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  • Hommage au passeur de lumière

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    414587178_10233208826109583_8927146237016250771_n.jpgGrande tristesse en ce Noël, où notre éditeur et ami Michel Moret nous a quittés brutalement, victime d'un AVC à la veille de ses 80 ans.
    Timonier des éditions de L'Aire depuis 45 ans, infatigable passeur de l'édition romande aux curiosités proportionnées à sa générosité de paysan du ciel débonnaire et profond à la fois, Michel avait publié plus de 1500 livres et ses projets foisonnaient à l'avenant.
    Dans le sillage du grand Ramuz, de Maurice Chappaz l'inspiré des hauts valaisans, de Jacques Mercanton l'humaniste européen, d'Alice Rivaz et de Monique Saint-Hélier qu'il avait honorées autant que Janine Massard ou Yvette Z'Graggen, de Gaston Cherpillod ou de Jacques Chessex, entre tant d'autres, jusqu'à l'extravagant benjamin que figurait Romain Debluë avec son pavé saisissant de La Chasse au cerf - acte de courage particulier de l'éditeur acrobate - Michel Moret avait filtré ses propres pensées et variations dans quelques petits écrits qui nous le gardent combien présent.
     
    La lumière vient en ce bas monde
    à proportion de nos ferveurs…
    En une douzaine de textes relevant de la nouvelle esquissée, du récit bref ou de la libre gamberge, Michel Moret le passeur se fait, à l’écrit, ventriloque malicieux ou plus sentencieux de personnages en quête de lumière, qui nous ressemblent autant qu’il est leur semblable…
     
    Ce sont des petites histoires de presque rien du tout qui nous ramènent, et parfois beaucoup, à nos vies, à la vôtre, à la mienne, à celles d’un peu toutes celles et ceux qui se rappellent ce qu’il y a eu de bien ou de moins bien dans leur existence : ce qui les a rempli de joie ou leur a fait sentir le vide et la solitude, la lumière du ciel quand tout allait bien et son manque quand ça se gâtait.
     
    Voici donc Armando le Rital et Carla la femme de joie, Samantha la voluptueuse et le couple imprévu d’Yves et d’Yvette, entre autres anti-héros de la famille Tout-le-monde qu’on ne saurait dire pour autant des gens « sans qualités ».
    De fait, et pour ordinaires qu’ils soient en apparence, les personnages que Michel Moret tire de son chapeau de narrateur, à moins que ce ne soit de sa cuisse jupitérienne, ne sont pas des nuls pour autant sous le regard de l’auteur en quête lui-même de lumière, qui donne sa chance, à chacune et chacun, de nous surprendre contre toute attente à l’enseigne d’une espèce de sagesse populaire à la fois flottante et bien réelle.
    Armando, par exemple, le secundo de Lumière de l’homme, première nouvelle du recueil. Armando, fils probable de ceux qu’on appelait naguère les saisonniers et petit-fils de solides Piémontais peut-être restés au pays et posant sur une photo qu’il retrouve dans un album, est aujourdh’ui employé dans une compagnie d’assurances, possède une Opel Rekord ou une Toyota Cressida et une télé qui lui permet de regarder des films délassants et les matchs de la Juve. Sur la photo, il remarque la dignité de la pose de son nonno, avant de relever, dans son miroir, une certaine dureté de ses propres traits, qui remontent probablement au Piémont.
     
    Mais qu’est-ce donc qui a changé ? Armando n’est pas sans idées, notamment en matière politique, mais en l’occurrence il se montre tout personnel, estimant que l’inégalité sociale tient surtout à la manière d’occuper son temps libre. Si vous lui demandez si c’était mieux avant, du temps de la Mamma et du nonno, il répond que non, vu qu’à l’époque « ils » n’avaient pas le choix. Mais est-on mieux avancé aujourd’hui ? On sent qu’il n’en est pas sûr, mais il n’en pense pas moins que le problème tient au fait que l’homme ne sait pas ce qui est bon pour lui. Voilà pour Armando : trois pages à peine et c’est un début de monde...
     
