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  • Le roman virtuel de JLK

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    Dans Le viol de l'ange, toute la hideur et la détresse d'un monde décervelé, qui fuse vers l'abîme. Et puis, comme d'un excès du Mal: ces gestes oubliés qui s'esquissent, cette rédemption qui s'amorce.

    Une lecture de Jil Silberstein, en novembre 1997.

    C’était des temps terribles et ordinaires. Des temps où rien ne pouvait plus surprendre les créatures peuplant la terre. Les assassins prétendaient-ils que leurs victimes s'entretuaient afin de faire passer l'agneau pour une hyène? On finissait par avaler ce genre d'énormité à tout bout de champ répercuté sur World Info. Il n'en pouvait aller

    autrement dans un contexte où tout vous sautait à la gorge... exacerbant, avec la lassitude à l'endroit d'une terre farcie d'horreurs et de mensonges, avec le sentiment de votre insignifiance, une folle avidité à jouir.

    Où Virtualité et sa cohorte d'illusions, éperon- nant les âmes déboussolées, mettaient k.-o. ces concepts désuets qu'étaient mesure, réalité... pour la plus grande satisfaction des promoteurs de rêves planifiés et autres forcenés du dieu Pouvoir. Dès lors, ce 12 juillet 1995, que les Serbes du général Mladic s'emparent de l'enclave musulmane de Srebrenica pour y commettre leurs atrocités: comment ce fait divers aurait-il suffi à perturber les habitants d'un grand ensemble suburbain d'Europe occidentale; à les tirer de leur enfer quotidien (esseulement et agonie) ou de leurs petits vices les isolant les uns des autres: hygiène maniaque, obsession de la superforme, voyeurisme, culte de l'excellence, érotomanie forcenée (cassette X à l'appui), consommation de tabloïdes à sensation ou de feuilletons télévisés, opium distillé par d'habiles hommes d'affaires travestis en gourous — pour ne rien dire du shoot au sexe virtuel et autres perspectives interactives ouvertes par le réseau des réseaux? «Tout deviendra possible, avait expliqué le physicien (...) tu refais le monde à ton idée, toi qui regrettes d'avoir eu une mère corme et pas de père, tu te rebidouilles un programme à la carte! Et t'imagines la thérapie pour les tarés du genre sériai killerl Les mecs, ils ont tout à disposition: ils peuvent se défouler tant qu'ils veulent. Tous les complexes que ça explose et les fantasmes pas possibles! Imagine le pire dégueulasse! Il voudrait bouffer des fœtus? Il a qu'à louer le programme! tu vois l'hygiène sociale à long terme? Après ça, le snuff- movie c'est bon débarras! Et c'est qu'un début, parce qu'ensuite tu passes aux dommages, et là c'est carrément l'Avenir...» Tant de détresses Dans les alvéoles de béton, on tâtonnait, endurait, s'abusait, ricanait, hurlait, tentait de s'offrir une tendresse que nul ne donnait. C'était Rudolf qui «se faisait baiser par la ville entière mais n'était aimé que de son chien» et se consumait du sida. C'était Martial, paraplégique teigneux et insomniaque scrutant chaque fenêtre et s'épuisant à dialoguer avec ce Dieu fait Grand. Salopard. C'était Muriel et c'était Jo, champions d'une existence jouissive mais qui ne parvenaient jamais à se rejoindre — même au cours de leurs méga-baises. C'était Pascal, le journaliste qui trompait dans l'alcool ses frustrations professionnelles et l'obsédante vision de sa mère démente. C'était la vieille et bonne Madame Léonce murmurant ses rapports quotidiens à feu son compagnon. C'était Joa- quim, cherchant refuge chez les

     

     

      sectateurs de la Nouvelle Lumière. C'était Cleo, désespérée et suicidaire, dont le petit Ariel venait de disparaître, alimentant les pires craintes. C'était tant d'autres détresses... Qu'était-ce pourtant que la cité des Hespérides, sinon un concentré de dérives identiques à celles qu'enduraient, dans les maisons avoisinantes, ou à Paris, ou à San Francisco, tant d'esseulés qui s'efforçaient de tenir bon ou de se

     

     

      fuir en explorant n'importe quelle brèche? Dans ce climat d'affolante déréliction, qu'attendre? Un événement, pourtant, ferait irruption — si abject que, pénétrant au plus intime des âmes gangrenées, il conduirait à une rédemption. Structure polyphonique Sur cette trame, Jean-Louis Kuffer bâtit une fable d'une rare densité émotionnelle. Un livre qui, par la profusion des destinées qui s'y croisent, par la complexité de sa structure polyphonique, par le travail sur la langue, par le lyrisme, la générosité et la pénétration psychologique ne ressemble à rien de connu en Suisse romande. Les références qui s'imposent? S. O. Witkiewicz, pour l'ampleur de la fresque sociale, l'affolement apocalyptique et le débridement de tous les sens. Thomas Wolfe, pour l'immense nostalgie d'une fraternité perdue avec l'Eden que nous quittâmes... «nus et solitaires». Wim Wenders, pour l'éperdue miséricorde des Ailes du désir. Tomaso Landolfi, pour la magie et la tendresse de ses simultanés au cœur du village humain. Antonio Lobo Antunes, pour l'entrecroisement des trajectoires où se mesurent, comme en un ultime jeu d'où dépendrait le sort des hommes, ténèbres et lumière. Quant à la construction la- byrinthique du récit où se confrontent le romancier, les personnages, le voyeur mémorialiste, le pédophile pétri d'ésotérisme, l'auteur des hypertextes et «celui qui écrit ces lignes», elle constitue une investigation d'une stimulante complexité sur la virtualité ouverte par l'art du roman et les réalités qui le nourrissent. Dans une petite entité culturelle comme la Suisse romande où, légitimement, chacun peut craindre complaisance, exagérations, renvois d'ascenseur ou règlements de comptes à l'endroit des auteurs du cru, Le viol de l'ange ne souffre que d'un handicap pour susciter l'enthousiasme qu'il mérite: ne pas nous venir des Etats-Unis ou d'une autre contrée où nulle méfiance ne ternirait son impact.

     

    Jean-Louis Kuffer, Le viol de l'ange. Bernard Campiche éditeur, 1997.

     

     

  • Au soir ocellé de noir

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    (À Don Juan en DJ perdant)
     
    Elle avait une rose aux lèvres
    sans sourire vraiment;
    sa peau de porcelaine
    avait le doux transparent des sèvres,
    mais un os entre ses dents
    nous attendait, amants pressés
    de nous montrer tyrans...
     
    Avec ton front bandé
    tu te croyais irrésistible,
    fixant de là-haut ta cible
    aux yeux froidement innocents,
    sans la faire pour autant ciller -
    juste jouant ton jeu
    pour mieux ferrer son ocelot...
     
    Les jeux de la passion m’ennuient,
    ou disons: maintenant enfin
    que j’en suis délivré,
    j’ose sourire doucement de la chose
    tandis que le soir se repose
    au jeu des osselets...
     
    Peinture: Chardin, Les osselets.

  • Le Grand Tour


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    32. Séville scintille 

    C'est en romancier visionnaire qu'Antonio Lobo Antunes a évoqué le retour des caravelles mythiques en plein vingtième siècle, mais nous pensions plutôt à leur départ en quittant le Portugal pour entrer en Andalousie, là-bas où, entre Palos et Moguer, les navigateurs se sont embarqués "comme un vol de gerfauts", ainsi que nous le récitions en écoliers appliqués sans savoir au monde  à quoi pouvaient bien ressembler de tels volatiles.

