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  • Philippe Muray montagnard

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    À propos de Causes toujours, chronique de La Montagne. 

      

    Il en va de la lecture de Philippe Muray comme de l'air de la montagne: elle tonifie à tout coup. Le journal éponyme auvergnat, La Montagne du très cher et très regretté Vialatte, dit aussi Alexandre le Bienheureux, nous renvoie d'ailleurs cet air revigorant en publiant, ces jours, quelque 35 chroniques du non moins estimable contempteur de l'hyperfestif et du politiquement correct, mort au début de l'an 2006 après avoir trop fumé. Bien fait pour lui, clameront les tenants de la "cause" anti-fumée. Or c'est aux tenants de toutes les "causes", justement, que Philippe Muray réserve, à titre posthume, son premier coup de pied de l'âne, sous le titre Les ânes de garde.

     

    âne.jpgC'est entendu: nous aimons bien les ânes. Nous qui partageons, sur l'alpage de La Désirade, l'air de trois baudets en 3D, nous savons de quoi nous parlons. Mais nos ânes voisins, placides à l'ordinaire, sont assez sages pour ne point se vexer du fait que nous traitions parfois tel ou tel bipède d'âne bâté, peu soucieux en somme de leur "cause" en tant que telle. Or tel est bien le sujet de la foucade de Philippe Muray: la "cause" des ânes et de leur dignité devenant un combat. Et de citer les exemples précis d'élus ou de communes de France s'inspirant de la Bible pour enjoindre la citoyenne ou le citoyen de ne point prendre le nom de l'âne en vain. Et de brocarder l'asinothérapie, visant au ressourcement de l'individu stressé par la compagnie des ânes, entre autres fadaises.    

    De l'Asinus Parade, grande fête du bourricot documentée sur Internet par l'Espace Aliboron, à cette autre ânerie caractérisée que fut l'émission de télé-réalité Loft Story, marquant selon lui l'avènement des "suicidés de la satiété", jusqu'à la destruction de leurs récoltes par des agriculteurs bretons sommés de laisser la place à un Teknival, ou rave party, entre trente autres thèmes non moins  festifs, Philippe Muray s'en donne à coeur joie.

     

    muray2.jpgCet air revigorant déboule ainsi dans ce petit recueil épatant faisant pendant pratique (à glisser dans le sac Vuitton de Madame ou le baise-en-ville de Monsieur) aux plus substantiels volumes des Exorcismes spirituels  et autres réflexions d'Après l'Histoire, gratifié d'une introduction anthume de Jean Baudrillard ( Le malin génie de Philippe Muray) et d'un hommage final de François Tailandier qui saluait, au lendemain de sa disparition, la "voix singulière" d'un esprit libre "qui n'aura jamais voulu collaborer au lieu commun, ce perchoir de l'intelligence endormie"...

     

    Philippe Muray. Causes toujours. Editions Descartes & Co et La Montagne, 127p.

  • La marche au désert

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    (Mélopée à l’Absente)
     
    Comme un enfant perdu
    dans le silence qu’il y a,
    tu n’oses faire un pas
    sous le ciel sans issue...
     
    Toutes les larmes de ton corps,
    es-tu tenté de dire,
    mais le silence de la mort
    retiendra ton soupir...
     
    Même le vent se tait, ému,
    comme si des grands bois,
    transis et nus,
    allait du tréfonds du silence
    revenir une voix,
    quand il n’y a que de l’absence...
     
    Quand la douleur n’a plus de mots,
    écoute le ciel gris
    dans le silence qu’il y a;
    va donc marcher, petit,
    dans le désert de la présence ...
     
    (Ce 23 décembre 2021)

  • L'âpre beauté de l'être

    À propos d’une toile de Czapski défiant toute copie…
    C’est une vieille peau toute moche sur un banc jaune, attendant le métro à la station Auteuil sous son vilain chapeau, à côté d’une publicité exaltant la FEMME FORTE en lettres rouges sur fond noir.
    C’est là : c’est ce qu’on voit. Cela pèse des tonnes, comme la vie. C’est moche et pourtant il se dégage, de cette vision de Joseph Czapski précisément intitulé Femme forte (variante d’une autre toile exécutée vers 1965), une beauté que je dirai un peu pompeusement ontologique, s’agissant d’une beauté qui pèse de tout son être.
    Variante reproduite dans l'ouvrage de Joana Pollikovna, datée vers 1965.
     
