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  • Vues sur Ludwig Hohl

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    Par Albert Caraco
    C’est un grand écrivain et qui n’aura peut-être jamais beaucoup de lecteurs, parce qu’il est profond en restant monotone et, quand il est sublime, en demeurant étroit. J’ai de l’estime pour sa façon de penser, j’en ai de plus en plus pour sa façon d’écrire, mais je ne parviens pas à l’aimer : les puritains me refroidissent et c’est un puritain des lettres, on me dira que nous en manquons effroyablement et que les imposteurs mènent le bal, on me dira que Ludwig Hohl est le Cézanne de ces temps, et que son œuvre réfléchit la probité la plus entière… Mais quoi ? Je lui pardonnerais d’avoir moins de rigueur, s’ils montrait parfois plus de charmes et de grâces; il m’en impose, je l’avoue, et cependant il me repousse, il a souvent raison, il n’en devient pas toujours plus aimable. Est-ce l’effet de la raison ou de l’intransigeance de l’auteur ? Les deux sans doute.
    À qui ressemble-t-il ? À Lichtenberg ? En apparence seulement, parce que Lichtenberg est drôle et que notre auteur, lui, ne l’est presque jamais. À Wittgenstein ? Non pas, car Wittgenstein est un savant et qui paraît avoir l’esprit mathématique, où Ludwig Hohl moralise à peu près comme nous respirons, quand il ne prêche. À Jean-Paul ? Jean-Paul est souvent illisible est toujours trop sentimental avec, de plus, le goût des digressions ou des parenthèses, quand Ludwig Hohl se lit facilement encore qu’il ne soit pas tellement plaisant à lire. Il est original, à n’en pouvoir douter, il ne l’ignore point et même il va jusqu’à nous le remémorer. Il parle, au reste, incessamment de sa personne, ce puritain ne s’oublie guère, il n’a rien d’un ascète, c’est un peu ce qu’on appelait un juste. Voilà, me semble-t-il, le mot est lâché : Ludwig Hohl est un juste. Il est incomparable dans ses méditations touchant la pauvreté, ni Proudhon ni Marx ne sont allés plus loin, c’est un sujet qu’on n'aime pas a définir, cela me remet en mémoire certaines pages de Péguy, voire de Léon Bloy, à cette différence près que Ludwig Hohl est un athée, ayant quelques parties de philosophe. Son athéisme et radical et l’on a l’impression qu’il ne reviendra plus sur cette attitude. Er ist ein gottloser Mensch, aber kein geistloser, das Gegenstück von Léon Bloy, ein Denker ohne Glauben, verzweifelt und dennoch verklärt, mit Weisheit ausgerüstet und dennoch abstossend. Er ist ein ausgemachter deutscher, nach innen offen manchmal sogar nach oben. Er spintisiert ein wenig wie der Schumacher aus Görlitz, ein wenig langweilig, ein bischen dumpf, und plötzlich blitzt er und der geist erscheint.
    Traduire Ludwig Hohl me paraît difficile, le français ne se prête guère aux ruminations mentales et l’espagnol encore moins. Man fühlt das Werden der Gedanken und ihr Wachsen, bei den Frazosen un den Spanien spürt man bloss die Endform. La pensée de l’auteur est à l’état naissant. Avec cela, c’est un esprit solide, il marche volontiers à pas de plomb, en ahanant un peu. J’admire son bon sens, c’est un cyclope, die Arbeit ist sein Leitmotiv, il parle topujours de travail avec une insistance pathétique. Der Lob des schweren materials klingt durchaus calibanisch : c’est donc un Caliban de bonne volonté, qui rêve d’être un Ariel. Ludwig Hohl hat eben keine Schwingen, er besteigt immerhin die höchsten Berge, doch vierfüssig, mit Zähnen une mit Nägeln.
    Je reconnais qu’il touche parfois au sublime encore qu’il ne reste pas assez dans ses hauteurs, il n’a point trouvé l’art de s’y faire une place, il est gradualiste, il n’est pas subitiste et nous dirons que c’est un juste auquel la grâce aura manqué.
