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  • Coeurs de pierre, yeux cousus

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    Une lecture de La Divine comédie (47)

    Le Purgatoire, Chant XIII.

    Deuxième corniche : les envieux. Invocation de Virgile au soleil. Exemples de charité criés par des voix mystérieuses. Sapia de Sienne. Confession de Dante

    (Lundi de Pâques, vers 1 heure de l’après-midi)

     

    Allégé du poids du P de l’orgueil (premier péché cardinal effacé par l’ange de service), Dante accède, avec son mentor, à la deuxième corniche cette fois pure de toute inscription ou représentation explicative, juste éclairée par l’astre solaire.

    Or la vision a giorno n’en est pas moins inquiétante par ce qu’elle révèle, sous l’espèce de pénitents agglutinés en triste troupe dont les manteaux et les visages se confondent à la pierre dure et grise.

    Tels sont les envieux dont les litanies invoquent la bénédiction des saints et compagnie, alors que Dante constate, pour sa part, ce détail affreux : à savoir qu’ils ont les yeux cousus !

    On l’a vu et revu en enfer : Dante a le génie du contrapasso, à savoir : la concrétisation d’une peine compensatoire proportionnée à la peine commise. Ainsi pourrait-on dire que l’envie, la jalousie ou la concupiscence ont aveuglé, sur terre, ceux-là qui aspirent maintenant à se purifier de ce mauvais penchant...

    Si, comme il le soulignera d’ailleurs explicitement, Dante se trouve moins personnellement concerné par l’envie que par l’orgueil, l’on ne peut pas dire que le premier exemple d’envieux, ou plus exactement d’envieuse, qu’il donne ici soit vraiment significatif.

    Plus exactement, l’apparition et le récit de la Siennoise Sapia, qui s’est réjouie de voir ses concitoyens défaits par les Florentins lors d’une bataille, relève de ce qu’on pourrait dire la Schadenfreude, ou plaisir de voir souffrir autrui.

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    Mais le chant suivant développera ce thème de l’envie, en lequel le penseur allemand Peter Sloterdijk voit l’un des maux les plus ravageurs de notre époque, se manifestant par le démon de la comparaison.

    Je l’ai vu à la télé : il me le faut ! Celui-ci est plus riche que moi, celle-là est plus belle, faisons tout pour leur ressembler, etc.

    Où l’envie, de fait, nous aveugle et nous empêche de voir la multiplicité du réel, nous transforme en automates concurrents et nous font sombrer dans l’indifférenciation, la cupidité larvée et l’inassouvissement morose.  

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    À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.

  • Repentir mode d'emploi

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    Une lecture de La Divine comédie (46)
    Le Purgatoire, Chant XII.
    Exemples d'orgueil figurés sur le sol. L'ange de l'humilité. Montée à la deuxième corniche.
    (Lundi de Pâques, de 11 heures du matin jusqu'à l'après-midi)

    Le front bas,remâchant son propre orgueil coupable, traînant la patte, Dante se fait remettre à l’ordre par Virgile qui lui rappelle que ce n’est pas en se battant les flancs qu’il va progresser vers la deuxième corniche des envieux, et pourtant c’est bel et bien en regardant devant lui,sur le sol couvert d’inscriptions comme sur la dalle d’une tombe, que le poète va devoir, encore, se remémorer moult exemples d’orgueilleux tirés de l’Antiquité; or passons sur le détail wikipédant…

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    En mon adolescence de petit protestant, au double sens du terme, l’excellent pasteur de notre quartier des hauts de Lausanne, revenu en ces lieux des banlieues de Marseille – où il était plus proche des prêtres-ouvriers cathos que de nos prêchi-prêcheurs calvinistes moralisants -, me répondit, lorsque je l’interrogeai sur ce qui distingue l’orgueil de la vanité, que le premier désigne la vanité quand « il y a de quoi » tandis que la seconde est un orgueil déplacé vu qu’il n’y a pas « de quoi »…