    Or m’efforçant de copier à la gouache, dans mes carnets, cette toile qu’un œil superficiel ou prétentieusement connaisseur jugera simplement moche ou mal peinte, je découvre la difficulté de m’en tenir à cette simplicité quasi brute, pour ne pas dire brutale en sa mocheté.
    Mocheté de cette vieillarde à moche galure et gros pif envahissant, à mains comme des pattes et moche pébroque que seul Czapski, du regard et d’une main aussi lourde que celui-ci, transfigure pour ainsi dire sans misérabilisme anecdotique pour autant.
    Or peut-on relier ce tableau à quelque esthétique de la laideur que ce soit ? Je ne le crois pas. Czapski n’exalte pas la laideur de sa faible femme seule au chapeau cabossé : il la représente telle qu’elle est, ou plus précisément telle qu’il la voit et sans trace du maniérisme morbide des esthètes de la laideur.
    Pour ma part, j’ai vainement essayé de rendre la mocheté de cette pauvre vioque, mais pas moyen. Ma vieillarde a l’air d’une institutrice à la retraite, de la veuve d’un employé quelconque ou d’une officière de l’Armée du salut, mais sa présence n’a rien de la formidable force qui se dégage du personnage de Czapski, retournant bonnement la dérisoire formule publicitaire d’à côté par la simple affirmation de son être…
     
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  • Danser avec La Fée Valse

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    À propos de La Fée Valse 
     
