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  • Quand la meilleure littérature rassemble le Noir et le Blanc…

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    Le Prix Goncourt 2021, attribué au jeune Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, conclut une «course» à laquelle Abel Quentin a lui aussi participé presque jusqu’au bout : double révélation littéraire d’auteurs trentenaires de grande qualité. Avec deux romans qui -coïncidence surprenante -, traitent plusieurs thèmes parents et concluent au primat de la parole poétique sur les idéologies partisanes...
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    Après l’attribution du Prix Nobel de littérature 2021 au romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah, méconnu du public francophone, celle du prix Goncourt au Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr fait également, pour beaucoup, figure de découverte.
    Est-ce par opportunisme idéologico-politique que des auteurs d’origine africaine se trouvent ainsi reconnus ? Et s’agissant du Goncourt, les académiciens se referaient-ils une vertu en couronnant un jeune auteur (recommandation initiale du prix à sa fondation) et en défiant la traditionnelle mainmise du trust virtuel Galligrasseuil ?
    Ces question ne manqueront pas d’être posées, plus ou moins perfidement, dont personnellement je me contrefiche, seulement attentif à la qualité littéraire de la découverte, immédiatement éblouissante à la lecture du quatrième roman de Mohammed Mbougar Sarr, d’une vivacité et d’une limpidité d’écriture, d’une intelligence et d’une puissance d’évocation, d’une sensualité dans l’usage de la langue et d’une originalité de vision immédiatement perceptibles, au fil d’un récit qui vous prend par la gueule dès ses premières pages mais auquel le «grand public», comme on dit, fera probablement morne mine après trente ou cinquante pages dont on ne saurait dire, au vrai, de quoi elles parlent, comme le revendique précisément l'auteur !
    Le « pitch » est pourtant tout simple: c’est l’histoire d’un jeune écrivain, fasciné par un livre oublié - intitulé Le labyrinthe de l’inhumain, premier chef-d’œuvre présumé de l’Afrique noire, qui aurait fait voler en éclats tous les clichés de la colonisation et de la « négritude » - et qui voudrait en faire un nouveau phare pour sa génération.
    Dédié explicitement à l’écrivain malien « maudit » Yambo Ouologuem, qui obtint le prix Renaudot en 1968 pour Le Devoir de violence, admiré par les uns et bientôt vilipendé et anéanti pour motif-prétexte (discutable) de plagiat, le roman de Sarr développe sa fiction en référence à ce drame (Ouologuem s’étant retiré dans son pays pour s’y terrer loin du monde littéraire, et n'ayant plus rien publié sous son nom) autour du thème du livre-fétiche, à distinguer évidemment du « livre-culte » des publicitaires.
    Or ce n’est là qu’un des multiples «thèmes» de la symphonie romanesque de Mohamed Mbougar Sarr, à lire comme un poème épique merveilleux en son détail et aussi impossible à « résumer » que L’Odyssée du jeune Homère – toutes proportions gardées évidemment…
    Disons alors simplement que, sans plus de sujet que le type même du roman-sans-sujet que voulait être Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, évoquant aussi l’ébouriffante chronique-gigogne de 2666 de Roberto Bolaño, d’ailleurs cité en exergue, le roman labyrinthique de Mohamed Mbougar Sarr, plaisir constant pour les amateurs de littérature, est une méditation en actes (donc pleines d’hisotoires qui se racontent dans la foulée) hyperlucide et nimbée de mélancolie sur le sens personnel et partagé de la littérature et de l’art dans le monde, le devoir de vérité du poète sans cesse menacé par la langue morte des clichés et la langue de bois des propagandes religieuses ou politiques, le plaisir des corps et des mots, les apories de la maladie et de la mort, « enfin tout ça quoi, merde », pour parodier l’auteur se la jouant volontiers rilax-max en enfant-soldat de la plume, etc.
     
