UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Les mots suffiront-Ils jamais à nous rendre « capables du ciel » ?

    27d498d_262772222-damien-murith-hd-print-5.jpg
    Unknown-16.jpegDans un petit roman à consistance verbale de diamant, la détresse d’un ado, l’égarement affectif et mental d’une mère et la probable lâcheté d’un père fondent un drame existentiel et son exorcisme poétique, d’une intensité rare...
    Rien de plus facile, en termes de plan marketing, que de résumer en deux trois mots ce petit livre de rien du tout, à peine plus de cent pages, quasiment pas d’action, pas de sexe ni d’abus sexuel, pas l’ombre d’un grand thème humanitaire ou climatique, à peine une esquisse de conflit socio-familial à résonances persos comme on en trouve, mais autrement développés, dans les super vendeurs du moment genre Marc Angot ou Christine Lévy, bref si le dernier livre de ce Damien Murith dépasse les 300 exemplaires avant Noël, coco, tu me fais signe.
    De fait, à peine de quoi faire une mince série à la télé romande, déjà si piètre en la matière, avec l’histoire de Léo, coincé au treizième étage d’une sinistre tour avec son chat qu’il aime et sa mère dont les bras ne s’ouvrent plus depuis que le père s’est tiré - ce Léo ado qui se rappelle son père comme de son « île au trésor » et qui ne semble avoir hérité de lui que la passion du basket. Cela en terme de valeurs «bankables», pour en finir avec le vocabulaire des commerciaux au (dé)goût du jour, vu que la qualité rare et l’originalité certaine du dernier roman de Damien Murith, comme de ses précédents écrits aux variations sur le même thème de la douleur ordinaire, réside tout ailleurs...
     
    Quand l’«indicible douleur» se dit pourtant…
     
    Vivre la douleur, physique ou morale, est une chose, et la dire en est une autre. Dire vraiment l’extrême douleur physique relève probablement de l’indicible, même si c’est sous la plume du plus débonnaire(apparemment) des auteurs français, à savoir Alphonse Daudet, qu’on en trouve une version à glacer le sang et à transir l’âme, sous le titre de La Doulou. Et quant à l’expression de la douleur morale, elle suit l’histoire de l’humanité comme son ombre, pour se diluer aujourd’hui dans un magma doloriste constituant parfois un vrai fonds de commerce.
    La douleur enfantine en particulier: valeur sûre, surtout depuis le XIXe siècle, inspirant autant d’œuvres connues (avec Dickens, Dostoïevski, Anatole France, Jules Renard, Bernanos ou Henri Calet, notamment) que d’écrits moins illustres dans toutes les littératures du vaste monde. C’est ainsi qu’en lisant Dans l’attente d’un autre ciel de Damien Murith j’ai parfois pensé au poète japonais Ishigawa Takuboku (1886-1912), auteur de centaines de brefs tankas (minuscules cristaux poétiques genre haï-ku), aux résonances émotionnelles parfois déchirantes.
    Or comment juger, littérairement parlant, de ce qu’on pourrait dire les «écrits de la douleur». Que « pèse » la souffrance d’Aline, la jeune fille malheureuse de Ramuz, à côté des écrits de Primo Levi ou de Jean Améry «sur» la Shoah ? Et comment lire, comment parler ensuite du «roman» de Damien Murith dont l’auteur souligne qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie ? Comment expliquer que «ça» ait l’air si vrai alors que l’auteur ne l’a pas «vécu». Eh bien tel est, mes sœurs et frères, le mystère de l’incarnation poétique, qui peut faire d’un banal « récit de vie » un poème touché par la grâce…
     