    Liberté de la fiction
    Contrairement à ce qu’on croit parfois, l’écrivain n’en dit pas forcément plus dans ses récits autobiographiques que dans la fiction, dont les truchements lui permettent souvent plus de liberté. Aragon parlait de « mentir vrai », et c’est comme ça aussi que Michel Moret dit probablement plus de choses de lui-même, par le biais de ses personnages, que lorsqu’il nous balance ses opinions en fin de course dans ses Pensées crépusculaires.
    La fiction permet d’aller un peu partout, comme dans ce village levantin où le narrateur, avec la belle Samantha, se fait asperger du contenu d’une soupière par une mégère à sa fenêtre – c’est un classique des contes orientaux – avant que Samantha ne lui révèle que c’est là une vengeance de l’épouse légitime jalouse du médecin Selim dont elle-même fut la maîtresse bénéficiaire d’un énorme héritage comme il n’y en a, là encore, que dans les contes de Schéhérazade. Or Selim, dans la foulée, aura eu le temps de lui recommander de ne jamais céder à la jalousie.
     
    Histoire de détendre l’atmosphère...
    La fiction, depuis Rabelais, a développé une composante décisive dans la meilleure santé des nations soumise à la thérapie littéraire, et c’est ce qu’on appelle l’humour dont le regretté Milan Kundera a fait un usage constant – Kundera le premier à rappeler l’importance du rire selon le même Rabelais, paroissien débonnaire de l’Abbaye de Thélème connu sur Facebook sous le pseudo d’Alcofribas Nasier.
    À propos d’Internet, c’est par un site de rencontre que le prénommé Yves, dans la nouvelle intitulée Insupportable liberté, rencontre la prénommée Yvette alors qu’il attendait une certaine dame Siran, laquelle a visiblement laissé tomber – et cela tombe bien en effet, même si les liaisons hasardeuses ne sont pas forcément plus heureuses que les mariages arrangés ou les réussites conjugales momentanées - tout étant possible dans l'existence, même le meilleur...
    La fiction ne convient guère à la pensée unique, même si celle-ci en est une, qui finit en impasse. La pensée unique, qui a sa morale punitive et ses jugements sans appel, n’aura jamais été capable d’une autre littérature que celle de la propagande et de la dogmatique, dont la sagesse des nations se gausse sous l’arbre à paroles ou au café du commerce - voilà ce qu'on lit aussi entre les lignes de l'opuscule.
     
    Paroles de passeur
    Les petits récits et nouvelles de Besoin de lumière ne sont, je l’ai dit, que des esquisses ou des croquis, de fines pointes d’îlots pourtant rattachés à un socle solide qu’on pourrait nommer simplement le continent Littérature.
    Qu’unetelle cite Pascal ou qu’untel évoque Edmond Gilliard ramène évidemment aux lectures de l’auteur, dont les emprunts sont à l’avenant, tel le plus délicieux qu’il prétend (à vérifier tout de même) un proverbe siamois : « Les mots qu’on n’a pas dits sont des fleurs de silence »…
    Michel Moret a publié récemment une réédition de Raison d’être de l’immense Ramuz, préfacée par le jeune Romain Debluë, lui-même constituant la dernière découverte notable de l’éditeur avec son roman-cathédrale La Chasse au cerf.
    L’on remarquera alors que la couverture même de Besoin de lumière, signée Pietro Sarto, renvoie à une phrase de Raison d’être avec son coteau de Lavaux baigné de lumière intemporelle, reliant nos paysages les plus familiers à un pays terrien de partout où les humains pleins de défauts et de qualités seraient plus fraternels, au dam de toute littérature nationale ou pire : nationaliste: Ainsi, « qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous»…
     
    Michel Moret. Besoin de lumière. Editions de L’Aire, 75p. 2023.