    L’ex-gauchiste face à la meute « woke »
    Dans un genre qu’on pourrait dire «néo-balzacien» à la Michel Houellebecq, en plus soft et plus scrupuleusement documenté, Le voyant d’Etampes, deuxième roman du jeune auteur Abel Quentin, déjà remarqué avec Sœur - évoquant la dérive islamiste d’une jeune Française -, suit les tribulations d’un ancien militant gauchiste déçu par sa famille politique, qui publie un livre soudain en butte aux attaques de ce qu’il appelle les « Nouvelles puissances » liées au mouvement woke et à la cancel culture américaine, via les blogs et les réseaux sociaux.
    L’occasion d’un portrait de génération bien enlevé, avec toutes les «remises en question» qu’elle prônait et qu’on exige d’elle à son tour. Guerre des sexes, décolonialisme et débats identitaires au menu, mais plutôt qu’un pamphlet binaire lancé contre les nouveaux inquisiteurs: une fiction critique nuancée où la poésie a le dernier mot…
    Ce serait l’histoire d’un certain Jean Roscoff, intello de gauche bon teint de la «génération Mitterrand » qui aurait milité en sa vingtaine dans les rangs de S.O.S racisme, participant aux manifestations mythiques de l’époque de la « marche des beurs », tout en se positionnant déjà par rapport au grandes figures fascinant la belle jeunesse révoltée d’alors, du côté de Camus plutôt que de Sartre.
    Avec l’esprit justicier du premier, il aurait écrit un premier livre en défense des Rosenberg, ce couple de juifs communistes américains accusé d’espionnage au profit des Soviets et exécuté en 1950, mais l’ouvrage serait tombé à plat après que les services secrets américains eurent avéré, sur documents, la culpabilité des Rosenberg. Le flop de cet ouvrage aurait marqué le début d’une dérive de son auteur dans le désabusenent et l’alcoolisme, au dam de sa moitié plus solide, prénom Nicole, mère d’une jolie Léonie intelligente autant et lesbienne. Quant au protagoniste, divorcé et déprimé, il se serait lancé, au mitan de sa soixantaine, dans la réalisation d’un second projet littéraire longtemps laissé en plan: la bio d’un poète noir américain méconnu, lui aussi communiste et débarqué à Paris à l’époque du maccarthysme et des nuits jazzy de Saint Germain-des-Prés - tout cela que je présente au conditionnel, car ce serait une fiction.
    Le thème dominant de celle-ci se trouve lancé, lors d’un rituel dominical entre le père et sa fille, par l’affront qu’il subit de la part de l’amie de celle-ci, une Jeanne à la dégaine de puritaine inquisitrice dont le regard seul contient un premier acte d’accusation muet: vieux con macho qui se la joue toujours ancien combattant progressiste, avant de lui reprocher à haute voix de « confisquer la voix des sans-voix », ou quelque chose comme ça, conformément à l’idéologie woke pour laquelle un auteur blanc ne saurait parler au nom d’un Noir, etc.
    Mais au fait : cet Abel Quentin au pseudo faulknérien, né a l’époque de la marche des beurs, joliment blanc malgré sa barbe et fringant pénaliste de son état professionnel – il travaille ces jours sur le front du procès du Bataclan -, marié à une femme lettrée, est-il vraiment légitimé à parler au nom d’un type qui pourrait être son père, se permettant en outre de broder les vers d’un Noir qui pourrait être son grand-père ?
    Ces questions, apparemment loufoques, le sont beaucoup moins si l’on considère l’extravagante confusion des débats actuels, notamment sur les réseaux sociaux dont le romancier excelle à décrire la terrifiante foire d’empoigne, multipliant les effets de réel.
    Or, revenons à Robert Willow, poète noir américain mort accidentellement « à la Camus », seul sur une route française, ne laissant derrière lui qu’une soixantaine de poèmes dont certains rappelaient les lyriques français médiévaux ( !) et des bribes de bios avérées par de rare témoin survivants. Pourquoi ne pas le redécouvrir, sans arrière-pensée « politique » mais parce que ses poèmes disent, d’une façon qui touche Jean Roscoff en profondeur, la ressemblance humaine et l’émotion ? Telle était du moins son intention première, sans imaginer des conséquences d’abord anodines (en apparence), puis faisant tache d’huile et tournant à l’emballement médiatique et au lynchage virtuel.
     