    Or nous remontions par les collines d'Andalousie, de pinèdes en plantations d''oliviers, j'avais commencé de lire Manuel le Gitan de mon socio David Fauquemberg, au rythme verbal illico scandé par le flamenco tel que le vit le protagoniste en son quartier gitan de Santiago, à Jerez de la Frontera ; puis nous avions écouté les chants du Mozambique rappelant à ma bonne amie son séjour, là-bas, au temps de l'indépendance, et voici que le nom de SEVILLE s'annonçait le long de l'Autovia où routiers et capitaines se pressaient de concert...    

    Ensuite il s'est trouvé, devant le dernier tombeau de Christophe Colomb, dans la cathédrale de Séville, que m'est revenu le souvenir de Simone Boccanegra le pirate de même origine, dont je connais les airs de l'opéra de Verdi par coeur. Notre génération de soixante-huitards n'a cessé de déconsidérer les héros, mais les deux Génois ont de quoi nous faire la pige, l'un au titre de la conquête et l'autre à celui de la  liberté acquise et défendue au prix de la clémence...cafe-bar-las-teresas.jpg

     

    L'histoire de l'Espagne est faite de reconquêtes, sur l'empire musulman, et de conquêtes quasi simultanées en d'autres lieux. La nouvelle Afrique est pantelante à ses côtes, d'affreux drames humains se perpétuent des rives d'Italie à celles du Portugal, mais partout aussi, du pays basque en Andalousie, ou de Séville à Cordoue, se rappelle notre histoire européenne à tous qui ne peut se vivre et survivre que dans la connaissance réciproque et le dépassement des prétentions exclusives: dans la reconnaissance attentive des autres cultures...

     

    Certaines villes au monde ont une électricité particulière. Il y a de ça souvent à Paris et à Rome, et sûrement à Rio si j'en crois, mais à Séville cela bourdonne et grésille comme nulle part ailleurs - en tout cas c'est ma sensation et mon sentiment de la première fois, et dès que j'y suis revenu c'était relancé: cela grésille à Séville.

    Or à quoi cela tient-il ? Probablement, me semble-t-il, à un mélange érotique de féminité en mantille et de rudesse sauvage des hommes-chevaux: à une vibration de l'air et des couleurs aussi qui ne se retrouve ni à Madrid ni à Barcelone non plus; et même à Grenade c'est autre chose de plus arabe, et c'est encore autre chose à Cordoue dont la poussière et la couleur des taxis n'ont pas l'immatérialité si subtilement sensuelle de Séville.

    Car il y a aussi les cafés de Séville. Nulle part au monde, même à Cracovie, les cafés n'ont, me semble-t-il, le génie grave qu'ils ont à Séville, surtout pour les hommes il faut le reconnaître: les notables, les poètes et les amoureux largués.

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    Il est possible que les femmes de Séville l'entendent un peu autrement, de même que les femmes de Cracovie. Mais de toute évidence les cafés de Séville surpassent les cafés de Florence et de Rome voire ceux de Barcelone et de Madrid, au moins selon mes critères et ceux des poètes et autres médecins de l'âme, et compte non tenu des cafés de Montevideo ou de Buenos Aires dont nous sommes sans nouvelles récentes.

    Un préjugé négatif, notamment en France, frappe le peuple espagnol de dureté ou de morgue. Or l'objectivité, fondée sur l'examen de l'Histoire, contraint à rétablir la vérité. De fait l'Espagne a de la mémoire: l'Espagne se rappelle les cruautés de l'Empire, confirmées par la déposition d'un Goya. Les Espagnols se rappellent la cruauté des Français, comme les Indiens se rappellent la cruauté des Espagnols, mais c'est une autre histoire...

    Mieux vaut considérer le beau  côté d'un peuple: La Fontaine chez les Français ou la pâtisserie chez les Espagnols, ainsi que la libraire, chez les Français et les Espagnols. Les voyages ne sont pas faits pour autre chose que ces vérifications. Après quoi l'on peut revenir chez soi mieux avisé d'un peu tout...

  • Le Grand Tour

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    31. L’amour à Carvoeiro
    La diatribe amoureuse n'est pas gravée dans le marbre mais elle n'en reste pas moins indélébile, rédigée au Marker sur le dossier du banc de pierre propice aux épanchements amoureux des fins de soirées d'été, à mi-hauteur de l'escalier tortueux descendant à la prahia do Paraiso (la plage du Paradis), au pied des falaises ocres tombant à pic sur l'eau turquoise. On imagine la scène: vacances, visages dorés, parfums entêtants, musiques montant du port en foule et tournoyant partout, désirs en boucles. Et là-haut, cette première rencontre...
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    Le texte, à la fois douloureux et cinglant, signale son jeune romantique jurant que l'a trahi l'éternelle tentatrice à dégaine d'ange et coeur de diablesse. Le ton et la manière, le choix des mots, la scansion rageuse des images et des sons désignent le probable étudiant américain ou peut-être anglais, qui croyait rencontrer la créature de ses rêves et s'est fait larguer, à ce qu'il écrit, par une vraie bitch, laquelle lui inspire un final FUCK que Lord Byron, à Capri et dans les mêmes circonstances, eût remplacé par un mot peut-être plus choisi...
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    Mais il va de soi qu'on peut ne pas le prendre au mot, le Jim ou le Jack (ou le John, ou le Tom ?). Penser que son réquisitoire est d'un petit raseur phraseur. Que la démoniaque Dulcinée en question s'est détournée de lui pour de bonnes raisons ? Qu'elle l'a trouvé trop poseur ? Qui sait? Se la jouant victime véhémente, il prend à témoin l'humanité passante, s'abandonnant au pouvoir des mots: la romance tournant du miel au fiel. Mauvais littérature que tout ça ? Révolte d'un coeur sincère ? Narcisse se saoulant de son propre sanglot ? Qui, jamais, démêlera le secret de ce qui se joua dans ce décor de roman-photo du quartier du Paraìso, sur les hauts de Carvoeiro ?
    °°°
    Lady L. s'est fait du bien en Algarve, et plus précisément à Carvoeiro la blanche, au Castelo de la dona Eunice et de don Joao Bernardo Trindade, château d'hôtes dont les terrasses couleur vanille donnent sur la mer turquoise. L'art de vivre passe aussi par le vrai confort qui n'est pas tant de luxe que de goût et d'accueil, comme nous l'avons vécu de Noirmoutier, chez le compère Beaupère, à la Vila Duparchy de Luso, en passant par la Casona de Andrin chez la dona Hermana Grande et son hidalgo Ramon de La Fuente.
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    Chez les Trindade de Carvoeiro, au Castelo, l'accueil à la fois discret et généreux de don Joao Bernardo, et l'harmonieuse décoration conçue par dona Eudice procèdent en somme de la même culture conviviale qui s'est développée ces dernières décennies en marge de l'industrie hôtelière. Or le maisons que j'ai citées étaient toutes tenues par des « amateurs » éclairés, anciens profs ou autres sexas de professions diverses, et tous visaient le respect d'un certain bien-vivre plus que le profit; tous firent en outre bon accueil à notre ami Snoopy, dont les futures mémoires seront empreintes, sans doute, de la même suavidade...
    °°°
    Comme on le voit en Espagne ou en Tunisie et sur tout le pourtour méditerranéen colonisé par le tourisme de masse ou de luxe, il suffit de faire quelques kilomètres à l'intérieur du pays pour découvrir un aspect moins clinquant, et parfois plus attachant, parfois aussi plus attristant, du pays traversé, et c'est particulièrement vrai en Algarve.
    Passer ainsi d'Albufeira aux bourgs de l'arrière-pays, comme nous l'avons vérifié nous-mêmes en nous baladant, à quelques kilomètres à l'intérieur des urbanisations somptueuses de Carvoeiro, dans le centre populaire plus ou moins décati de Lagoa - nous rappelant un peu le même centre plus ou moins sinistré de Moknine, en Tunisie pauvre jouxtant les palaces côtiers -, revient à entrevoir une partie du Portugal « oublié » par la prospérité, dont la Crise européenne n'a pas aidé les gens...
     
