ça turbine dans la joie.

    °°°

    Le titre de Discours parfait est d’un culot monstre. Le découvrir en ouvrant l’envoi de Gallimard m’a fait éclater de rire. Comme j’éclate de rire tous les matins lorsque je me suis remis en train après la traditionnelle minute de désespoir. Je dirai plus exactement : le quart d’heure, le moment d’accablement physique et métaphysique où perce cette première tentation de se contenter de rien, comme si le rien était : ce quart d’heure nihiliste que ma joie et ma vertu (je dis bien et je souligne le mot
    vertu) vont annihiler de concert. Et me revoici à la rue Dante, au milieu des fleurs de notre jeunesse, à lire La Divine Comédie avec notre prof judoka non moins que sentencieux pour lequel la virtù commande, mais pas du tout au sens de la vertu vertueuse. Car, écrit justement Cingria en romain frotté de Haute Chine : « La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine ». Donc j’éclate de rire en lisant Discours parfait, comme un vœu, un défi ou une bonne nouvelle, et comme àé chaque fois que je reviens au Canal exutoire de Charles-Albert Cingria, l’un de mes textes «phares », comme on dit un peu mécaniquement de nos jours, sans voir l’image en somme bien belle de cette lumière tournant dans la nuit de bitume.

    °°°

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgDans la foulée je n’ai plus alors ce matin qu’à citer l’oiseleur dont les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini :
    Je lis Le Canal exutoire : « Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes - à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire car vertu, au premier sens, veut dure courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine.
    L’homme est bon, c’est entendu. Bon et sourdement feutré, comme une torride chenille noire dans ses volutes. Bion mais pas philanthrope. Il y a des moments où toutes ces ampoules doivent claquer et toutes ces femmes et toutes ces fleurs doivent obéir.
    Il suffit qu’il y ait quelqu’un.
    Une multitude de héros et de coalition de héros existe dans les parties noires de la Chine et du monde qui ne supportera pas cette édulcoration éternellement (en Amérique, il y a Chicago). Déjà on écrase la philanthropie (le contraire de la charité). Un âpre gamin circule àé Anvers, à qui appartient la chaussée élastique et le monde. Contre la « socité » qui est une viscosité et une fiction. Car il y a surtout cela :l’être, rien de commun, absolument, entre ceci qui, par une séparation d’angle insondable, définit une origine d’être, une qualité d’être, une individualité, et cela, qui est appelé un simple citoyen ou un passant. Devant l’être – l’être vraiment conscient de son autre origine que l’origine terrestre - il n’y a, vous m’entendez, pas de loi ni d’égalité proclamée qui ne soit une provocation à tout faire sauter. L’être qui se reconnaît – c’est un temps ou deux de stupeur insondable dans la vie – n’a point de seuil qui soit un vrai seuil, point de départ qui soit un vrai départ : cette certitude étant strictement connexe à cette notion d’individualité que je dis, ne pouvant pas ne pas être éternelle, qui rend dès lors absurdes les lois et abominable la société. »

    De l’incarnation. – L’inattention involontaire est un refus volontaire, ou inversement. Cette femme encore jeune, dans Un heureux événement de 

    Flannery2 (kuffer v1).jpgFlannery O'Connor cette femme qui refuse l’évidence de la vie en elle parce qu’elle en a vu les conséquences sur sa mère vieillie par huit enfantements, cette femme qui n’en peut plus (croit-elle) et qu’une maladie ronge sûrement mais qu’elle n’ose pas nommer (non, pas elle, pas le cancer, ON ne peut quand même pas lui faire ça à elle !), cette femme ne veut pas faire attention à ce qui va lui arriver, ainsi que l’a prévenue sa chiromancienne, à savoir des mois de maladie suivis d’un heureux événement.