    Du « réel » à la « poésie », et retour
    Le premier mérite du Voyant d’Etampes, qui «travaille le réel» comme l’ont fait un Michel Houellebecq, à la façon d’un médium sans pareil, ou Maylis de Kerangal, dans Naissance d’un pont, ou Mohamed Mboucar Sarr dans son roman jouant lui aussi d’effets de réel, est de retracer le parcours d’un «antihéros» à la fois attachant et agaçant (notamment par sa façon de se justifier en relançant la posture autocritique que nous avons connue dès les années 60, nous les vioques…), qui découvre en sa chair (son livre) tout ce qui oppose un engagement personnel, même fautif à certains égards, et le jugement de ce qu’on peut dire la meute. S’agissant de son livre : d’autant plus attaqué qu’il n’est pas lu.
    «La politique tue la vie» déclare Jean Roscoff à un moment donné, de même qu’on pourrait dire que l’idéologie tue la littérature, mais un romancier ne saurait se borner à de telles formules binaires, et c’est ce qui rapproche enfin les deux auteurs évoqués ici, le Noir qui vit pour ainsi dire la poésie dans sa chair d’écrivain pur-sang, et le Blanc qui l’évoque en chroniqueur éclairé non moins qu’éclairant.
    Et vous prétendez que les millenials n’ont plus rien à dire, Mesdames-Messieurs les fossoyeurs répétant « après nous les déluge » ?
    Mohamed Mbougar Sarr. La plus secrète mémoire des hommes. Editions Philippe Rey, 448p.
    Aber Quentin. Le voyant d’Etampes. Editions de L’Observatoire

  • Pour tout dire (49)

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    À propos de la doc du romancier réaliste et des chasseurs d'apparts. Que les personnages de Dostoïevski n'ont point de métiers et que certains auteurs sont juste des éponges genre Simenon ou Proust. Des modulations de la beauté avec ou sans belles phrases.

     


    Les lecteurs désireux de visiter un appart de top standing dans le quartier genevois très smart des Tranchées peuvent se rendre direct à la page 159 du rompol de Julien Sansonnens intitulé Les ordres de grandeur, où l'un des protagonistes, le clinquant présentateur de télé Alexis Roch, se fait présenter son futur bien par un agent immobilier qui mériterait les compliments de Stéphane Plaza, animateur vedette de Chasseurs d'apparts sur M6.

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    Le romancier marque alors un point avec sa description du bien présenté au collègue de Darius Rochebin: “L’agent immobilier connaissait son affaire, il lu avait vanté la qualité des matériaux sélectionnés avec soin, la beauté des garnitures en marbre de Carrare dans la salle de bain, l’élégance raffinée des parquets en chêne massif finition brossé des chambres à coucher, l’étonnante luminosité du sol en marbre turquin au niveau du séjour, mais c’était surtout la cuisine qui lui avait fait grande impression. C’était une création particulièrement minimaliste, le genre de travail d’artiste à figurer dans un magazine d’architecture branché. Le plan de travail se présentait sous la forme d’un îlot massif en granit luna grey, au sein duquel était incrusté une pièce de bois Fineline noire avec des veines plus claires. Le bloc mural, également en granit, était d’un dépouillement presque absolu: seul un robinet d’acier était visible au-dessus d’un évier de forme unique, directement découpé dans la masse de la pierre”, etc.
    Et le chasseur d’apparts de commenter dans le pur style de la nouvelle société friquée des temps qui courent: “Une très belle réalisation signée Eggersmann. Toutes leurs créations sont faites sur mesure, bien entendu. C’est un peu comme posséder une sculpture unique,voyez-vous”. Et pour flatter ce client connu comme le loup blanc: “Je vous regarde tous les soirs”...

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    Très pro dans le registre artisanal, comme on pourrait le dire d'une Maylis de Kerangal avec Naissance d'un pont ou Réparer les vivants dans les domaines du génie civil et de la médecine coronarienne, Julien Sansonnens se pose également en connaisseur du wellness chic et de la gastro de pointe autant que des façons de piéger un politicien via les réseaux sociaux à coups de faux profils Facebook.
    De la même façon, le romancier paraît au fait de la psychologie en matière de viol et de violences, il est capable de sensibiliser la lectrice et le lecteur au sort d'une victime intérieurement détruite par une agression ou à la culpabilité lancinante d'un témoin se reprochant sa lâcheté, et l'on retrouve dans le magma vivant de son (très remarquable) récit, de nombreuses traces de fait divers survenus dans nos contrées ou ailleursbet dûment transposés, qu'il s'agisse de tel salarié de la radio romande accusé d'avoir téléchargé des fichiers pédophiles ou de telle jeune fille massacrée dont une rumeur vertueuse abjecte a insinué qu'elle l'avait peut-être cherché, etc.