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    Nous n'aurons fait que passer au Portugal. Dix jours à peine, du nord au sud, à peine un jour à Porto où nous nous sommes immédiatement promis de revenir, quelques jours en Algarve et déjà nous repartons pour l'Andalousie; mais cette traversée nous aura permis, tout au moins, de donner à la carte les visages d'un territoire. Miguel Torga et les monts âpres de son enfance, Antonio Lobo Antunes et le quartier de Benfica ou les demeures patriarcales écrasées de soleil de l'Alentejo, Pessoa aux quatre hétéronymes et ses multiples reflets de Lisbonne: le Portugal des poètes et des écrivains qui nous ont déjà marqués, par le coeur et l'esprit du verbe, auront aussi gagné à s'incarner en autres nuances et détails.
    °°°
    Enfin c'est avec les journaux que nous quittons aujourd'hui le Portugal, et sur une note encourageante en somme. Nous lisons en effet, dans l'édition lusitanienne du Courrier international, ces mots que nous déchiffrons sans dictionnaire et qui ne laissent de nous réjouir avec Lady L. : « Apesar da instatisfaçao, portuguesses resisten ao populismo: em tempos de crise,Portugal dà uma liçao de moderaçao e, a contrario do resto da Europa, nao surgem partidos antieuropeus ou anti-immigraçao »...

  • Balzac, j'te dis pas !

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    Après avoir lu tout Balzac, en dilettante éclairé plus qu’en spécialiste imbu de scientificité, Sergio Belluz nous invite tout jovialement à (re)parcourir les avenues et les ruelles, les antichambres publiques et les chambres privées de l’immense cité observée et rêvée - Paris métaphore du monde entier - par le géant à tête de chien et cœur d’enfant blessé. Dans la foulée, de Dante à Marcel Aymé, de Saint-Simon à Simenon via Proust avant les coups de becs de Michel Houellebecq, le roman balzacien de la Société rebondit aujourd’hui dans certaines séries télévisées…
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    Un grand romancier se reconnaît, me semble-t-il, à sa capacités de discerner et de lier entre eux la partie et le tout, le détail révélateur et la vue d’ensemble, l’instant anecdotique et le mouvement de l’épopée, le fait tragique et sa pondération comique, la part de l’individu et celle de la tribu, du groupe, de la troupe, de la foule en sa houle.
    Or Balzac avait cette qualité amplifiée jusqu’à tous les excès d’une vitalité quasi bestiale et plus délicatement géniale dont on ne voit pas aujourd’hui l’ombre d’un héritier de même format même s’il s’inscrit lui-même dans une filiation, de la cour de saint Simon aux salons de Marcel Proust. Grande machine humaine à l’aube de l’ère industrielle, ancré dans son époque entre nostalgie conservatrice et prescience visionnaire, Balzac ramasse tout le bazar passé et présent avec une option sur le futur de ce qu’on pourrait dire l’actuel fantastique urbain à dimension mondiale.
    La France littéraire n’est plus grand chose aujourd’hui, mais le regard et l’esprit de Balzac revivent aujourd’hui après avoir été quelque peu refoulés par les contempteurs modernes de l’histoire à raconter ou du reportage, dénigrant jusqu’à l’existence du personnage, impatients de réduire le texte à la textualité sans tripes et à la froideur professorale du concept. Mais il y a une autre histoire de la littérature vivante que celle des pions et d’autres lectures que celle des spécialistes confinés, dont témoigne un petit livre épatant paru l’an dernier : en cent pages vives et limpides, avec un titre malicieux qui en donne le ton, Balzac c’est bien, mais les descriptions sont trop longues, le lettré vaudois secundo Sergio Belluz nous invite ainsi à revoir notre copie d’écoliers souvent mal lunés et à larguer pas mal de préjugés…
     
    La réalité est une fiction que le romancier ne saurait ignorer…
    J’improvise les mots de cette 124e chronique sur notre média indocile au rythme irrésistible de Van Morrison sous mes fenêtres ou peu s’en faut (en live au Montreux-Jazz en 2016), l’homme-orchestre passant du saxo, à la guitare ou à la musique à bouche, sans compter sa voix de nègre blanc bluesy à chapeau de gangster et lunettes fumées, et Balzac était touche-à-tout comme ça en plus géant, ça va de soi, romancier sociologue à visées réalistico-mystiques et panse enceinte du monde entier, et le compère Sergio se la joue lui-même en chanteur d’opéra grand lecteur-écrivain-philologue arpenteur des Ramblas de Barcelone, érudit comme pas deux et quoique diplômé resté simple comme une fils du populo avec qui rire est un si rare plaisir - bref revenir à Balzac nous ramène à la pleine chair de nos vies qui se déguste en bonne chair sans oublier le sermon en chaire, Belluz nous rappelant à bon escient que l’immense Honoré pratique le roman tous formats: de la romance sentimentale à la saga d’aventures, du traité de mœurs au maltraité de zoologie humaine, de la nouvelle métaphysique à l’envolée fantastique, de l’échange épistolaire au feuilleton page-turner, et l’entomologiste dantesque de brasser son maëlstrom d’humanité - et sans le plagier la vie continue que je retrouverai tout à l’heure sur Netflix dans les dernières séries coréennes d’un hyperréalisme et d’une précision, d’une foison d’observations et d’un méli-mélo tragi-comique bonnement balzaciens!
     