  • Lectures au fil de L'Aire (1)

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    82198794_10223601833540773_421893804262424576_n.jpg(En mémoire de Michel Moret)
     
    1. Alice Rivaz retrouvée
     
    Un peu moins de vingt ans après sa mort, Alice Rivaz continue d'être lue, sans avoir passé par le fameux «purgatoire» que connaissent tant d'auteurs.
    C'est peut-être que, plus que de son vivant même, cet auteur continue d’en imposer par le regard net, à la fois chaleureux et lucide, qu'elle a posé sur la société et les gens de son époque.
    Plus précisément, et pour la première fois, une femme introduit, dans l'univers souvent éthéré de la littérature romande, des thèmes liés au monde du travail et à la condition féminine, aux aléas du mariage et au droit de ne pas s'y engager. Ces thèmes ne sont pas traités sous forme démonstrative et n'imposent pas au lecteur de thèses, même si l'on sent que le cœur d'Alice Rivaz bat à l'unisson du coeur de son cher paternel, le socialiste Paul Golay.
    Naturellement à l'écoute des humbles, la romancière a pourtant le sens de ce qu'on pourrait dire l'aristocratie naturelle, et c'est à proportion de leur dignité bafouée, de leur peine muette, de leur fierté peu démonstrative, de leur cran aussi, ou de leur indépendance que ses personnages nous touchent.
    De surcroît, les thèmes de la solitude et de la difficulté de vivre, des relations entre parents et enfants ou de la peur de vieillir, et l'imbroglio sempiternel de la vie sentimentale ajoutent a ce monde sa vibrante dimension affective qui se distingue, pourtant de tout sentimentalisme suave.
    Ainsi qu'on le constate dans ses livres, mais plus encore dans ses travaux de journaliste occasionnelle (réunis dans un dossier intéressant de la revue Ecriture et dans les libres propos de sa correspondance, Alice Rivaz avait une conscience sociale solidement fondée, non tant sur une idéologie que sur la connaissance des faits. Par ailleurs, la plupart de ses romans et de ses nouvelles se déroulent dans un cadre historique bien précis. Ces particularités expliquent assez, à côté de qualités littéraires évidentes, l'accueil récent très enthousiaste que la Suisse alémanique a réservé à la découverte d'Alice Rivaz en traduction, ainsi que le rappelle Françoise Fornerod.
    «L'apport d'Alice Rivaz à la littérature romande est immense, relève l'exécutrice testamentaire de l'œuvre, à la fois par sa façon d'intégrer l'histoire contemporaine dans ses livres et pour sa manière de vivre, comme femme et comme écrivain, un féminisme non dogmatique.»
    À 16 ans, la jeune fille écrit une lettre à son pasteur pour lui exposer les motifs de son refus de confirmer. Etonnante profession de foi, solidement argumentée, d'une adolescente manifestant bien du courage à une époque où ce refus frisait le scandale.
    Autre aperçu des relations de rude tendresse entretenues par Alice avec son père: la copie dactylographiée de la critique à la fois laudative et «rosse» du premier livre de la jeune fille par son paternel, lequel taxe ironiquement l'ouvrage de chef-d'œuvre tout en relevant quelques négligences stylistiques avec la verve d'un pion diplômé…
    Pour qui n'a rien encore lu d'Alice Rivaz, les soirées d’hiver peuvent être l'occasion de découvrir une œuvre des plus attachantes, intégralement rééditée, surtout à l'Aire.
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    On peut l'aborder naturellement par le tout début, avec Nuages dans la main (1946) et La paix des ruches (1947) ou par les romans de l'âge plus que mûr, tels Le creux de la vague (1967) ou Jette ton pain (1979); par les nouvelles de Sans alcool (1961, rééditées chez Zoé) ou par les textes autobiographiques de Comptez vos jours (1966), le récit d'une enfance candide dans L'alphabet du matin (1968) ou les Traces de vie (1982) dont les considérations sont de tous les âges.
    De fait, et c'est ce qui frappe chez Alice Rivaz: que la maturité est prompte à venir, le développement constant mais le ton unique, la «petite musique» omniprésente...