    Du « vécu » à l’écriture, la lecture retrace un chemin…
    Nul besoin, me semble-t-il, de se demander en lisant Dans l’attente d’un autre ciel, si ce qui est écrit là a été vécu, vu que nous vivons l’émotion que font passer les mots, qui évoquent et suggèrent autant et plus qu’ils ne disent. La première page pour l’illustrer : « Une tour grise de béton, et à l’intérieur, derrière une porte du treizième étage, un enfer invisible ». Pas un mot de plus. La deuxième : « Sols, murs, plafonds jaunâtres, ici l’air a les mains sales de poussière, de pisse de chat, de vaisselle souillée et de poubelles qui s’entassent, toute inspiration se heurte à une puanteur immonde, si présente qu’elle altère sur la langue jusqu’au gout du sucre ». Quatrième page : « L’avenir des hommes se lit sur le visage des mères. Les jours de Léo déjà se blessent aux tranchants des pleurs, s’égarent dans la grisaille d’un regard vide de lendemain. Et la cinquième : « Personne n’a le droit d’entrer dans la cuisine. Personne ne doit voir tout ce qui grouille, tout ce qui déborde et dégouline. La mère, gardienne du chaos, a verrouillé la porte, a caché la clé ».
    Ensuite plein de détails du même genre, les uns plombés de réel sordide et les autres plus lumineux, avec le contrepoint d’une voix prodiguant à Léo ses conseils en matière de basket, puis l’évocation d’une voyage que la mère raconte, comme une embellie, et enfin le regard en perspective cavalière, des années après, de Léo sur ces galères, mais les « blancs » qu’il y a entre les petites séquence sont à remplir par la lectrice ou le lecteur, fonction de leur propre vécu ou de leur imagination et de leur empathie.
    Un crachat qui glisse le long du miroir de l’ascenseur, les potes qui demandent à Léo «pourquoi on ne peut pas entrer chez toi ?», le chat qui risque de tomber du treizième que Léo voit du terrain de basket et se rappelle que la mère le déteste parce qu’il pisse partout et menace de le foutre en bas, un sourire de la mère qui s’esquisse le temps d’une chanson de Bob Dylan, la présence du père liée à « des années dans les arbres », et ce quatrain sans rimes de la page 26 :
    «Le père avait dit : « Je m’en vais ».
    Le père avait dit: « Je ne t’aime plus ».
    Il l’avait dit sous les glycines, le dos
    tourné, comme on se mouche»,
    et tout est dit, ou disons que les mots concentrés, lestés d’un max de sentiment et de non-dit qu’on devine, expriment ce qu’on croit inexprimable, enfin c’est comme ça je crois que la lecture agrandit ce livre ou, plus exactement, reconnaît sa vraie dimension dans le « ciel » de la résilience.
    C’est le grand compositeur roumain Georges Enesco qui disait, si j’ai bonne mémoire, que la musique de Bach lui avait fait croire que l’homme était parfois «capable du ciel». Et c’est peut-être cela, aussi, qu’on peut attendre de ce qu’on appelle la poésie, avec ou sans rimes et sans trop savoir de quel «ciel» il s’agit… …
    Damien Murith. Dans l’attente d’un autre ciel. Editions d’En bas, 2021, 117p.

  • Pour tout dire (26)

    almond-blossom.jpg


    De l'enchantement découlant de l'amour et du délire qui en résulte chez certains purs écrivains et artistes. Où trois beaux livres le modulent, signés Karl Ove Knausgaard, Frédéric Pajak et Lambert Schlechter.


    Quand on lit de beaux livres on en veut encore plus : rien que des beaux livres, me disais-je hier soir, sur fond de mer roulant et croulant ses hautes vagues furieuses, en passant d'un beau livre à deux autres beaux livres sans rapport entre eux que d'être des livres d'amour, chacun à sa façon.


    De fait, une inconcevable coïncidence m'a fait lire en même temps, je devrais dire vivre en même temps les pages de trois livres me rappelant les moments de folie amoureuse que j'ai connus, où l'intensité de ce que nous vivons nous fait ensuite chercher à la retrouver sous de multiples formes.


    L'amour fou peut n'être qu'un fantasme frelaté ou de seconde main, vécu par procuration en référence à Roméo et Juliette en téléfilm ou, quelques étages plus bas, dans la parodie d'Aragon et son Elsa ou de Nabilla et de n'importe quel nul.
    L'amour vrai irradiant en beauté fracasse les clichés, se lacère le visage ou se tranche une oreille quand il est empêché.


    Un pur hasard (mais le hasard existe-t-il) m'a donc fait lire hier soir trois douzaines de pages sans rapport évident entre elles (mais qu'est-ce qui est évident ?) dans ces trois beaux livres que sont Un homme amoureux de Karl Ove Knausgaard, le cinquième tome du Manifeste incertain de Frédéric Pajak consacré à Van Gogh et Bifurcations de Lambert Schlechter, lequel pratique l'art des mises en rapport et des associations d'idées et d'images avec la même sûreté subconsciente qu'on trouve chez Proust et Knausgaard.

    Bifurcations-couverture-aplat-1.jpg


    Je me suis immergé dans ces pages semblablement splendides peu après avoir pris connaissance, par curiosité perfidement jouissive, des commentaires plus ou moins imbéciles mais globalement négatifs touchant, sur le site internet touristico-critique de TripAdvisor, au déclin manifeste du hideux hôtel de prétendu luxe (*****) d'à côté , à l'enseigne du Jardin d'Eden (sic) et dont les clients paient plus de 300 euros la nuit et doivent nettoyer leur saleté eux-mêmes vu que le personnel est toujours défoncé ou baise à journée faite sur les tas de draps sales, etc.
    Knausgaard et Pajak ont l'art de brasser tous les aspects de la réalité, jusqu'aux plus hideux, pour en tirer de la beauté, et l'ami Lambert Schlechter n'est pas en reste, qui mêle parfois les plus sinistres News du moment et l'évocation lumineuses d'un premier séjour en Toscane avec sa bonne amie.