    Du réalisme exacerbé au fantastique urbain
    Question littérature à filiations, serial teller avant l’heure, Balzac le chroniqueur relance donc le scanner social de Saint-Simon et le conteur débonnaire ou fantastique rebondit chez Marcel Aymé, le romancier aux mille masques se retrouve chez Simenon, ses curiosités d’économistes repiquent dans les romans de Michel Houellebecq, et son Paris, détaillé par Sergio Belluz exemples à l’appui, se mondialise aujourd’hui à l’avenant – et là Van Morrison nous balance une duo fatal sur l’air de Sometimes we cry, avec la superbe Noire dont j’ignore le nom, et Balzac remue sa vaste viande au rythme du swing !
    Dans l’esprit d’un Balzac féru d’inventaires, Sergio Belluz passe en revue les avatars de Paris identifié comme le cœur nucléaire de l’usine atomique du romancier, du Paris-Léviathan qui dévore ses enfants à Paris-Olympe qui consacre leurs ambitions, en passant par Paris-Babylone où tous les plaisirs engloutissent vices et vertus; et l'Auteur lui même fournit le plan des lieux et le casting des plus de 3000 personnages dans l’avant-propos sidérant de la Comédie humaine précédant le topo détaillé de l’ouvrage .
    Incroyable lucidité du démiurge distinguant le travail de l’historien de celui du raconteur d'histoire, ou la fonction du médecin et du savant de celle du romancier; géniale prémonition de ce que sera au XXe siècle la connaissance scientifique en collaboration avec l’imaginaire poétique où les tâtons métaphysiques, et tout ça sans renier deux piliers encore solides de la civilisation européenne et française, à savoir la Croix et la Couronne. Réac le Balzac ? Autant (ou aussi peu) que le jeune Hugo et que Baudelaire, mais sa catholicité peu orthodoxe englobe l’Espèce et n’exclut pas le flirt avec les religiosité nordiques ou orientales même si la femme protestante est selon lui moins riche de fruit et de bête que les filles de Marie s’agenouillant à confesse les yeux aux cieux.
    Le fruit et la bête : qualités par excellence de Balzac qui va jusqu’à bander en chaire, si j’ose dire, en Bossuet de bordel mondial angélique et démoniaque à la fois. Et dans son même avant-propos le voici qui vrille une taloche aux moralistes à la petite semaine qui voudraient que la littérature et les arts ou la Pensée éternelle fussent ramenés à la médiocrité unidimensionnelle. Je cite : "Le reproche d'immoralité, qui n'a jamais failli à l'écrivain courageux, est d'ailleurs le dernier qui reste à faire quand on n'a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures; si à force de travaux diurnes et nocturnes, vous parvenez à écrire la langue la plus difficile du monde, on vous jette alors le mot immoral à la face. Socrate fut immoral, Jésus-Christ fut immoral; tous deux ils furent poursuivis au nom de la Société qu'ils renversaient ou réformaient. Quand on veut tuer quelqu'un, on le taxe d'immoralité. Cette maneoiuvre familière aux partis, est la honte de tous ceux qui l'emploient"...
     
    Balzac le retour: série d’avenir
    Sergio Belluz souligne la dimension fantastique de la Comédie humaine, et nous pouvons le prendre au-delà du genre à effets spéciaux, comme une ouverture aux fantaisies et autres inventions actuelles. Avec du terreau de terrien jurassien aux galoches, Marcel Aymé débarqué à Montmartre savait autant les magies féeriques des étangs à vouivres que les prodiges de la forêt urbaine, et comme son ami Céline il avait perçu le caractère fantastique de la grande cité broyeuse d’hommes. Michel Lecureur a fait un sort au cliché du gentil conteur pour enfants dans sa très substantielle Comédie humaine de Marcel Aymé où il établit à son tour l’inventaire du très vaste aperçu social et psychologique de l’auteur d’Uranus (la France sous l’Occupation) ou de Maison basse (un microcosme parisien avant Perec) de Brûlebois (première eau-forte paysanne franc-comtoise) ou de Travelingue (zoom sur le milieu du cinéma) entre tant d’autres aperçus roses et verts ou plus noirs des drôles d’oiseaux que nous sommes.
    Est-ce dire que Marcel Aymé imite Balzac ? Absolument pas ! Pas plus que la non moins grouillante comédie humaine de Tchékhov, souvent inaperçue, ne duplique en Russie l’observation de l’amant de dame Hanska. Mais l’œil clinicien d’Anton Pavlovitch et son oreille ouverte à tous les parlers, son empathie réaliste de médecin qui sait ce c’est que d’en baver au bagne ou dans les isbas, son impressionnante vitalité de poitrinaire et son intelligence du cœur ont bel et bien quelque chose de balzacien, autant que, plus d’un siècle et demi plus tard, l’observation des névroses individuelles de notre temps et de la psychose maniaco-dépressive de notre société, sur fond de malaise de civilisation détaillé de multiples façons, rebondissent chez un Michel Houellebecq aussi féru en matière d’économie politique (à lire: Houellebecq économiste par le regretté Bernard Maris, martyr du massacre de Charlie-Hebdo) que le Balzac de Gobsek ou de César Birotteau.
    Le même Balzac a décrit, dans Illusion perdues, la naissance du journalisme , et lui-même fut un média indocile avant l’heure… L’on peut aujourd’hui taxer Internet de «poubelle», comme l’a fait un Alain Finkielkeaut, mais je parie que le cher Honoré y fouillerait de nos jours pour en tirer de sacrés portraits. D’ailleurs c’est par le même réseau des réseaux que j’accède, d’un clic, à l’entier de La Comédie humaine via Kindle, et que l’occasion nous est donnée à tout moment de voyager partout sans cesser pour autant d’aller «sur le terrain»…
    J’achève à l’instant cette 124e et dernière «Chronique de JLK» en prenant d’un clic, par Messenger, des nouvelles du senhor Sergio Belluz dans sa carrée catalane de Sitges, sûrement en train d’écouter du Rossini ou de s’exercer à la composition de sa prochaine opérette. Soit dit en passant, le lascar ferait un excellent chroniqueur sur BPLT, genre Mon auberge espagnole ou Dernières nouvelles du Rastro...
    Sur quoi je bifurque direction la Corée du Sud où m’attend, moyennant des clics à me faire des cloques aux doigts, une foison de personnages, de films en séries coréennes d’une saisissante fécondité où fraîcheur hilarante et virulence critique cohabitent, - et c’est la jolie procureure et le légiste ronchon de Partners for justice, le gourou blond délavé de la terrifiante secte décrite dans Save me, c’est le mémorable Parasite de Bong Joon-hoo palmé d’or à Cannes, ou c’est The Chase à découvrir illico sur Netflix, et de clics en claques j’aurai visionné ces derniers temps, en pédalant sur ma Rossinante de chambre, le meilleur des «dramas» de très inégale qualité que nous balancent les dragons émergents - or à chacune et chacun de trier, en toute lucidité balzacienne, dans le Big Bazar de la terrible Humanité…
    Sergio Belluz. Balzac, c'est bien, mais les descriptions sont trop longues, Irida Graphics Arts LDD, 2020.
    Michel Lecureur. La Comédie de Marcel Aymé. La Manufacture, 1985.
    Bernard Maris. Houellebecq économiste. Flammarion, 2014.
     