    Cet homme surprenant attendait le miracle, il attendait, outre la gloire, un ou plusieurs mécènes, il n’a pas trouvé l’être providentiel qu’il espérait, de là ses pages les plus déchirantes, – non sans complaisance (mais nous la lui pardonnerons ) il professera son génie (Porträt ). Hohl a certes des éclairs de génie et voilà qui nous remémore un Lichtenberg ; Il manque à l’un tout comme à l’autre un certain don de la synthèse, à quoi les auteurs des génies se peuvent reconnaître. Er zieht di Bruch stücke dem Zusammenhange vor, weil es ihm nicht gelingen ist, bis zur Synthese zu gelangen. Doch dies beweist nicht nur, dass er ein Schöpfer sei. Je lui reproche je n’avoir pas lu les philosophes et s’il résonne sur la praxis é la façon d’un Engels, ke me méfie un peu de son socialisme, où je découvre des relents de stalinisme.
    Comment ne goûterait-on pas ses pages sur le métier d’écrivain ? C’est là qu’ils montre souvent le meilleur de son esprit et quand je le lis je crois voir Cézanne, ses maladresses et sa probité, touchantes et parfois sublimes. Il tourne souvent dans le cercle mais il y fait – de temps en temps– entrer le monde, aussi beaucoup lui sera pardonné, même sa manie de tout rapporter à Ludwig Hohl, lequel est le Dieu de ses livres, et dont la présence est réelle, fût-elle bien caché.
    Avec cela, c’est un historien et - s’il le voulait– des plus remarquables, dommage qu’il n’en traite pas assez souvent et que l’histoire en somme l’intéresse moins que Ludwig Hohl. Son essai touchant la Réforme (2) ne peut que susciter mon admiration, ses réflexions sur l’Eglise sont pareillement heureuses. L’on souhaiterait qu’il donnât plusieurs morceaux de cette qualité. Hohl est un conteur symboliste, a l’instar d’un Kafka, il marie les sous-entendus et l’évidence d’une manière qu’il est permis d’appeler de l’art. Son Vernunft und Güte est un chef-d’œuvre et c’est le canevas d’un grand roman, genre Noeud de vipères de Mauriac. Est-ce le reflet de sa propre vie ? Au fond, son drame est d’être Suisse. En un pays comme la Suisse, où l’on manque à ce point de malheureux qu’il faut les importer pour leur commettre ces travaux auxquels les habitants préféreront l’exil, Hohl est un phénomène et je présume que d’aucuns le lui reprochent.; il n’est pas devenu célèbre, alors que d’autres, moins doués le sont, puis il est resté pauvre en une contrée où l’on a la religion de l’ordre, de l’efficace, du rendement et des vertus civiques. Il est un peu hors cadre. Est-ce sa faute ? En quels pays serait-il vraiment à sa juste place ? Comment répondre ? Une existence, que l’esprit informe, sera toujours un cas d’espèce et sa reconnaissance, de la part des hommes, un miracle. Lui reprocherons-nous de l’avoir attendu ?
    Albert Caraco
    (1) Nuances et détails III/9
    (2) Notes.
