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Amis virtuels

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Récits de l'étrange pays, 5.     

Je retrouve mes amis Léa et Pascal chaque mercredi soir, sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare de première classe, un peu à l’écart des groupes politiques, à notre table où le serveur Eusebio, mon complice portugais, prépare mon seul couvert et les trois verres rituels.

       Le fait que je mobilise trois places pour une soirée entière, avec les deux personnages que je préfère de mon roman virtuel, ne pose aucun problème à Eusebio, pas plus qu'à Narval, le patron de l’établissement qui m’aime bien lui aussi, s’amusant de ma lubie et me demandant parfois, comme Eusebio, de lui raconter la suite de mon roman en chantier, ou me rapportant des épisodes de sa vie à lui, comme Eusebio de la sienne, dont je ferai sûrement un chapitre captivant, pensent-ils tous deux en leur candeur. 

Comme tant d’autres fois, cependant, c’est à Léa et Pascal que je consacre toute mon attention, toujours avide de les voir me ramener à ce que je tiens pour la vraie vie, dans laquelle chacun est immergé jusqu’au cou, Léa la première.

Léa a toujours marché du côté de la vie, elle n’a fait toute sa vie que rompre avec ce qui la séparait de la vie, elle a fait plusieurs fois le tour de plusieurs mondes avant de s’établir aux Oiseaux où elle a tiré quelque temps Pascal de sa mélancolie avant d’aller de l’avant de son côté, jusqu’à la Solderie des Oiseaux sur laquelle elle règne désormais à sa façon de fée bohème, au milieu d’objets de toutes provenances et de force livres et de force journaux, à écouter les gens se raconter et à rédiger toutes espèces de papiers que leur qualité de sans-papiers requiert.   

Pourtant ce n’est pas parce qu’elle passe ses journées avec ces gens de partout que nous aimons Léa, ni pour ses penchants humanitaires que nous raillons un soupçon, Pascal et moi - ce n’est pas son côté samaritaine qui nous touche mais c’est parce qu’elle est Léa, comme Pascal est ce Pascal que Léa et moi tenons pour notre ami à vie, Pascal qui s’est toujours tenu du côté de ceux qui  ne vont pas vers la vie mais la laissent les imbiber, comme l’alcool l’a imbibé et comme la poésie l’a imbibé et continue de l’imbiber dans ses menées d’ancien reporter au long cours désormais réduit aux basses besognes du Quotidien de naguère devenu tabloïd, auxquelles il se plie d’ailleurs sans rechigner, comme une sorte de vieux pirate rangé des bordées ou de saint laïc dont la seule présence m’est aussi chère que celle de Léa, et leur extravagante douceur à tous deux.

À l’effrayante violence du monde, tantôt exaltée et tantôt acclimatée sous les traits de la plus fade et fausse bonté, je ne vois ce soir à opposer que le murmure de trois amis virtuels réunis à une table et qui ne font que parler de la vie bonne, de la vie belle, de cette putain de vie qui continue sous les dehors de la mort partout en mal de contamination, je ne vois à opposer à la consommation forcenée que notre seule présence qui est consumation, et toutes les tables alentour se mettent à tourner tant j’ai sifflé de demis avec mes amis, puis Eusebio me rejoint et nous parlons, le patron Narval nous rejoint et nous parlons, les tables politiques de nos supposés amis et de nous présumés ennemis se rapprochent et tout le monde se met à parler sous le Cervin mandarine -  et c’est la vie…  

 

Image: Philip Seelen

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