    Dessin: @Matthias Rihs/Bon Pour La Tête

  • Le Grand Tour

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    30.Splendeur du Portugal
    Il y a de l'agrément à se balader hors saison, mais aussi son revers. Hier, par exemple nous débarquons de Porto, à Luso plus précisément, non loin de la vénérable Coimbra, à la Vila Duparchy, au milieu d'un grand parc, style vaste demeure bourgeoise rose érigée en 1898 et tenue par un vieux couple de Portugais délicieusement prévenants, immenses chambres à hauts plafonds et hautes fenêtres donnant sur la piscine et la tour pseudo-médiévale, mobilier cossu et gravures pieuses, tout cela pour 65 euros la nuit à deux pelés mais tout seuls.
    Avant Porto déjà, à la Casa Branca quatre étoiles donnant sur la mer, à 50 euros la nuit, nous n'étions que deux ou trois couples de tondus, mais il faut voir aussi le bon côté de la chose, qui facilite la conversation avec les hôteliers et le personnel ravis, au Portugal, de parler notre langue qu'ils ont souvent exercée entre Montreux et Villars, ou Lausanne et Verbier...
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    C'est par Internet que nous avons, via Booking, déniché la Vila Duparchy, signalée naguère par Le Routard, mais absente de la dernière édition. Peut-être trop « vieux jeu »pour le guide en question, mais le détour « vale pena », n'était-ce que pour le petit-dèje fastueux à confitures faites maison, le confort rappelant un peu la grande bourgeoisie provinciale des romans d'Antonio Lobo Antunes, et la prodigieuse cage à douche multifonctions, qu'on atteint par trois marches solennelles. Par un jeu de leviers et de manettes d'une sophistication quasi cybernétique, l'on peut ainsi régler diverses sortes d'arrosages et de massages hydrothérapiques de face et de profil autant que du haut en bas, en attendant juste que vienne l'eau chaude.
    Le maître des lieux précise, non sans onction et en français parfait: « Juste un peu de patience, car c'est une vieille maison »...
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    L’on a beau se défier des généralités: force est de reconnaître que les Portugais, les hôteliers et les sommeliers portugais, les étudiantes et les étudiants portugais, les bouquetières et les camionneurs portugais, jusqu'aux retraitées et aux fonctionnaires portugais défilant dans la rue en criant « rua » au gouvernement qui les tond au nom de l'austérité, sont plus gentils que les Parisiens ou les Suisses allemands, moins rogues aussi que les Espagnols. Or il n'y a aucune flatterie dans cette gentillesse portugaise. On la sent naturelle: venue de loin. C'est une forme aristocratique de la vieille bonté populaire. Il y a du souvenir des îles et des suavités pimentées du Brésil et de l'Afrique, revenues avec les caravelles, dans cette gentillesse un peu mélancolique que le fado module...
    Or, dès que nous sommes entrés dans la grande demeure aux murs vieux rose sous les arbres immenses agités par le vent, il m'a semblé retrouver l'atmosphère de vieille bourgeoisie provinciale à complications familiales, murmures et chuchotements, des romans d'Antonio Lobo Antunes.
    Ensuite, l'empressement immédiatement avenant de Madame, l'escalier de bois ciré aux tapis élimés, la vitrine aux saintes figures de porcelaine polychrome, la très grande chambre aux murs blancs ornée du chromo à la petite fille priant à genoux avec son petit chien (Forgive us our Trespasses), les deux lits chastement séparés, la componction de Monsieur m'expliquant avec gravité le fonctionnement de l'extravagante douche multifonctions, tout cela n'en finissait pas de murmurer et de chuchoter comme cela murmure et chuchote dans les romans de Lobo Antunes, avec un cri parfois dans les chuchotements...
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    Puis ce fut le deuxième et dernier soir et Madame nous convia, pour un verre de porto, dans le salons aux murs couverts de portraits de famille où Monsieur, à côté du feu de cheminée, suivait à la fois le match en cours (Benfica-Anderlecht) sur son ordi tout en prenant connaissance des dernières infos (divers ministères occupés à Lisbonne) non sans nous saluer aimablement.
    Et la conversation de rouler. Et Madame de nous révéler, à un moment donné, que Monsieur était l'aîné de sept frères. Alors moi de m'exclamer que c'était le cas, aussi, de l'écrivain Antunes qui m'avait raconté, à Paris, que son père les obligeait à parler français. Et Madame de s'animer soudain et de m'apprendre d'autres troublantes coïncidences. À savoir que, dans son livre intitulé Lettres de la guerre, rassemblant sa correspondance de jeune médecin participant à la guerre en Angola, Antonio Lobo Antunes, portant le même prénom que Monsieur, écrivait à sa première épouse, au même prénom que Madame, pour raconter les mêmes tribulations que Monsieur avaient vécues au Mozambique au même âge...
    °°°
    Au même siècle où des moines irlandais établissaient les premiers vignobles sur les coteaux de Lavaux surplombant les eaux limpides du Léman, leurs cousins bénédictins ibères installaient un ermitage parmi les pins et les chênes de la forêt primitive des abords de Luso. Dix siècles plus tard, ce furent les carmes déchaussés de Coïmbra qui développèrent, d'intense façon, la plantation d'arbres de multiples sortes qu'on découvre aujourd'hui dans la forêt de Buçaco, où voisinent 400 espèces indigènes et 300 essences exotiques, dont le cèdre du Mexique. Pour mémoire pieuse, il faut rappeler que ces lieux boisés à recoins furent interdits aux femmes en 1622 par une bulle papale de Grégoire XV, sous peine d'excommunication, et qu'un pontife ultérieur, Urbain VIII, menaça de la même mesure tout déprédateur des bois en question. Or la respectueuse tradition arboricole s'est perpétuée puisque, après l'abolition des ordres religieux au Portugal, en 1834, l'Administration royale, puis celle des Eaux et Forêts, ont maintenu et même développé cette prodigieuse forêt, tenue pour l'un des plus anciennes d'Europe.
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    Dans la foulée, l'on n’aura pas manqué de jeter un oeil, au moins de l'extérieur (l'intérieur est actuellement celui d'un palace ***** inaccessible aux fox-terriers et autres voyageurs bohèmes), à l'extravagant palais de Buçaco, typique de l'architecture fin de siècle (il date de 1897), plus précisément du néo-gothique manuélin cher aux Portugais, qui servit de palais de chasse aux derniers rois et fut converti en 1917 (chacun sa révolution) en hôtel de grand luxe...
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    Schopenhauer le grincheux affirme quelque part que « la vie n'est pas un panorama », mais nous n'en avons pas moins été émerveillés par la descente, de Coïmbra en Algarve, à travers les forêts de chênes-liège et de pins, les collines pelées rappelant la haute Toscane, les plaines tantôt ocre roux et tantôt gris bleu de l'Alentejo qu'on sait le coeur terrien et le grenier du Portugal. Sur la splendide autoroute à trois pistes à peu près déserte, je me suis rappelé néanmoins que la vie, pour le paysan portugais souvent "oublié" par la manne européenne, n'est certes pas un panorama...
    Ce qui ne nous aura pas empêchés, à notre arrivée dans le petit port aux maisons blanches de Carvoeiro, d'apprécier le charme du lieu et le wunderschönes Panorama...
    °°°
    Nous faisons en somme, à notre façon, une espèce de grand tour dévié, contre toute logique touristique, hors saison et en nous guidant à l'instinct et au désir plus qu'en vertu des conventions.
    Aux XVIIIe et XIXe siècles, le Grand Tour fut, à travers l'Europe, de Paris à Athènes via Venise (pour l'initiation érotique) et Rome, le voyage-école des fils de bonne familles supposés compléter leur formation littéraire ou militaire (l'un et l'autre s'accordant alors), esthétique ou commerciale, philosophique ou botanique, entre autres disciplines réputées former l'honnête homme et plus rarement, la jeune fille policée.
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    Tout cela est un peu révolu même si la notion de "tourisme" vient de là, qui voit aujourd'hui des cohortes de Chinois faire leur parodie de grand tour, de bijouteries suisses en boutiques de mode italiennes ou parisiennes et d'un Monument à l'autre, succédant aux ex-apparatchiks russes et autres émirs arabes. Dans le bled perdu d'Ocedeixe, à la frontière de l'Algarve et de l'Alentejo, la seule boutique ouverte, ce samedi, était un grand bazar chinois. On en trouve, désormais, dans toutes les villes d'Espagne et du Portugal...
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    Que nous le voulions ou non, le tourisme de masse est devenu le produit mondialisé du Système, et c'est avec « ça » qu'il faut faire. Mais comment y échapper ? Et le peut-on seulement ? Il me semble qu'on le peut, en déjouant les automatismes de la consommation de masse et en bravant les mots d'ordre du conditionnement publicitaire. En restant soi-même, chacun est capable de distinguer ce qui est frelaté de ce qui ne l'est pas, le toc ou le faux de ce qui n'en est pas.
    Diaboliser le tourisme est aussi vain que de l'exalter: sachons juste rester éveillés...
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    Ce matin nous ferons route vers l'Algarve, où se passe une partie de celui que je préfère des romans d'Antunes, Explication des oiseaux. Hier soir nous n'avons pas parlé, avec Monsieur et Madame, des autres livres du grand écrivain, dont je n'ai pas l'impression, d'ailleurs, qu'ils les aient lus. Les incroyables coïncidences, à en juger par le peu de cas que paraît en faire Monsieur, ne sont probablement, à leurs yeux, qu'une curiosité de l'existence juste bonne à citer dans la conversation, avec un doigt de porto. Passons. La fiction, à la Vila Duparchy, trouve un décor assez idéal pour faire la pige à la réalité, qui n'en finit pas de tisser son roman...