    Ce texte a paru dans la livraison de La Revue de Belles-Lettres, No3, 1969, consacrée à Ludwig Hohl.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    HIRONDELLES. – Il y avait ce soir, le long du Grand Canal, une prodigieuse concentration d’hirondelles tournoyant et virevoltant entre la lisière du bois et le champ de tournesols de l’autre rive, et j’ai pensé que la profusion des moustiques qui me harcèlent ces temps au déclin du jour, à chaque fois que je m’approche du sous-bois marécageux, attirait cette nuée, comme me l’a d’ailleurs confirmé mon ami René, féru d’ornithologie et que j’appelle dès que j’ai une question relative aux oiseaux ; et de fait il vient de me confirmer par phone que la prochaine migration se préparait et que les troupes de sous-espèces mêlées se rassemblaient avant le grand départ, que les moustiques non encore exterminés par les pesticides leur tenaient lieu de souper et que tout à l’heure elles iraient dormir en grappes dans les roseaux, car les hirondelles dorment en grappes pour se protéger des rapaces et des fouines, ai-je-donc appris ce soir sans cesser de subir les assauts des moustiques qu’elles n’ont pas avalé en vol, etc. (Ce lundi 23 août, vers Noville)
     
    CORPS MAUDIT. – Le pauvre Zorn était étranglé, au propre et au figuré, par sa cravate de fils de «gens bien», adolescent mal dans sa peau et le restant à travers les années avant sa longue période de dépression, et si je comprends sa pudeur maladive et sa crainte de se pointer aux douches de la gym, comme je l’ai éprouvée à un degré moindre entre dix et treize ans, jamais je n’ai vécu cette honte et ce mépris du corps et du sexe, tel qu’il les décrit, et c’est en somme par contraste que je redécouvre, grâce à la lecture de Mars, la monstruosité de cette vie congelée par le conformisme social et l’obsession de la bienséance, qui impliquait le mépris du corps en général et plus encore de la sexualité, non tant pour des raisons morales que sociales - ses parents n’étant pas des puritains religieux mais des bourgeois guindés fréquentant l’église sans croire à rien et ne manquant aucun enterrement pour y être vus…
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    RECONNAISSANCE. – Dans le fragment intitulé Gratitude figurant au début de l’espèce de journal-montage que constitue En ce moment précis, le narrateur de Buzzati commence à faire l’inventaire des merveilles innombrables qui nous incitent à nous réjouir, comme le fait d’être un moi au milieu de milliards d’autres individus qui nous aident à nous sentir moins seul, puis d’être soi aujourd’hui après d’autres milliards de disparus qui nous permettent d’apprécier le fait d’être vivant et de pouvoir nous mesurer au passé, comme nous pouvons mesurer notre chance de n’être pas atteint de la lèpre ou du lupus érythémateux, de n’être pas né dans un pays en guerre ou en zone de famine, puis l’argument change un peu, l’on se demande s’il n’y a pas dans «tout ça» de l’exagération, trop de planètes et trop de rhumatismes, trop de volcans aux pulsions incontrôlables et trop de Chinois, tout «ce travail de naissances, de souffrances et de tragédies, perpétuel depuis des millions d’années, dans le seul but de me complaire ! », tant de douleurs « pour que je puisse apprécier mon petit bien-être », et moi qui ne veux pas comprendre, toi qui chaque jour continues de « jouir de ce palais mystérieux » - tous les jours reprend « le chœur des peines », et vous qui restez « assis à jouer » dans la solitude du jardin, etc.
    AUTOPUB. – L’écrivain alémanique Paul Nizon, dans une conversation avec Pajak qui fait l’objet d’un petit livre épatant paru récemment, que j’ai lu en trois heures et achevé au chevet de ma bonne amie en train de subir sa huitième perfusion de chimie palliative, ne cesse de se lancer des fleurs à un point qui m’a d’abord semblé comique, voire ridicule.
    Ainsi, vantant les exceptionnelles qualités avant-gardistes de son Canto – un livre qui date de 1963 et dont le total insuccès l’a probablement mortifié à l’époque - il semble persuadé que le monde va enfin le redécouvrir et l’admirer sans réserve, avant de déclarer comme ça que son œuvre est telle qu’on ne peut la comparer qu’à celle d’un Shakespeare, et là je me suis demandé si ses 91 ans n’avaient pas transformé l’écrivain sympathique et intéressant que j’ai rencontré à Paris il y a une quarantaine d’années en fanfaron sénile ; puis je me suis dit que non, vu qu’à part ce bluff apparent, me rappelant celui d’un Philippe Sollers – quand celui-ci annonçait la parution de son prochain roman comme un « tsunami éditorial » -, ses autres propos restent d’un esprit vif et pénétrant, et que tout ce qu’il dit de la littérature et de la peinture (surtout Van Gogh) en particulier, autant que de la vie en général et de sa « création », est aussi sensé et intéressant que ce que Pajak dit de son côté, alors quoi ?
    Alors je me dis que le vieux fonds bernois et russe de Nizon, son atavisme de moujik matois passé des milieux chics de Zurich au monde parisien des années 70, puis au kitsch publicitaire mondialisé, explique cette espèce de jovial cynisme d’écrivain supérieurement civilisé (comme l’est aussi Sollers) qui, reconnaissant que «ce pays n’est pas pour le vieil homme», joue des exagérations monstrueuses de la barbarie médiatique actuelle et en remet «pour sa seule gloire». Alors pourquoi pas Shakespeare ? Pourquoi pas le nouvel Homère à chapeau de gangster de cinéma ? Pourquoi pas un pied de nez au philistin ?