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    Une documentation factuelle bien étayée suffit-elle à faire un bon roman ? Sûrement pas, dans la mesure où le travail du romancier se distingue à tout coup de celui du sociologue, du psychologue, du policier ou du juge. Cela étant on n'imagine pas un Balzac sans connaissance avérée des mécanismes de la finance ou des débuts du journalisme parisien, ni le commissaire Maigret sans l'expérience du Simenon chroniqueur de chiens écrasés familier des tribunaux ou des coulisses policières. À l'inverse, on peut rappeler que les romans de Dostoievski sont dénués de tout détail relatifs aux métiers de leurs personnages, alors que les récits de Tchékhov en regorgent. Autant dire que la perception et la transposition littéraire de la réalité varient beaucoup d’auteur en auteur...

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    À relever alors qu’un roman bien ficelé ou bien documenté sans odeurs ou sans épaisseur humaine risque de n'être qu'une machine à tourner les pages, comme il en pullule par les temps qui courent. Ce qui a fait le succès mondial d'un Simenon n'a rien à voir avec l'astuce des enquêtes de Maigret ou sa seule connaissance d'innombrables milieux et situations, et tout avec son incomparable porosité et sa façon hyper simple d'exprimer la complexité humaine. De façon très différente évidemment, Simenon et Proust sont de fantastiques éponges, mais l'un et l'autre ajoutent, à leur connaissance de leurs semblables et du monde, ce qu'on pourrait dire une musique personnelle, un ton unique, un charme, un climat moral ou physique, des tics ou des travers, enfin une beauté qui n'obéit pas forcément aux canons des académies ou des esthéticiennes diplômées.

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    Cette question de la beauté est essentielle à mes yeux, irradiant tous les livres que j'ai aimés, jusqu'à l'autobiographie de Karl Ove Knausgaard dont les observations et les phrases entretiennent, avec la réalité du monde et avec le langage, un rapport qui implique à la fois le sérieux terrible du regard enfantin et l'indulgence acquise d'expérience, la loyauté du récit et la poésie de l'expression.
    À un moment donné, Karl Ove, vers ses sept-huit ans, regarde, avec l’autorisation de son père une opération du coeur à la télé. Et voilà ce que ça donne:
    “Papa se leva.
    - Non vraiment, je ne peux pas regarder ça, dit-il. Comment peut-on montrer une chose pareille à la télé un lundi soir !
    - Je peux regarder quand même ? demandai-je.
    - Oui, si tu veux, dit-il en se dirigeant vers l’escalier.
    Tout au fond, la membrane battait comme un pouls. Le sang la recouvrait et elle le renvoyait, puis elle semblait se soulever jusqu’à ce que le sang déferle à nouveau sur elle et le rechasse, puis se soulève à nouveau.
    Et soudain je compris qu’il s’agissait d’un coeur.
    Que c’était triste.
    Non pas que le coeur batte sans pouvoir s’échapper. Ce n’était pas ça. C’était le fait que le coeur ne se voyait pas, qu’il dût battre en secret, hors de notre vue, oui, c’était évident, on comprenait en le voyant que ce petit animal sans yeux devait battre et tambouriner tout seul, au fond de la poitrine”.

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    Mallarmé avait des raisons de décrier "l'universel reportage" à propos du roman réduit à une image servile de la réalité, de même qu'on peut s'inquiéter de voir la littérature actuelle (ou le cinéma) envahis par le magma des faits positifs ou négatifs non transposés, réduisant l'art à une espèce de drogue suave ( la prolifération de la littérature d'évasion à bon marché) ou compulsive (le déferlement de la violence ou du sexe imbécile) au seul bénéfice de la pompe à fric branchée sur le générateur conso.

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    Par rapport à ce monde avarié, il est alors intéressant de relever que le roman noir (policier, thriller ou polar), jadis décrié par les instances littéraires plus ou moins moralisantes, notamment en Suisse romande, est de mieux en mieux reconnu comme un genre ouvert à la critique sociale ou politique, où certains auteurs surclassent leurs pairs strictement littéraires en matière de réflexion et de positions éthiques sur les dérives et autres délires personnels ou collectifs.


    Mais là encore , la photo brute ou le sermon ne seront rien sans la totalité puante ou souffrante, ou joyeusement radieuse de ce que Montaigne appelait l'hommerie, etc.