Merveille de sensibilité mimétique, de substance documentaire et de justesse d’expression dans son approche d’un grand écrivain retrouvé à l’été (1950) de son suicide, l’ouvrage de Pierre Adrian restitue à la fois les aspects contradictoires de la personne, complexe et combien âprement attachante, et le génie du poète, avec ses racines piémontaises et de constantes et pertinentes références à ses œuvres relues.
Il y a des gens, comme ça, à de certains moments particuliers, que vous éprouvez l’irrépressible besoin de prendre dans vos bras, et cette impulsion soudaine se trouve précisément exprimée par le jeune écrivain français Pierre Adrian, à la fin de son Hôtel Roma, dans ces lignes marquant la fin d’une intense recherche menée par lui sur les traces d’un des plus grands auteurs italiens du XXe siècle, en la personne de Cesare Pavese : « Je m’attachais à l’homme à mesure que je l’accompagnais vers la mort. Il me semblait, à retracer pointilleusement ses derniers jours, escorter un jeune condamné. Je voulais lui taper sur l’épaule, peut-être même le pendre dans mes bras. Oui, je voulais prendre Pavese dans mes bras. Dans ma tête, je le dessinais d’après les images que j’en avais. Pavese marchait les épaules rentrées, en bras de chemise, le dos suant, les yeux gênés par la lumière, les souliers usés, la pipe entre paume et pouce, une petite valise dans l’autre main, Pavese s’épuisait en vagabondant dans sa ville poussiéreuse, ses odeurs saturées de quais de gare, d’arrière-cuisines mal ventilées, sa couleur ballast, son ciel fouetté par les câbles des tramways où, pour mettre un peu de gaîté, on voudrait pendre du linge bariolé. Je le dessinais sans couleurs, me fiant à une confidence d’Ernesto Ferrero, l’écrivain qui disait de Pavese qu’il était un homme en noir et blanc »…
Du noir et autres couleurs
Ce « noir et blanc » ne laisse d’évoquer toute une époque, à l’évidence, et c’est à la fois la « couleur » du néoréalisme italien, faisant écho aux romans américains plus ou moins « noirs » qui ont fasciné le jeune Pavese, grand lecteur par ailleurs de Walt Whitman et futur traducteur (faisant autorité aujourd’hui encore) de l’immense Moby Dick, baleine à long sillage blanc dans la mer dont le Piémontais rêve tout en la détestant – donc on verra bientôt que le « noir et blanc » n’a rien de binaire ni de réducteur pour celui qui gardera toujours au cœur les feux de septembre, d’or et de pourpre, des vignobles des Langhe, ces collines des hauts de Turin dont il évoque le paradis retrouvé dans Les Mers du sud, premier poème de Travailler fatigue, au début de son journal amorcé en relégation, en novembre 1935 : « S’il y a une figure dans mes poèmes, c’est celle de celui qui s’est enfui de chez lui et qui revient avec joie à son petit village, après en avoir vu de toutes les couleurs et rien que des choses pittoresques, avec très peu envie de travailler, prenant un grand plaisir à des choses très simples, toujours large, débonnaire et net dans ses jugements, incapable de souffrir profondément, content d’obéir à la nature et d’être heureux avec une femme, mais content aussi de se sentir seul et dégagé, prêt chaque matin : les Mers du Sud en somme »…
Mais non camarade : travailler repose ! Et si vous pensez que le geste de prendre Pavese dans vos bras va vous en rapprocher en moite tendresse, déchantez car le mec est aussi distant, voire impossible avec ses semblables qu’avec les femmes, comme il le sous-entend dans ce fragment du Métier de vivre daté de ses vingt-sept ans : «Comme les grands amants, les grands poètes sont rares. Les velléités, les fureurs er les rêves ne suffisent pas ; il faut ce qu’il y a de mieux : des couilles dures. Ce que l’on appelle également le regard olympien ».
Hélas le péremptoire jeune homme ne sera jamais un « grand amant », mais il pressent en lui le « grand poète » non sans raison, malgré le « vice absurde » qu’il nourrit déjà, et qu’il maudit en toute lucidité. Ainsi le note-t-il aussi en novembre 1937 : « Le plus grand tort de celui qui se suicide est non de se tuer mais d’y penser et de ne pas le faire. Rien n’est plus abject que l’état de désintégration morale auquel amène l’idée – l’habitude de l’idée – du suicide. Responsabilité, conscience, force, tout flotte à la dérive sur cette mer morte, coule et revient futilement à la surface, jouet de n’importe quel courant. »
L’incommunicable en partage…
Et d’autres couleurs au cinéma, comme dans les films de Michelangelo Antonioni que Pierre Adrian évoque à propos de la mort de Monica Vitti qui vous a tous fait craquer, jeunes gens, entre seize et vingt ans, quand vous découvriez le mot « incommunicabilité » très prisé des intellos une dizaine d’années après la mort de Pavese…
Le terme est au cœur du paradoxe de la relation de Pavese avec les autres, qu’il appelle et rejette en même temps, auxquels il offre sa poésie et qu’il fuit comme malgré lui.