    par Jean-François Duval
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    On ouvre le livre, on lit quelques pages, et tout de suite naît cette impression qu’à chacune d’elles les mots sont essentiellement là pour prendre tout leur bonheur, sous une multiplicité d’éclats. Et tout aussi vite l’on se dit « Mais qu’est-ce que c’est ? De quoi s’agit-il ? A quoi a-t-on affaire ici ? ». D’entrée de jeu (littéralement, car les mot sont bien là pour jouer), on éprouve ce plaisir si particulier d’entrer en déroute.
    Si La Fée Valse est composé de plus d’une centaine de textes, la quasi totalité parvient à se tenir sur une seule page, comme si cette seule et unique page leur suffisait comme place de jeu. Comme si cet espace relativement réduit, à ne pas dépasser (par quelques imaginaires contraintes oulipiennes), justifiait et servait d’autant mieux leur profusion et leur éclatement.
    A quel genre ce livre appartient-il ? Est-ce de la prose poétique ? De petits textes en prose ? Plus intrigant encore : où donc Jean-Louis Kuffer trouve-t-il ses sujets, ses motifs ? – car tous relèvent du jamais vu, le lecteur s’en avise très vite. Oui, où les trouve-t-il, cet écrivain-là ? Impossible à dire justement (sinon adieu la féerie vers laquelle pointe déjà le titre de l’ouvrage) tant la trame elle-même du recueil repose sur l’exigence d’une surprise, toute fraîche et toute neuve en ses mouvements, dans laquelle croquer – chaque fragment possédant sa saveur propre. « Maudite fantaisie ! », s’écrient d’ailleurs certains (dans le morceau intitulé Petit Nobel). La fantaisie ? « L’ennemi à abattre », poursuivent-ils. Tant pis pour ces mauvais esprits, bataille perdue : ce n’est certes pas dans La Fée Valse que pareil assassinat se laissera commettre. Ici la fantaisie n’est pas à renverser, elle est reine.
    Bref, voilà un livre selon mon goût. Car aujourd’hui – et c’est l’un de mes désespoirs –, la situation de la littérature est telle que j’aime que l’on ne puisse rattacher une œuvre à aucun genre bien défini. Je suis contre les genres (même si je lis parfois des romans par un banal souci de distraction comme je regarderais une série télévisée, ce qui n’a rien à voir avec la littérature). S’écarter des genres établis, ne serait-ce pas encore la meilleure façon de ne pas reproduire les schèmes et formes convenues du passé, que perpétue le 90% des livres empilés sur les tables de libraires ? Mieux ! On fait d’une pierre deux coups : non seulement on s’écarte des chemins rebattus, mais le moyen est aussi idéal pour laisser libre cours à l’esprit d’invention. Voilà donc ce qu’on peut d’emblée poser à propos de La Fée valse : ce livre est de ceux qui appartiennent à une essence différente, comme disent les botanistes.
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    « Qu’est-ce que c’est ? » Essayons tout de même d’aller un peu plus loin dans cette question. Jean-Louis Kuffer (ou son narrateur) nous en fait l’aveu page 90 : « Quand j’étais môme, je voyais le monde comme ça : j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde. » Qu’importe évidemment si la péripétie est véridique ou non. Ce qu’il vaut en revanche de noter, c’est ceci : tout l’art de Kuffer, en tant qu’écrivain, relève exactement du même genre d’entreprise.
    Ce vitrail cassé d’un coup de fronde et dont on recolle les morceaux, c’est exactement le même vitrail qu’ambitionne d’être La Fée Valse (en quoi le livre est bien à sa place dans la nouvelle et très belle collection « métaphores » créée aux éditions de L’Aire). Le livre de Kuffer est ainsi fait de morceaux, et l’on peut dire à son propos ce que dit l’un des textes à propos des tableaux de Munch : « Les couleurs ne sont jamais attendues et classables, chaque cri retentit avec la sienne …»
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    Voilà. La Fée Valse tient du vitrail brisé et recomposé. C’est un ensemble de morceaux. Et qui dit ensemble dit aussi exigence d’harmonie. Une exigence qui, notons-le au passage, nous vient du fond des âges et des traditions. Dans le judaisme par exemple, la kabbale n’a pas d’autre fonction : à dessein, Dieu a brisé sa création comme il l’aurait fait d’un vase, et c’est à l’homme de recoller les morceaux, de recréer le monde. C’est aussi le travail de l’artiste véritable. Ecrivain, sculpteur, compositeur, peintre… Rien d’un hasard si La Fée Valse fait parfois référence à quelques-uns des peintres préférés de l’auteur (Kuffer ne pratique-t-il pas l’art de l’aquarelle, du moins si j’ai bien compris ?). Surviennent donc ici et là les noms de Munch, Soutter, Valloton, Rouault, Van Gogh, Soutine…
    Ce qui confirme notre sentiment : La Fée Valse est bien une histoire d’œil, un recueil composé de regards éclatés – mais pas seulement éclatés, répétons-le, puisque leur fonction est de recomposer le réel autrement, d’une façon d’autant plus lumineuse (la lumière du vitrail) qu’elle est poïétique.
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    On ne recompose pas non plus un vitrail sans que cela tienne de la quête. Et la quête, d’ordre fantasmagorique, est bien présente dans ce livre : ce peut être par exemple celle de la bague d’or de notre enfance, à propos de laquelle le narrateur (l’un des narrateurs car il faut y insister, La Fée Valse tient dans un bouquet de voix) déclare : « Je n’ai pas fini de lui courir après… », avec cette conséquence qui laisse toute sa place aux jeux de l’amour et du hasard : «… au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais à laquelle il fallait que je me prenne un baiser-vous-l’aurez. » Ce livre se donne comme une poursuite. Et une poursuite joueuse, le jeu avec la langue n’étant pas l’un des moindres plaisirs qui soit ici délivré au lecteur.
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    S’il fallait trouver un dénominateur commun à ces morceaux, on dira que le principal est précisément celui-ci : le jeu avec la langue, charnelle, vivante, orale, riche de tours et d’expressions, enracinée aussi dans son propre passé, langue française vieille d’un millénaire, et pourtant toujours à se chercher, à se réinventer au travers de quelque trouvaille (Kuffer est très à l’écoute de la langue qui se parle aujourd’hui). On peut gager que l’ouvrage se prête très bien à la lecture en public.
    Car c’est un bouquet de voix, il faut y insister : La Fée Valse ne se contente pas de mettre en scène un seul narrateur. Non ! Multiples sont les voix qui se font ici entendre : les narrateurs sont plusieurs, tantôt masculins, tantôt féminins, tantôt singuliers, tantôt pluriels. Ce peut être « Je » mais ce peut aussi être « On », « Il », « Vous », « Nous » ou « Moi ». Qui parle ? (L’oralité tient une grande place dans ce livre). Eh bien, c’est la langue elle-même, dans sa diversité.
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    Une langue qui jamais ne se laisse prendre au piège d’une fermeture sur soi qui la figerait, mais qui se veut toujours en mouvement, autant qu’il est possible, à force d’explorations et d’inventivité. Ce qu’on sent là, c’est un goût de la faire fuser en expressions diverses, en tours de phrases surprenants… Reprenons la métaphore : c’est comme si l’écrivain s’amusait, page après page, à composer un bouquet à partir de fleurs choisies (les mots) dont tirer des assemblages neufs, originaux, frais, déconcertants.
    On ne s’étonnera donc pas, comme il est normal devant un bouquet, que le plaisir soit non seulement verbal, musical, mais aussi visuel. Si bien que l’on va de page en page un peu comme on avancerait dans une riche galerie d’art, s’arrêtant et s’attardant devant chaque tableau pour le laisser infuser et pénétrer pleinement en soi. Que les amateurs de lectures rapides passent leur chemin !
    Pour en revenir un instant à la question du genre : a-t-on jamais vu de la satire sociale dans la prose poétique (moi jamais, mais je ne sais pas tout) ? J’y vois une preuve de plus que La Fée Valse s’écarte de ce genre-là, car de la satire sociale, il y a en bien, ici ! Ainsi lorsque, en ironiques Majuscules, il est question d’un tout jeune nouveau comptable du Service Contentieux de l’Entreprise. Ou de la personne préposée aux Ressources Humaines (curieuse expression qu’on n’entendait jamais dans les années 60).
    Le livre de Kuffer ne manque pas de moquer ainsi, par un effet de contraste, toute la distance qui sépare le monde de l’art de celui dont une certaine novlangue nous fait vainement miroiter les facettes, en dépit de son grand Vide. Passons.
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    Il y a un dernier point : La Fée Valse se garde d’être explicite (où serait le mystère ? quel espace serait encore réservé à la fantaisie ?). Non, ces morceaux de féerie précisément ne visent pas à épuiser ce que la langue peut dire : en tout, le livre préserve la part de l’imaginaire, et finalement de l’incompréhensible. L’auteur sait très bien cela : pas plus que le fameux « Traité uniquement réservés aux fous » du Loup des steppes de Hermann Hesse ne s’adresse à tous (Hesse a soin de nous en prévenir), La Fée valse ne se laisse saisir par ce qu’il est convenu d’appeler le « lectorat », sorte d’entité vague composées d’amateurs de lectures faciles, digestibles à souhait, fourguées comme des plats prépréparés pour le plus grand nombre possible. Non, La Fée Valse, on l’aura compris, est à placer au rayon des livres rares.
    J.-F.D.
     