     
    LE MENDIGOT. – Nous marchions ce matin sur le quai aux fleurs parmi la foule de joyeuse fin d’été, les beaux enfants et les gens heureux, quand cette espèce de gueux en guenilles brunes, littéralement cassé en deux, les jambes horriblement tordues et le torse comme enfoncé, une main décharnée serrant un petit gobelet vide, de longs cheveux filasses et une longue barbe biblique, le reste du visage à peu près invisible, lamentable image de la pauvreté semblant sorti d’un souk pouilleux du Moyen-Orient ou, actualité oblige, du tréfonds d’une ruelle de Kaboul, m’est apparu comme une image de la détresse et de la désolation absolue, et j’ai marché comme toujours, ai demandé une pièce à Lady L. et suis allé la lui donner en lui souhaitant «courage» ; mais ensuite, revenu à ma bonne amie, j’ai compris qu’elle, une fois de plus, ne marchait pas autant que moi, me disant que sûrement le pauvre bougre n’était pas venu là tout seul, autant dire qu’on se servait de lui comme appât, cependant je ne démordrai jamais de ma conception de la mendicité et de l’obligation absolue d’y répondre, surtout dans notre contexte de nantis mais pas seulement, et ce n’est pas « courage » que je dirai à mon prochain mendiant mais « merci », va savoir pourquoi et qu’on ne me parle pas de bonne conscience qui se dorlote : même manipulé le vieux mendigot de ce matin fait partie à mes yeux de ceux dont la seule présence est une grâce, etc. (Ce samedi 28 août)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)

     

    ZORN. – Je n’étais pas sûr de vouloir le relire, j’hésitais à cause de ce que nous vivons depuis cinq mois, je me souvenais que je n’avais pas aimé ce livre au moment où tout le monde l’adulait pieusement – j’en avais même écrit du mal dans La Gazette en incriminant sa façon d’invoquer trop dogmatiquement l’origine familiale et politique du cancer, mais je me disais aussi que mon point de vue actuel serait peut-être différent à l’aune de «mon» propre crabe, en rémission, et de celui, beaucoup plus redoutable, de ma bonne amie, enfin me voilà en train d’annoter l’exemplaire retrouvé de Lady L. (acquis en 1980) où, après avoir passé mon premier agacement assez semblable à mon sentiment d’il y a quarante ans ( !), je trouve à présent tout un ensemble d’observations qui m’éclairent à la fois sur mes propres préjugés de l’époque et sur une réalité, scannée par l’auteur : sur cette vie bel et bien figée et mortifère d’une certaine Suisse que je fustige moi aussi depuis les années 70, etc.
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    Ce qui m’apparaît surtout, mieux qu’en ma trentaine de gauchiste repenti, c’est la vérité cruelle de l’observation de ce fils de trop bonne famille (la nôtre était plus modeste, plus vivante et surtout plus aimante) et le caractère implacable et plus général de son analyse des faits de langage trahissant quel mode de vie guindé et coincé (sa démolition de la notion d’harmonie et de perfection de façade, qui vaut bel et bien pour tout un pays), l’enquête phénoménologique qu’il poursuit sur ses proches et sur lui-même alors qu’il a l’âge que j’avais au moment de le lire, mais moi je baisais et je courais le montagnes…
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    L’IMPOSSIBLE. – Nous ne pensions pas que cela fût possible, et d’ailleurs elle me le disait une semaine encore avant le Diagnostic : « Moi le cancer ? Mais pas question : pas mon truc ! », sur quoi je me retrouve à son chevet dans le Service et ses oiseaux de papier de malheur, à lire Impossible d’Erri De Luca pendant que le goutte-à-goutte lui transmet son poison salvateur (!) pour les deux trois heures que la perfusion va durer.