    « Pas moi ! » s’écrie Ruby au nom de pierre précieuse, quand sa jeune voisine et amie Lavergne Watts, grande plante naturelle aux cheveux couleurs de paille, qui a les pieds sur terre et d’autant plus qu’elle est secrétaire de pédicure, lui tourne autour en gesticulant et en roulant des yeux et en chantant : « Mettez les lettres derrière ou devant, ça fait toujours MAMANN ! MAMAN ! » Et Ruby de s’opiniâtrer à ne pas savoir : « Non. Non. Ca ne pouvait être un enfant. Non, elle n’allait pas avoir en elle une chose qui attendrait pour la tuer un peu plus ».

    Ainsi de la connaissance : on préférerait ne pas savoir. Ruby, la jeune femme que Flannery O’Connor, qui n’a jamais eu d’enfant et qu’une affreuse maladie ronge pour de bon, observe attentivement, devient alors l’incarnation du refus de la vie - mais  ce n’est pas qu’un enfant qu’elle refuse en invoquant la Technique : foutredieu, c’est que Billy n’a pas « pris ses précautions »… et voilà ce que ça donne quand on ne fait pas attention et qu’une espèce de diabolique écrivain vous scrute par dehors et par devant et sort les mots de ses propres entrailles, au fil de ce discours parfait d’un verbe fait chair…

     

     

    Weil2.jpgPhilippe Sollers ne parle pas beaucoup de femmes écrivains dans Discours parfait, à part Beauvoir et Simone Weil qu’il est intéressant, par ailleurs, de soumettre au regard hyper-thomiste de  Flannery, laquelle la trouve (dans ses lettres) un peu fêlée quand même…

    Flannery O’Connor aime les paons et les gens, qu’elle voit sous tous leurs aspects parfaits et imparfaits sans perdre jamais de vue la Règle. C’est et ce n’est pas une intellectuelle : c’est surtout une réaliste catholique, et ce qu’elle écrit de Simone Weil est intéressant, qui recoupe en somme ce qu’en dit Georges Bataille, cité par Sollers.

    Tous deux trouvent, à la philosophe, quelque chose d’un peu siphonné, mais ce que remarque Flannery est particulièrement surprenant : « Je termine la lecture des ouvrages de Simone Weil », écrit-elle en 1955. « Après Lettres à un religieux, j’attaque le second (…) La vie de cette femme étonnante m’intrigue encore, bien que ce qu’elle écrit me paraisse en grande partie ridicule. Mais sa vie combine, dans des proportions presque parfaites, des éléments comiques et tragiques qui sont peut-être les deux faces opposées d’une même médaille. Si j’en crois mon expérience, tout ce que j’ai écrit de drôles est d’autant plus terrible que comique, ou terrible parce que comique ou vice versa. Ainsi la vie de Simone Weil me frappe-t-elle par son comique exceptionnel autant que par son authenticité tragique. Si, avec l’âge, j’acquiers une pleine maîtrise de mon talent, j’aimerais écrire un roman comique dont lhéroïne serait une femme – et quoi de plus comique qu’une de ces redoutables intellectuelles, si fières, si gonflées de savoir, s’approchant de Dieu, pouce à pouce, en grinçant des dents ».

    C’est l’avis d’une femme de bon sens, plus ou moins ferme sur ses jambes d’aluminium mais d’une féroce trempe morale, qui précise qu’elle ne désire en rien diminuer le mérite de Simone Weil tout en lui déniant la qualité de sainte que lui prêtent d’aucuns.

    Or, Bataille n’est pas moins nuancé dans sa franche lucidité : «Elle séduisait par une autorité très douce et très simple, c’était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste, un Don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante qu’elle ne croyait elle-même… Je le dis sans vouloir la diminuer, il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité : c’est peut-être le ressort d’une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants ».

    Et Sollers à son tour, surexact dans son approche (« Simone Weil vit dans l’absolu, elle résiste  à toutes les définitions »), de passer aux exemples chantés de la citation.