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    29.Porto
    Cela fait un vieux bien que de découvrir une belle grande ville, où l'on se dit tout de suite qu'on pourrait habiter. Je me le suis dit cent fois à Paris où je n'ai habité que de temps en temps, et à Berlin aussi, à Rome, à New York ou à Berlin, à Lisbonne mais pas du tout à Vienne dont les gens et Thomas Bernhard m'ont dégoûté, non plus qu'à Stockholm mais ce serait à réévaluer quarante ans plus tard, alors qu'à Porto je reviendrai comme nous reviendrons à Lisbonne ou à Madrid rien que pour le Prado ou le Rastro...
    Ce qu'il y d'immédiatement splendide à Porto c'est que la ville, contrairement à Tokyo où l'on est toujours dedans et jamais avec assez de recul même au 60e étage d'une tour de Ginza, apparaît aussitôt et sous de multiples points de vue. Le fait qu'elle soit montueuse facilite évidemment les choses, comme à Lausanne ou Rome et à San Francisco, et les hautes rives du Douro, d'où l'on découvre l'ensemble de la ville ancienne, nous réservent des vues d'ensemble incomparables...
    Je ne sais plus qui disait: « Dis-moi ce que tu relis et je te dirai qui tu es » ? Ce qui est sûr est qu'on pourrait dire la même choses des villes grandes ou moins grandes (je pense à Sienne et à Séville) dans lesquelles on revient pour les relire, et déjà je sais, même en ne faisant que passer à Porto, que nous y reviendrons comme nous reviendrons à Lisbonne.
    Nous n'avons passé que quelques heures à Porto mais son ton, la tranquille amabilité de ses gens, le sourire immédiat de ses gens - dont les Espagnols sont plus avares-, la beauté des jeunes gens dans tel bar ou tel café agréablement enfumé, le mélange de baroque un peu sud-américain de ses églises et le côté napolitain parfois de ses façades où sèche le linge, la bigarrure populeuse de ses rues passantes et l'aspect bordéliquement organisé de sa circulation, les ponts immenses et l'empilement enchevêtré des façades au graphisme évoquant un peu Vieira de Silva, en un mot l'habitus de Porto - tout cela nous a donné l'envie de revenir bientôt et de relire Porto…
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    28. Compagnons de route
    Quittant les Asturies avec un serrement de coeur, tant nous avons été bien reçus à la Casona de Andrin, nous ne nous sommes pas laissés abattre par la pluie harcelante, visant quelques nuances de gris bleuté vers la Galice, et nous encourageant avec le recours oral de bonne lectures alternant les sentences éternelles à la Pierre Dac (« Il vaut mieux qu'il pleuve un jour comme aujourd'hui, plutôt qu'un jour où il fait beau ») et la suite d'Un été avec Montaigne, l'épatant essai d'Antoine Compagnon - plus précisément le récit de la chute de cheval qui lui enseigna d'expérience qu' « il ne faut pas craindre excessivement de mourir »...
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    Compagnon honore son nom, qui accompagne bonnement le lecteur dans les Essais en dégageant les multiples aspects de l'honnête homme par excellence, en butte aux guerres de religion et difficultés du gouvernement des hommes. Il en illustre bien la position (entre l'assiette du cavalier s'efforçant de rester droit dans un monde où tout branle, et la balance du relativiste conscient du mouvement constant et de la complexité du réel) et le clarté de son approche, à fines touches concentrées, n'a d'égale que la limpidité de son expression.
    En lisant ce qu'il écrit à propos des Indiens visitant la France à l'invite du jeune roi Charles IX, qui formulent leurs observations à la manière des futures Lettres persanes, j'ai resongé à notre conversation de la veille, à La Casona, à propos de la conquête espagnole et de ce qu'en a écrit Bartolomeo Las Casas, autre grand esprit porté à la tolérance...
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    Une autre lecture, à travers les hauts plateaux boisés de Galice, nous a ramenés à la fois à notre vieille amie Janine Massard - femme de coeur dont tous les livres sont lestés par les dures épreuves personnelles qu'elle a subies autant que par les tribulations collectives du siècle -, et aux eaux supposées pures et limpides du Léman, dans Gens du lac où elle évoque les menées de deux pêcheurs père et fils liés à la Résistance française, hommes libres levés avant tous et rencontrant sur le lac ceux d'en face, leurs collègues de Savoie – tout cela aussi sensible qu'intéressant par les détails observés, et l'épisode lié à l'engagement spontané des deux Ami (le père et le fils Gay) dans l'aide aux résistants et autres Juifs menacés par la Gestapo, qui donne du poids à ce nouveau roman de la chère lutteuse . Dans la foulée, on relève le passage en douce de Pierre Mendès-France sur une barque, entre la France occupée et le rivage d'Aubonne...
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    Le voyage dans le voyage que constitue à tout coup la lecture tous azimuts (les livres que je lis pendant que ma bonne amie conduit, mais aussi les paysages, des articles de journaux, les listes de mots des menus les noms de lieux et les bribes de guides style tuyaux du Routard) nous vaut parfois de vrais périples parallèles, comme ces jours les nouvelles d'Alice Munro, médium incomparable des destinées humaines.
    Entre le Morvan et l'Anjou, l'Aquitaine et les Asturies et jusqu'à la descente, en Galice occidentale, sur Pontevedra et Samieira où nous voici, nous aurons vécu ainsi, sa traversée de tous les parcours existentiels des protagonistes de Secrets de polichinelle - huit nouvelles de plus en plus étonnantes, voire folles, qui donnent à la ville de Carstairs une existence quasi mythique.
    Or, comme certains peintres changent notre vision des choses, et comme le voyage aiguise notre regard sur les lieux et les gens, l'on pourrait dire que cet écrivain nous fait voyager dans nos propres vies en les éclairant d'un jour nouveau...
    Et voici qu'à l'étape d'A Maquìa, la bonne auberge de Samieira admettant les chiens (!) où nous descendons, prône aussi les livres, exposés à foison sur moult tables et rayons et des meilleurs: Garcia Marquez, Isabel Allende, Eduardo Mendoza, Mario Vargas Llosa, le Livre de l'intranquillité de Pessoa...
    Merci à tant de bons compagnons, merci la vie...

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    27.Sanctuaires naturels
    Nous aurons donc « fait » las catedralas, comme nous avons « fait » los bufones. Les unes et les autres, également classés monuments naturels nationaux, constituent un must touristique côtier aux Asturies et environs, avec une préférence aux cathédrales de pierre, par rapport aux bouffées d'écume fusant au milieu des pacages, n'était-ce qu'à considérer les parkings et les aménagements bétonnés et autres marchands de pacotille pour celles-là.
    Mais que sont donc las catedralas ? Ce sont des roches trouées et sculptées par l'eau, le sable, le vent et le temps. La main humaine n'y est pour rien. D'aucuns y voient le job de Dieu, mais ça se discute. Ce qui importe est d'ailleurs le résultat, espectacular assurément: à savoir les cavités voûtées, les pilastres semblant posés sur le sable doucement consentant, des esquisses de portiques rappelant un peu Gaudì et des arches ornées tout de même inférieures, artistement parlant, à celles d'un facteur Cheval, ce visionnaire à brouette.
     