    Tout à l’heure j’irai rejoindre mon compère René pendant qu’elle somnolera plus ou moins, mais pour l’instant je me retrouve imaginairement sur une vire des Dolomites d’où le narrateur, interrogé par un jeune magistrat chargé de l’« affaire » est soupçonné d’avoir poussé un ancien camarade révolutionnaire dans le vide (il vengerait ainsi la trahison de ce « collaborateur de justice ») alors que lui réduit cette « rencontre » à une pure coïncidence, et tout de suite cette plongée dans le passé des «années de plomb» m’a rappelé cette « époque publique », selon l’expression du narrateur, dont je me suis distancé après deux ans seulement de militantisme plutôt dilettante, et l’image de ma bonne amie m’est revenue comiquement avec sa dégaine à la Angela Davis qu’elle avait alors – membre du Groupe Afrique – juste avant que ma chère malade me « libère » en me rappelant que notre ami René m’attend à une terrasse. (Ce vendredi 20 août)
     
    COMPÈRES. – En rémission lui aussi d’une tumeur à vrai dire bien plus méchante que la mienne, mon ami René m’a raconté que, se trouvant à poil sur son lit de clinique, il y a deux ans de ça, dans un imbroglio de tuyaux et de sondes, de cathéters et autres fils électriques, il a pour la deuxième fois, après son opération, décidé de survivre.
    La première, c’était après le premier diagnostic qui lui est tombé dessus comme un coup de hache, mais la seconde lui paraissait la plus décisive après l’intervention mahousse : pas question de claquer, je veux vivre ; et le voici revenant de Camargue où il est allé observer je ne sais quel petit rapace très rare avec son fils Luca comme lui passionné d’ornithologie…
    Nous n’avons pas fait la révolution ensemble, ni gravi aucune cime ou parcouru aucune arête, mais notre complicité est unique, pudique et sûre, et je sais qu’il comprendrait et aimerait le dernier livre de De Luca qu’il me dit d’ailleurs avoir rencontré lors d’une des tournées du théâtre de Vidy, quelque part au fin fond de la France, vieux Monsieur en chemise légère signant dans une petite librairie au milieu de deux ou trois dames et qu’il avait pris pour un auteur local avant de le reconnaître.
    Par ailleurs, durant les vingt ans que nous avons animé Le Passe-Muraille ensemble nous nous sommes entendus sur à peu près tout sans aucune forme de rivalité si fréquente dans le milieu littéraire – ni lui ni moi n’étions en somme «milieu» en quoi que ce soit, et c’est avec la même reconnaissance que nous évoquons aujourd’hui le privilège énorme que ç’a été de rencontrer tant de gens intéressants durant ces décennies de totale liberté professionnelle à une époque où il y avait plus de trente théâtres entre Lausanne et Genève, des centaines de parutions à chaque rentrée littéraire romande, mes innombrables équipées parisienne et l’aventure qu’il a vécue au côté de René Gonzalez, la mienne avec Dimitri dont la mémoire sera honorée ces jours, mais à présent, bordel, à quel éditeur se fier, quel interlocuteur trouver dans la profusion confuse ?
     
    MICHOU. – Comme nous évoquions le chaos océanique de l’Internet, et plus précisément le tsunami des influenceurs à la petite semaine, mon compère René me cite le succès phénoménal d’un certain Michou, qui draine des millions de followers en gesticulant dans le vide sur un vague fond de rap, et je vais y voir pour trouver, en effet, un avatar français du même branle numérique mondial, documenté depuis longtemps aux States et dans les pays asiatiques où des zombies femelles et mâles accumulent des fortunes en ne faisant qu’apparaître et se vendre, au propre ( !) en se manuélisant à vue pour de la thune, ou au figuré en monétisant divers produits cosmétiques et autres peluches, etc. Et puis quoi ? Et puis rien...
     
    HISTORIQUE. – La dernière expression médiatique en vogue dans le commentaire sportif , dont la niaiserie en dit long sur l’époque, consiste à parler de «l’Histoire qui s’écrit» à propos de n’importe quelle performance personnelle ou collective, alors même que, dans les plus grandes largeurs de la pompe locale ou internationale, l’on se répand plus que jamais en commémorations et autres «devoirs de mémoire», où l’admiration légitime se transforme en célébration et en outrances lyriques aussi ridicules que celle de ce cher confrère se demandant, l’autre jour, si Roger Federer n’allait pas céder bientôt son auréole d’immortel de la raquette pour cause de mal de genou, etc.