    D’abord pour nuancer le propos de Bataille sur le manque d’humour de Simone Weil : « Quantité de vieilles demoiselles qui n’ont jamais fait l’amour ont dépensé le désir qui était en elles sur des perroquets, des chiens, des neveux ou des parquets cirés ». Ou sur le marxisme : « La grande erreur du marxisme et de tout le dix-neuvième siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi on monte dans les étoiles ». Ou sur son pessimisme radical : « Il faut bien que nous ayons accumulé des crimes qui nous ont rendus maudits, pour que nous ayons perdu toute la poésie de l’Univers ». Et sur la société : « L’homme est un animal social. Nous ne pouvons rien à cela, et il nous est interdit d’accepter cela sans sous peine de perdre notre âme ». Sur sa volonté d’anéantissement : « Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur ». Sur la beauté : « L’essence du beau est contradiction, scandale et nullement convenance, mais scandale qui s’impose et comble de joie »…

    On voit cette joie resplendir sur le visage de vieux prophète de Soljenitsyne, dans la forêt russe où il chemine en compagnie du cinéaste Soukourov, quand il s’exclame, lui qui a passé par le goulag et toutes les avanies : « Regardez, regardez le monde, le monde est parfait ! »  

     

    ...

     

    Morand4.jpgMorand. – C’était au beau milieu de la petite ville de Vevey, sur le balcon théâtral du Château de L’Aile, à main droite de la place pavée s’ouvrant sur le lac, c’était l’été, le matin assez tôt, et le vieil homme en culotte (je ne dirai pas short, car c’était de la culotte plutôt anglaise genre sportsman) pratiquait sa culture physique à torse nu, c’était en 1974, donc l’athlète allait sur ses 86 ans, la flexion ralentie, presque allusive, mais non moins précise, exacte, légère comme le style de l’écrivain que Ph.S. place au troisième rang du championnat de littérature du XXe siècle français, après Proust et Céline.

    La vision de Paul Morand à l'exercice m’a rappelé une soirée passée en sa compagnie un an auparavant, autour d’une poularde demi-deuil, chez l’iconographe René Creux, avec quelques amis, dans la plus grande simplicité. Jamais on aurait dit, en effet, que cet octogénaire à mocassins souples avait fréquenté le supergotha des lettres et du grand monde parisien et mondial, tourné la tête au cher Marcel et tutti quanti, avant de trôner (de loin) à l’Académie. J’étais, pour ma part, aussi terriblement impressionné que lorsque j’ai rencontré Pierre Jean Jouve, à la même époque, tant le choc de la lecture d’Hécate et ses chiens, dont parle évidemment Sollers, me restait présent – mais qu’en dire à l’auteur sans paraître plouc -, et d’ailleurs la conversation n’effleura même pas ses livres, sauf un où il est question d’une fresque de bataille navale qu’on peut toujours voir au musée de Vevey.

    C’est du Journal inutile que Parle Sollers dans Discours parfait, qu’il célèbre avec des nuances – mais rien des critiques saintement indignées qui ont accueilli le livre à sa sortie -, pour mieux situer le « noyau » de l’œuvre, du côté de New York, fabuleuse évocation en effet à pointes de style incomparables. Bref, tout ça m’a donné une furieuse envie de revenir à cette écriture fluide et preste comme aucune, élégante et sportive, la France parfaite en somme, et me revoici donc, ce matin gris suprême, dans Ouvert la nuit…

     

     

     

     

  • Nos plus belles années

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    … C’est ainsi que, cet été 1968, nous nous sommes libérés en retrouvant l’état de nature dans sa version Nouvel Eden aux Cévennes, genre nid de souris ou panier de lapins, c’était le rêve, ta mère et ses amies de la Communauté ont fait tellement de petits, avec les camarades, qu’on s’est retrouvés toute une tribu sans plus savoir qui était à qui, le pied géant dans le cul de la propriété - tu te souviens, mémé, le panard que c’était…
    Image : Philip Seelen

  • Orgueil et vanité

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    …Même si tu étais le seul candidat, ce que personne n’est censé savoir, et le seul à voter pour toi, il faut te dire maintenant, André-Paul-Louis, que cette reconnaissance qu’ILS t’ont déniée pendant tant d’années t’était due, et que ce n’est pas vanité de t’en prévaloir, mais orgueil, étant entendu que vanité, comme tu l’as appris à la lecture des Anciens, c’est quand y a pas de quoi, tandis qu’orgueil…
    Image : Philip Seelen