    8118389.jpgDante place les orgueilleux, au nombre desquels il se compte, sur la première corniche du Purgatoire, mais ce qui compte le plus, en ce douzième chant, n’est pas tant la nomenclature de ceux qui se sont pris pour des géants, des demi-dieux ou des contrefaçons du Très-Haut, tel Nemrod dont le nom est lié à l’érection de la tour de Babel, mais, Virgile y insiste : la façon de prendre conscience de ce péché (cela s’appelle consapevolezza dans le glossaire dantesque), d’en mieux distinguer les contours (à grand renfort d’exemples sculptés ou gravés) et de s’en repentir tout en invoquant la grâce céleste et en psalmodiant des hymnes, ici inspirés par la Béatitude Heureux les humbles, etc.

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    La puissance« réaliste » du poème est souvent impressionnante, qui s’exprime par le détail, notamment lorsque Dante affirme qu’il voit ceci ou qu’il voit cela: ça ne se discute pas, c’est là, c’est du donné et du vécu, après quoi le salut viendra – ou pas.

    D'ailleurs une angélique créature en 3D, apparue en ces lieux, vient d’ouvrir « les bras et les ailes » en désignant la marche à suivre :

    « Venez : ici les marches sont tout près,
    et désormais on y monte aisément.
    Rares sont ceux qui viennent à cette invitation :
    Ô race humaine, née pour voler au ciel,
    Pourquoi tombes-tu ainsi au moindre vent ? ».

    Et voilà qu’en effet notre Dante, orgueilleux dûment repenti, se sent plus léger, avant de s’apercevoir, ô miracle miraculeux, de la raison de son allègement de créature « née pour voler au ciel » :

    « Avec les doigts de la main droite
    je ne trouvai plus que six des lettres
    gravées sur mon front par l’ange aux clefs :
    en observant ceci, mon guide sourit ».

    Eh mais, tout cela n’est-il pas un peu téléphoné ?

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    Virgile, tantôt, sera renvoyé d’où il vient, n’ayant pas droit au show sommital des anges et autres bienheureux agitant leurs palmes dorées dans la forêt paradisiaque, mais il a suffi en somme à Dante de se la jouer belle âme repentie, pour effacer l’initiale d’un de ses péchés et se trouver, du coup, délivré de la pesanteur.

    Mon cher pasteur V*** aurait-il souri comme Virgile, conscient comme celui-ci du fait qu’un huguenot, pas plus qu’un païen, ne saurait passer la douane du Purgatoire ?

    Sûrement oui: il aurait souri en homme sage, sous sa moustache à la Brassens, avec l’air qu’il prenait devant ceux qui se la jouaient élus autoproclamés: « Tu m’en diras tant, bonhomme »...

    DivCo.jpgDante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
    À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.

  • Vanité des vanités

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    Une lecture de la Divine Comédie (45)

    Le Purgatoire. Chant XI.

    Le Pater Noster des orgueilleux. Omberto Aldobrandeschi. Odersi da Gubbio. Provenzan Salvani.

    (Lundi de Pâques, entre 10 heures et 11 heures du matin).

    L’orgueil, ou plus largement ce que les Grecs appelaient l’hybris, portant les individus ou les nations, et plus encore les empires, à céder à la violence de leurs passions égoïstes, au défi de toute modération et de tout équilibre, se trouve visé par Dante (qui en savait lui-même quelque chose !) sur cette première corniche du Purgatoire où l’on aura l’occasion de voir ce qui distingue un poète d’un prêcheur.

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    Dès les sept premières terzine de ce onzième Chant, le poète ne craint pas, en effet ,  de se faire prédicateur en réécrivant, à sa façon, le Pater Noster, ici psalmodié par une troupe d’ombres au front bas dont il est précisé que ce n’est pas pour elles qu’elles prient mais « pour ceux qui sont restés en arrière »…

    Ceci dit, les retouches de Dante au Pater Noster sont à la fois d’un poète et d’un métaphysicien de l’amour cosmique, qui fera de celui-ci (Next stop Paradise) le Premier Mobile mystique de l’Univers, rayonnant d’effets angéliques divers.