     
    DU RIDICULE. – Plus j’avance dans la relecture du récit de Zorn, et plus ses observations me renvoient à celles que j’ai pu faire dans un autre milieu social que le sien, dont certaines caractéristiques ressortissent à la même mentalité confinée, voire étriquée, d’une époque.
    Sur la côte dorée zurichoise, l’on te disait d’aller «voir à Moscou» si tu avais des penchants socialisants, et toute forme d’originalité ou de talent excessif relevait d’une faute de goût ou d’un écart de conduite relevant du « ridicule » sans qu’on osât même prononcer ce mot en forme de jugement de valeur.
    Quant au milieu petit-bourgeois qui était le nôtre, il était plus débonnaire, mais je me souviens de la sœur d’un ami fiancée avec un bourgeois nanti, qui évoquait cette classe sociale plus huppée en affirmant que les parents de son promis avaient «quelque argent», avec un ton qui en disait long sur ses rêveries...
    Or chacun voit le « ridicule » de l’autre avec les yeux de son milieu, et c’est ainsi que nos parents ne pouvaient appeler que «rupins» les habitants d’une partie réservée du quartier de nos enfances, où se concentraient quelques villas plus luxueuses que nos maisons familiales subventionnées typiques de ces débuts des trente glorieuses, etc.
     
    AU BORD DU CIEL. – Je lisais hier le récit de De Luca évoquant les « conquérants de l’inutile» et l’élan physique et moral poussant son protagoniste à la recherche de « la beauté de la surface terrestre qui touche sa limite vers le haut avec l’air, comme le rivage avec la mer », et je me suis rappelé notre dernier parcours d’arête avec Reynald, dix jours avant sa chute mortelle dans les séracs du Dolent, puis j’ai rejoint Lady L. à La Désirade où elle remontait pour la première fois depuis des mois, surmontant la fatigue consécutive à sa sixième perfusion, son manque de souffle et l’affaiblissement de ses muscles, encouragée par sa fille Number One, qui l’a voiturée là-haut, et cheminant ensuite d’une chaise à l’autre – sa fille Number Two ayant balisé les cent vingt-cinq mètres de la montée en disposant trois sièges d’étape… pour retrouver ensuite les petits lascars dont l’aîné l’a questionnée à propos de sa calvitie de nouveau-né et de sa maladie, plus angoissé évidemment (il a quatre ans) que son petite frère (qui en a deux) mais semblant apaisé par ses explications.
    Je n’ose trop penser à ce qu’a éprouvé ma bonne amie en retrouvant La Désirade, après l’accès de mélancolie qui m’a pris l’autre jour en y remontant après un détour à l’isba – et tous ces livres, tous ces manuscrits, tous ces documents, tous ces tableaux, tous ces objets, tout cet univers familier dont la maladie et d’autres circonstances nous ont éloignés -, mais il me semble que l’un et l’autre restons « dans la sérénité », en tout cas aux yeux des autres, et je souris en pensant au message de l’ami R., l’autre jour, qui me disait qu’il admirait ma « ténacité », faisant allusion à notre situation, alors que lui, me dit-il, aurait pris la fuite dans les mêmes circonstances…
    Et quoi encore ? Comme s’il fallait de la ténacité pour accompagner une personne qu’on aime, et plus précisément ma bonne amie, Lady L. au grand cœur quoique très charcuté récemment, patronne vénérée de notre chien Snoopy et mère avérée de nos filles lui ressemblant comme une blonde et une brune peuvent ressembler à une brune devenue blonde puis chauve, propriétaire en titre de notre Honda Jazz et gestionnaire de nos biens meubles et volatils, enfin la petite fille émouvante et la vieille fée que je crèverais d’abandonner sous prétexte qu’un putain de crabe la grignote, autant dire restant ainsi avec elle sans le moindre mérite en espérant ne pas lui faire la mauvaise farce de clamser avant elle sous l’effet de mon propre souffle au cœur, etc. (Ce dimanche 22 août).