    Jean-Louis Kuffer, La Fée Valse, éd. de L’Aire. Troisième titre paru dans la nouvelle collection « Métaphores ». (Le livre y est un bel objet, idéal en soi, s’offrant comme un cadeau à faire aux autres ou à soi-même).

  • Une visite à Timothy Findley

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    Avec l'auteur de Pilgrim à Cotignac...

    Il est beaucoup d’écrivains qu’on aime lire sans éprouver, pour autant, le désir de les rencontrer. Maintes rencontres sont d’ailleurs décevantes à cet égard, qui se bornent à un entretien formel d’une heure ou deux visant, essentiellement, à la publicité d’une récente publication.

    Et puis il y a , dans la vie d’un lecteur de métier, des élans plus ou moins explicables qui font qu’une rencontre paraît s’imposer. Peut-être la trajectoire humaine de l’écrivain, sa pâte vivante, sa présence sont-elles déterminantes ? Et de fait, tel est le sentiment qui m’ a poussé à faire la route de Cotignac, dans l’arrière-pays varois, pour rencontrer Timothy Findley en ses quartiers de scribe retiré, qu’il alterne avec ses séjours plus urbains au Canada.

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    Bien plus que tant de fausses valeurs actuelles, quatre livres de Timothy Findley m’avaient assuré de sa profonde compréhension de l’être humain et de sa vision pénétrante du monde et de la littérature. Par ailleurs, la trajectoire de «Tiff», abréviation de Timothy Irving Frederick Findley, dégageait une aura légendaire.
    Or, dès mon arrivée dans le petit bourg de pierre ocre accroché à la pente, avec une heure de retard qui me fit trouver, sur la porte du mas au volets bleus, une lettre manuscrite me renvoyant à la Table de La Fontaine où l’écrivain m’attendait, amicalement soucieux, aux côtés de son compagnon Bill Whitehead - dès ce moment il me sembla replonger dans cette atmosphère comme enchantée dans laquelle vivent les vrais artistes, qui se foutent des retards mais craignent terriblement les accidents de la route et autre aléas de l’existence.

    De ceux-ci, ainsi qu’il me l’a raconté, Timothy Findley a une expérience plus aiguë que maints hommes de lettres empantouflés. Cloué au lit de longues années par une mononucléose, tôt conscient de sa différence d’artiste et d’individu hypersensitif, marqué à vie par un entourage familial où l’alcool et la folie amenuisaient les frontières entre réalité et délire, comme on le ressent fort dans ses romans, Tiff a rêvé d’abord d’une carrière de danseur, à laquelle il a dû renoncer pour une anomalie discale. Le théâtre, puis le cinéma, furent alors la première échappée de ce grand imaginatif.
    «J’aurais pu faire une belle carrière. Jamais je n’aurais été une star, mais je faisais d’assez présentables mauvais garçons...» Comédien classique, il participa au fameux Stratford Shakespearian Festival avant de suivre, en Angleterre, Alec Guinness, et de travailler avec John Gielguld et Peter Brook. Souvenir piquant: un jour, aux Etats-Unis, il céda sa place, dans une adaptation de L’Immoraliste de Gide, à un jeune acteur qui n’était autre que James Dean...