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    Or on relèvera que si les ombres du Purgatoire, déjà promises au salut, prient pour nous autres pauvres mortels, un retournement saisissant fait dire aussi au poète qu’il nous incombe de prier pour elles, si tant est que notre « vouloir » ait « bonne racine », car :

    « Ben si de’ loro atar lavar le note

    che portra quinci, si che, mondi e lievi,

    possano uscir a le stelle ruote ». 

    Ce qui donne en français dans le texte :

    « Il faut les aider à laver les taches

    qu’ils portèrent ici, pour que, purs et légers,

    ils puissent monter aux sphères étoilées ».

    Oraisons montantes, cantilènes descendues du ciel, pieuses paroles transitant entre vifs et défunts : tout cela fait un concert aux harmoniques incessamment édifiantes,  mais il y a mieux : Dante raconte des histoires.

    images-3.jpegLa Commedia nous tomberait des mains si elle n’était qu’éminent catéchisme, de même que les fresques contemporaines de Giotto seraient-elles chaulées d’oubli depuis longtemps si elles n’avaient cristallisé que de grises injonctions dogmatiques.

    2783_scrovegni.jpgfrancoiscimabue.jpgCependant trois personnages vont apparaître, contemporains de Dante ( pratiquant une fois de plus le name dropping) qui seront, pour le poète, l’occasion double de signaler le caractère éminemment fugace et futile de tout hybris en matière politique et de toute vanité en matière artistique; et de citer la grandeur de Giotto qui surclasse  celle de Cimabue ; de même qu’en poésie la gloire de Guido Cavalcanti éclipse celle de Guido Guinizelli, tout initiateur du dolce stil nuovo que fût celui-ci. Cinq siècles et demi avant La Foire aux vanités de Thackeray...


    On lit ainsi ces trois tercets sans âge, qui évoquent la sagesse relativiste d’un Montaigne autant que les vers de L’Ecclésiaste:

     

    « La rumeur mondaine n’est pas autre chose qu’un souffle

    de vent qui vient tantôt d’ici et tantôt de là,

    et qui change de nom quand il change de direction.

     

    Seras-tu plus célèbre, en te séparant

    d’une chair déjà vieillie, que si tu étais mort

    Avant d’avoir cessé de dire « pappo e l’ dindi »

     

    Quand mille ans auront passé ? et cette durée

    est plus courte en face de l’éternité qu’un battement decisl

    Par rapport à la sphère qui tourne le plus lentement dansle ciel ».

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    Une fois de plus, en outre,il y a du chroniqueur d’époque chez Dante, qui cite nommément des personnages qu’il a connus de près ou de loin, tel Omberto Aldobrandesco le gibelin tué par les Siennois, qui dit lui-même avoir été arrogant et méprisant de « tous les hommes », Oderisi de Gubbio l’enlumineur admiré par son contemporain poète, ou Provenzano Salvani, chef gibelin qui reconnaît avoir eu « la présomption de soumettre Sienne tout entière à son autorité », et qui a droit cependant au Purgatoire après s’être montré généreux envers l’un de ses amis pour le délivrer des geôles de Charles d’Anjou. 

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    Comme Montaigne le fera dans ses Essais deux siècles plus tard en se référant sans cesse à des situations humaines vécues – qu’elles soient tirées des auteurs de l’Antiquité ou de faits divers contemporains -, Dante truffe son poème d’allusions à des personnages incarnant tel ou tel vice– en l’occurrence l’orgueil ou la vanité –, et qui mêlent accusations et circonstances atténuantes comme s’il était lui-même le Juge Suprême. 

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    On peut discuter, évidemment, de la structure verticale et de la dynamique ascensionnelle du Purgatoire, comme si c’était un archétype universel, alors qu’il s’agit d’une représentation médiévale de l’Occident catholique romain à son pinacle, mais là encore l’invention poétique brise les « formats », comme chez les peintres dont l’idéologie chrétienne se trouve débordée par leur génie parfois peu catholique…

     

    Dante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.

    À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.