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    Au fil de ses pérégrinations sur le Chemin de Compostelle, l'académicien randonneur Jean-Christophe Rufin qualifie de « tragédie contemporaine » le phénomène économique et culturel du tourisme de masse. En ce qui me concerne, j'y vois à la fois une comédie, qui n'a pas encore trouvé ses dignes chantres, à l'exception d'un Houellebecq. Goya s'est fait le contempteur véhément et génial des désastres de la guerre, mais pour le tourisme de masse, c'est peut-être Reiser qui en a été le premier illustrateur. On voit la nuance du tragique au comique...
    À l'étape de las catedralas, une ravissante Joselita, visiblement en instance de mariage, folâtrant sous les arches en se prêtant au rite de la photographie, faisait virevolter sa robe virginalement blanche d'organdi ou de satin à traîne de tulle soyeux serpentant dans le sable. Or il est probable que Reiser l'eût épargnée, mais le comique y était...
    Si l'encombrement des parcs souterrains de la sainte cité ne nous en dissuade pas, nous irons tout à l'heure « faire » la messe de Saint Jacques, avec moult véritables pèlerins et pèlerines dont nous ne sommes point. Ce qui ne nous empêche pas de rêver, solidairement avec le peuple espagnol et toutes les nations du monde menacés par La Dette et bénéficiant d'une nature inventive, à d'autres monuments naturels à classer.
    Qu'on pense aux magnifiques forêts d'eucalyptus ou aux marées successivement montantes et descendantes de la côte: après les bufones et les catedralas, il y a là un potentiel marketing d'avenir.
    De même la lluva - rien que le mot fait saliver-, la pluie de novembre cantabrienne, asturienne voire galicienne est-elle à classer monument naturel avec ses variantes de subtiles bruines pénétrantes ou de trombes aussi tonitruantes que féroces.
    Rien de naturel en revanche dans l'obstination du radiateur gris militaire de notre chambre de la belle maison de pierre sévère et de bois grave de l'hôtel Trabadelo, sur les hauts de Vegadeo, à rester aussi glacial que le regard du Grand Inquisiteur.
    J'ai noté « militaire » et je me rappelle alors la sentence du pertinent Clémenceau déclarant que le seul terme de «militaire» incite à la défiance, tant il est vrai que la justice militaire n'est pas la justice, ni la musique militaire n'est de la musique, et qu'un radiateur gris militaire a vocation de rester froid...
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    26. Une maison aux Asturies
    On ne fait pas assez attention, en passant, à ce que disent les maisons des pays. J'y pense ce matin dans la belle demeure de la Dona Hermana Grande de La Fuente et de son hidalgo Don Ramon, aux Asturies, qu'on pourrait dire l'oeuvre d'un couple et la réalisation d'un rêve. En traversant le pays basque, déjà, cette observation m'est venue à l'esprit: que nous ne voyons pas assez les maisons.
    Or les maisons du pays basque, le rouge ardent et le blanc pur des maisons basques, les colombages et les toits des maisons basques affirment une sorte d'assurance grave et de fierté qu'on retrouve des fermes aux demeures patriciennes.
    Venant de Suisse, où les maisons montrent des visages si contrastés selon les cantons , et après avoir traversé la France, où la pierre et le bois, les toits et les fenêtres, la gamme des gris et des blancs, du Morvan en Anjou, se distribuent de tout autre façon encore d'est en ouest et du nord au sud, ce qu'il y a de nordique et d'un peu farouche, dans ces hautes terres du sud-ouest à pierriers et palmiers, m'a paru se traduire par cette espèce d'orgueil assumé des maisons basques.
    °°°
    Aux Asturies, c'est encore une autre histoire que racontent les maisons, des granges aux palais, ou plus exactement: des tas d'histoires où les migrations d'un peuple pauvre relèvent de l'épopée personnelle et collective, des allers aux Amériques aux retours plus ou moins fortunés.
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    Dans le silence d'avant l'aube, ce matin à La Casona, l'envie d'entendre ces histoires m'est soudain venue: autant celle de La Casona, qui fut antérieurement la maison de la tribu Noriega, transformée ensuite et pourvue de tous les conforts imaginables, dans le meilleur goût, que les histoires des maisons serrées dans ce repli des contreforts des Pics d'Europe, entre pacages et falaises, sentiers côtiers et déferlantes océanes.
    La culture terrienne, l'architecture sans architecte et les arts populaires ont encore beaucoup de choses à nous raconter, autant que les maisons et ce que déclinent les moindres objets de leur agencement : voilà ce que je me disais en apprenant par coeur, ce matin, une nouvelle phrase de tout débutant, en langue espagnole, prié de manipuler le levier de la chasse d'eau avec ménagement: Por favor apretar suavemente la palanca...
    À vrai dire je me sens tout humble devant ce suavemente, tout impressionné, bien inculte en ces matières qui sont, pourtant, le matériau même de la culture et de la civilisation, plus que tant de clabaudages d'idées et de distinguos abstraits. Ainsi donc vais-je m'efforcer, désormais, de prêter plus d'attention à ce que racontent les maisons...
    °°°
    L'esprit de clan m'a toujours rebuté, mais la chaleur de la famille est autre chose, et j'aime assez le terme de tribu pour désigner ce qu'est aujourd'hui la famille qui se décompose et se recompose de façon apparemment désordonnée, non sans obéir peut-être à un autre ordre sous-jaçent, parfois meilleur qu'il n'était.
    Rien n'est à exclure. Le « familles je vous hais! » d'André Gide est typiquement une formule bourgeoise, aujourd'hui dépassée. On n'en est plus là. La tribu familiale est sûrement à réinventer.
    Hier ainsi nous est arrivé un SMS-fleuve de mon neveu Nick, fils de notre frère aîné défunt, éducateur quadra au Service de Protection de la Jeunesse, affirmant que notre périple le rend fou jaloux et qu'il nous en félicite en même temps. Il se demande alors s'il lui faut assassiner son beau-père pour acquérir plus tôt sa liberté, puis se rappelle ses deux chenapans à charge, pour quelques années encore. Or j'aime son impatience envieuse. C'est elle qui les portera, lui et sa moitié bonne, à partir à l'aventure qu'ils imagineront demain à leur façon, par exemple sur les canaux de France qui les font rêver.
    Vu de la Casona de Andrin, qu'on pourrait dire l'extension espagnole de notre tribu familiale à l'enseigne de laquelle le coureur de marathon new yorkais voisine avec le disciple de chamane bolivien, l'entrelacs de nos relations plus ou moins étroites est à la fois significatif et intéressant, reflet du mode actuel.
    Une certaine chaleur pondère les liens nouveaux, peu compatibles avec les anciennes normes. Nous nous en félicitons, ma bonne amie et moi. Les maisons, les enfants, les souvenirs communs, les projets en cours fondent de nouvelles relations possibles. Le dernier deal est celui-ci: que ma nièce Federica perde quelque kilos, à condition que don Ramon condescende enfin à écrire ses mémoires, qui seront celles des migrants asturiens passés par la Suisse et l'Amérique.