Or ce mélange d’attirance et de répulsion, Pierre Adrian l’a éprouvé lui-même après avoir trouvé, en sa vingtaine, l’écrivain selon son cœur en la personne de Pier Paolo Pasolini, l’opposé à maints égards de Pavese, qu’il suivra du Frioul à Rome avant, la trentaine venue, de repérer un autre « compagnon lucide » possible avec Pavese qu’il va « retrouver », de Rome où il vit, à Turin, en compagnie d’une amie-amante qu’il appelle « la fille à la peau mate » à la façon du poète parlant de sa « fille à la voix rauque », passion malheureuse entre tant d’autres…
D’amitié et d’amour
Autre paradoxe alors : que le récit-enquête-pèlerinage consacré à un poète mal barré en amour, entrepris en complicité avec une jeune Parisienne de joyeuse compagnie, transforme ce qui pourrait n’être qu’un fastidieux « docu » littéraire en histoire d’amitié et d’amour, où l’incommunicabilité fameuse – l’un des murs sur lesquels Pavese bute souvent dans Le métier de vivre – se transforme en vecteur de sympathies multiples, au fil des rencontres parfois très étonnantes qui ponctuent le parcours des deux « petits Français »…
Cela commence à La Dernière plage, ce restau à salle de bal et terrasse estivale des hauts de Turin, anciennement Taverna dell’orso, où Pavese accoutumait de se rendre, à deux pas de la maison de sa mère, et dont le nouveau propriétaire farceur a conçu une anti-publicité typique de l’humour grinçant des Piémontais : « Si mangia male, si paga tanto », l’on mange mal et l’on paie cher…
Premier lieu « à la Pavese », au seuil des Langhe, restau de province aux airs « défaits », avant une série d’escales significatives dans les collines, en Calabre où le poète a été exilé sept mois par les autorités fascistes, à Rome, ou encore à Bocca di Magra en face des falaises de marbre de Carrare où il foula sa véritable « dernière plage » en compagnie d’un improbable flirt…
Les œuvres, bagages accompagnés
Valeur ajoutée inestimable à ce périple : les constantes références de l’auteur aux livres de Pavese, citations à l’appui tirées de La lune et les feux, son dernier livre apparié à une « divine comédie », des Dialogues avec Leuco, sur l’exemplaire duquel figurent les derniers mots manuscrits du désespéré («Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ca va ? Pas trop de bavardages »), du Bel été (prix Strega en juin 1950, consécration à peine relevée par les médias sauf à Turin), Entre femmes seules aux si profondes intuitions psychologiques, Le Métier de vivre à des multiples reprises et la correspondance de l’écrivain d’où l’auteur tire la pages saisissante, à valeur d’autoportrait, d’une lettre à Fernanda Pivano, le 25 octobre 1950, où figurent ces mots d’une si terrible lucidité : «Or P. qui sans doute est un solitaire parce qu’en grandissant il a compris qu’on ne peut rien faire qui vaille sinon loin du commerce du monde, est le martyr de ces contradictions. Il veut être seul – et il est seul - , mais il veut l’être au milieu d’un cercle qui le sache (…)P. appelle même tout cela besoin d’expression, de communication, de communion ; sa privation, tragédie de la solitude, incommunicabilité des âmes, et ainsi de suite. Que pourra faire un tel homme devant l’amour ? »
Enfin Pierre Adrian a retrouvé à Rome, géant nonagénaire, le dernier compagnon vivant de Pavese au nom de Franco Ferrarotti, qui nous vaut les pages les plus émouvantes d’Hôtel Roma, avec l’évocation des funérailles de Pavese, dont le cercueil fut suivi par des centaines de personnes, le message bouleversant du jeune Italo Calvino, atterré par la mort de son ami, et une conclusion qui oriente l’ensemble de l’ouvrage dans le même sens que les derniers mots de Pavese , le 18 aôut 1950 : « Un clou chasse l’autre. Mais quatre clous font une croix. Mon rôle public, je l’ai accompli – j’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé la peine de beaucoup ».
Et Pierre Adrian de conclure : « Ferrotti m’avait conforté dans la conviction qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte et vous aide à tenir. Pavese était devenu un compagnon de route. Je m’étais lié à lui. On ne demande pas à nos amis de nous ressembler. On leur demande de nous aider à vivre »…
Post scriptum : Amico fragile est l’une des plus belles chansons de Fabrizio de Andrè, autre géant « à la Pavese » dont la voix grave et douce fait écho à celle, sottovoce, qu’on entend entre les lignes du Métier de vivre…
Pierre Adrian. Hôtel Roma. Gallimard, 2024.