    C’est en jouant, avec Ruth Gordon, dans le Matchmaker du grand Thornton Wilder, que Tiff se vit encouragé à écrire. «J’avais engagé une discussion vive avec Ruth, qui m’incita à lui écrire une longue lettre de réponse. Quand elle en eut pris connaissance, elle me lança: mais mon Tiffy, il faut arrêter le théâtre, c’est pour l’écriture que tu es fait !»

    Dans la foulée, après qu’il eut composé une première pièce et l’eut soumise à Thornton Wilder, celui-ci lui administra une leçon d’humilité cruelle et salutaire à la fois: «J’étais tremblant, comprenez-vous, et tout de suite, Thornton m’a dit: c’est affreux, Tiff, tu écris là-haut, perché sur les hauteurs, et tes mots ne nous atteignent pas. Il te faut redescendre jusqu’à nous pour nous raconter tout ça !»
    A table, savourant la cuisine du lieu, faire la connaissance de Timothy Findley consiste aussi à écouter son ami Bill. Ancien acteur et producteur de théâtre, William Whitehead est aujourd’hui ce qu’on pourrait dire le manager du gang bicéphale, assurant l’intendance, l’administration de la «firme» et, à la source, la dactylographie des manuscrits fluviaux de Timothy Findley. Chaque lendemain d’écriture de Tiff, Bill lit ainsi, avec son redoutable talent d’acteur, ce qui a été écrit par son ami. Ensuite de quoi s’accomplit tout un travail d’élaboration et de corrections relevant de l’artisanat.
    «La lecture de Bill, explique Timothy Findley, m’est extrêmement précieuse pour distinguer ce qui sonne juste et ce qui ne va pas. Cela étant, je sais parfois que j’ai raison malgré ses objections, et je n’en démords pas!»
    Sous leurs dehors bons enfants, les deux compères sont de redoutables professionnels. Leur vie commune s’est amorcée au début des années 60, dans une petite maison de la banlieue de Toronto. Bill y écrivait des documentaires de vulgarisation pour la radio et la télévision, tandis que Tiffy rédigeait des publicités.
    De toute évidence, l’art du comédien (il faut entendre le romancier moduler une voix ou mimer un personnage!), l’expérience des divers milieux qu’il a fréquentés, de Hollywood à Londres, et des multiples travaux alimentaires qu’il a accomplis, a aidé Tiff a tremper son art de médium.

    Or ce qui saisit, à la lecture de ses romans, c’est que cet artisan rompu aux ficelles des techniques narratives contemporaines est, avant tout, un romancier des profondeurs du cœur humain, non pas un faiseur habile mais un formidable écrivain.

    Cette visite remonte à mai 2001
    Timoth Findley est mort en avril 2002


    Lire Timothy Findley
    Le nom de Timothy Findley est encore trop peu connu du lecteur francophone en dépit de son succès croissant, notament avec le fascinant Pilgrim, paru en novembre 2000 à l’enseigne du Serpent à Plumes, où ont paru les autres livres cités ici. L’oeuvre multiforme du Canadien, largement reconnue dans l’aire anglo-saxonne et traduite en 15 langues, est pourtant l’une des plus intéressantes qui soient aujourd’hui. Pour qui ne connaît rien de Timothy Findley, la découverte de ses romans peut constituer un superbe programe de lecture. Le plus ample et le plus accessible est sans doute Pilgrim, qui nous ménage une mémorable traversée du temps, avec la rencontre de Léonard de Vinci, de Rodin ou de Carl Gustav Jung, que l’immortel protagoniste (le pauvre n’arrive pas à se suicider) rencontre tour à tour. Pour ma part, je lui préfère le très noir Chasseur de têtes, «remake» urbain et américain d’Au coeur des ténèbres de Conrad et saisissant aperçu du mal dans la société contemporaine. Autres merveilles: La Fille de l’homme au piano (Folio, 3522), qui vient d’être réédité en poche, et Le dernier des fous, premier roman de Findley contenant déjà toute sa substance dramatique. Egalement traduits, restent Nos adieux, plus autobiographique, et Guerres, peinture sombre de la Grande Guerre qui a valu sa première notoriété à l’écrivain. Enfin, la lecture d’ Inside memory - pages from a writer’s worbook (Harper Collins, 1990) est également à recommander.