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    Les murs de la Casona de Andrin, qui ont des oreilles et une bouche, me racontent ce matin l'histoire qu'ils ont entendue hier soir. Je profite d'en écrire un peu, faute de pouvoir sortir vu l'humeur de massacre, ces jours, du Nuberu. Les Asturiens, qui ont un peu de mémoire celte, n'en veulent pas autrement au Nuberu, maître des nuées, pour le temps qu'il leur fait ces jours, telle étant la saison guère plus propice aux Xanes, enjôleuses fées de bords de rivières (les Asturiens sont étymologiquement gens de rivières), et le Trasgu, équivalent mythologique de nos servants, ne peut rien non plus contre la fatalité pluvieuse. Demandez-lui d'ailleurs de la conjurer: vous ne l'aurez plus dans vos meubles, car le Trasgu va se cacher dès lors qu'on lui demande l'impossible.
    Resterait la technologie de pointe. J'en ai parlé aux proprios de la Casona de Andrin, dont chaque chambre est pourvue d'une douche réglable par système électronique haut de gamme distribuant la pluie fine, le crachin, l'arrosage latéral style buse ou le jet tournoyant. Reste à inventer le réglage des célestes pompes...
    Don Ramon de La Fuente n'a pas cette prétention. En homme d'expérience, il se sera contenté, sa vie durant, de travailler, beaucoup, et de diriger, dans les pays où il a migré avec sa moitié, des chantiers de plus en plus importants. Issu de terre et de tribu pauvres, il était ouvrier spécialisé quand il a débarqué, avant sa trentaine, dans cette Suisse des années 60 qu'on appelait alors de la surchauffe. Marié dix ans plus tard, et bientôt père de deux secundos, il acquit assez de savoir pour endosser de croissantes responsabilités, notamment sur les autoroutes en construction, au titre équivalent d'ingénieur diplômé sur le tas. Vingt ans plus tard on le retrouvait au Venezuela avec les siens, propulsé à la hauteur des tours futuristes dont il dirigeait les travaux. Puis ce fut avec les Catalans de la Costa Brava qu'il tâcha de s'entendre, lui l'Asturien pur et dur engagé dans les nouvelles constructions de Palafrugell, avant de regagner la terre mère et de s'y établir, entre océan et pics farouches, pour fonder cette Casona de Andrin aux parfaits agencements de maison d'hôtes et dont l'âme irradie dans la pleine complicité de dona de la Fuente muy ejemplar y imprescendible - mi hermana grande...
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    Dans le genre Bed and Breakfast, la Casona de Andrin accueille chaque année des gens de toute sorte, dont les voix murmurent encore de chambre en chambre. Les chambres de la vie communiquent à tout moment, pour la énième fois j'écoute Paco Ibanez moduler sa Triste historia, à l'instant même où j'entrouvre ce livre d'un certain J.L. Rodriguez Garcia, dédicacé à ceux de la Casona comme esta historia triste, intitulé Al final de la noche et dont je ne comprends que deux mots sur trois de la présentation, notant qu'à la fin de cette nuit romanesque, « en la soledad y en la extension amenazadora de la noche, acaso pueda aun brillar una luz, que anuncie el comienzo de un dia hermoso »...
    Or la hermana grande nous racontait, hier, le dernier séjour de l'écrivain à La Casona, l'été passé, accompagné de son épouse et de son jeune fils de seize ans commençant de ruer dans les brancards. Pas très original même pour un prof de philo, mais ainsi va la vie qui bifurque et se complique, ou devient plus sereine et limpide au contraire, de chambre en chambre et le temps passant...
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    Ou ce serait l'histoire de Doree, devenue femme de chambre après l'affreux événement survenu dans sa vie, et qui va revoir, dans son asile psychiatrique, ce « terrible accident de la nature » que représente à ses yeux celui que les autres tiennent plus précisément pour un fou monstrueux, qui a étranglé leurs trois enfants et prétend les rencontrer, désormais, dans une autre dimension.
    Dimensions est le titre de la première nouvelle du dernier recueil traduit d'Alice Munro, Trop de bonheur, que je lisais hier dans un coin de La Casona tandis que mi hermana grande, à qui je venais de l'offrir, le lisait elle aussi dans un autre coin, tout à côté de ma bonne amie qui lisait, elle, la version originale de Dear Life, dernier livre de cette nouvelliste bonnement géniale à mes yeux, révélée par le plus beau Nobel de littérature de ces dernières années. Comparée, à tort je trouve, à Tchékhov, voire à Carver, Alice Munro est à vrai dire incomparable, ayant saisi de la vie ce qu'on pourrait dire l'insaisissable, l'impondérable, l'imprévisible horreur et la non moins effarante merveille - la vertigineuse relativité et la vérité sans fard captée à fleur de sensibilité, au fil de stories réinventant à chaque fois une nouvelle façon de raconter...
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    Les gens qui vous enjoignent de « profiter », s'imaginant peut-être que voyager signifie « se les rouler », se mettent décidément le doigt dans l'oeil. D'abord parce que cette hideuse notion de « profit » est exactement ce que nous fuyons. Ensuite du fait que mettre à profit (tant il est vrai qu'il y a profit et profit) une virée prolongée exige un effort de chaque jour qu'on peut dire un vrai travail, gage de vrai plaisir. Le vrai bonheur n'est pas de consommer mais de se laisser consumer par la flamme de la vie, productrice de chaleur et de lumière. Cela suppose un apprentissage approprié à l'évidence que des lieux et des gens où l'on va on ne sait à peu près rien, et le désir d'en savoir un peu plus aboutit au plaisir de la chose nommée, pour ainsi dire vécue, ingérée et digérée comme un bon fruit ou comme le Haricot Bien Gras de Molière...
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    Hier par exemple, dimanche de pluie, nous aurons fait quarante bornes, sous la conduite de don Ramon de La Fuente, jusqu'au Molin de Mingo, haut-lieu de la cuisine terrienne des Asturies qu'on atteint par des chemins bordés de précipices, dans la montagne aux loups et aux ours, franchissant enfin le torrent aux saumons et débouchant sur un méplat entouré de farouches monts boisés aux brumes vaguement chinoises; et c'est là, loin de tout, que nous aurons découvert cette auberge à peu près pleine d'Asturiens connaisseurs, pour y goûter d'abord le meilleur fromage du monde, selon les gens du cru (et du cuit), au nom de gamonedo et sous sa forme apprêtée en Crema de queso.
    Or pas un instant l'on aura eu l'impression de profiter en savourant cette incomparable merveille évoquant la suavité d'un fruit presque liquide, à consistance un peu melliflue et au goût se cherchant dans l'aigre-doux à tendres résonances, entre le fluide vif du cabri et l'humide du veau de lait.
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    Je me rappelle à l'instant que c'est Georges Haldas, dans sa Légende des repas, qui a souligné le lien verbal entre saveur et sapience, qui en appelle à une vraie connaissance, appariée à ce qu'on appelle le goût et à l'éducation qu'il suppose. Or la notion de goût (vocable polysémique) est liée en espagnol à la notion de préférence et même d'amour, qui procèdent également d'un apprentissage, fût-il informel ou même sauvage - disons sur le tas.
    C'est ainsi que l'appétit du voyage vous vient en goûtant aux choses et aux mots des pays que vous traversez, constituant la base d'une constant enseignement non pédant. Le goûter se dit, au pays de Cervantes, la merienda, et le banal WELCOME de McDo se traduit, à La Casona de Andrin où nous voici revenus ce soir, par Les deseamos una feliz estancia...