    12-a-08-29.jpg
    Je cite au hasard (!) ces pages où il évoque la merveille que c’était cette année-là avec sa bien-aimée de vingt ans et des poussières dorées, “parfois pendant deux jours il n’y avait pas d’eau, on faisait une réserve dans la baignoire, nous aimions cheminer dans les ruelles étroites de la ville, mais autrement je ne me souviens de presque rien, il faisait chaud, le matin je la regardais dormir, elle était nue, je ne sais plus du tout comment nous étions amoureux, je me souviens que cinq ans auparavant j’avais vécu six semaines à Pérouse dans une privation absolue de féminité, et que je m’étais juré: un jour tu reviendras ici avec une femme, on ira s’asseoir sur l’escalier du Duomo, comme font les couples, dans la fraîcheur du soir regarder la Fontana maggiore t le Palazzo des priori, il ne s’est jamais rien passé dans ma vie, il n’y a aucune biographie à écrire, seulement quelques centaines, quelque milliers de minuscules biographies, Ombrie mon amour, winzige Zettelcben, à ranger au fond d’un tiroir, parmi d’autres bibelots muets et inutiles”...
    Surtout, ce qui apparie ces trois "poètes" est leur façon apparemment toute naturelle - mais quel travail là-dessous - de restituer l'enchantement de la création à tous les sens du terme. Il y a de l'enfant et de l'ado prolongé chez Karl Ove autant que chez Frédéric, ce vrai fada de Vincent et le non moins foldingue Lambert en la "chymie " alchimique de son écriture.

    Karl-Ove-Knausgard.jpg
    Au chapitre de la beauté, les pages d'Un homme amoureux consacrées à l'éclosion progressive, et soudain éruptive et féerique de son amour pour Linda, la femme qui deviendra sa deuxième épouse après l'avoir éconduit quelques années plus tôt lors d'un colloque de jeunes écrivains, au point de le faire se taillader la face de désespoir - ces pages rappelleront à tous ceux qui ont été amoureux combien le monde ressemble alors à un vitrail tiré de l'ombre par le soleil pleins feux.
    Nous sommes sur le balcon de notre studio en proue sur la Grande Bleue, et Lady L. me raconte l'histoire des clochards, dans un cimetière jouxtant une cathédrale plus ou moins désaffectée du sud de l’Angleterre, qui indiquent à un type qui les interroge le lieu de sépulture du sieur Everest, lequel a donné son nom de cartographe à la plus haute montagne du monde. L'anecdote est tirée du best-seller Little Dribbling de Bill Bryson, le fameux promeneur américain se livrant en Angleterre à la même randonnée frottée d'humour qui a fait le succès de Peter Mayle en Provence. Ma bonne amie à une casaque blanche genre princesse afghane et nous savourons ses dernières confitures.


    L'ami Lambert affirme qu'il n'a pas de biographie tout en se gardant des milliers de biographèmes sous le coude. Moi aussi je m'en garde des milliers pour la route, et par exemple ce que nous avons vécu entre Orvieto, où nous avons vu se lever les morts de Signorelli, à Volterra où nous sommes descendus de voiture juste pour voir le soleil violet s'enfoncer dans la mer jaune, ou l'inverse, mais Vincent s'est arrêté en Arles où les petits crapauds lui jetaient des cailloux alors que tous le traitaient de fada hollandais.

    hqdefault.jpg

     

    Ce que fut l'amour pour Vincent, à part quelque pauvres femmes et sa syphilis au troisième stade ?
    "Ce pauvre Hollandais était tout ardent, tout enthousiaste " dira Gauguin au quatrième stade de l'exaspération tant ce Vincent déraillait, mais le même Gauguin reconnaîtra auprès de Théo, frangin providentiel lui envoyant plusieurs peintures de tournesols: "Ca... c'est... LA fleur !"

    images.jpeg


    Frèdéric Pajak est aussi un remarquable collectionneur de biographèmes, qui n'hésite pas à s'impliquer dans le récit qu'il fait de la vie de merde de Vincent. Ainsi, quand il parle du rapport de celui-ci avec la peinture et les couleurs, c'est en peintre qu'il s'exprime.


    J'ai copié hier soir, pur amusement enfantin, un beau dessin à la plume de Pajak représentant deux pêcheurs. L'original est tout noir et blanc, superbe, et ma (pâle) copie est en couleurs. J'ai demandé à Lady L quelle image était sa préférée. Elle n'a pas voulu me répondre. Et dire qu'elles prétendent qu'elles vous aiment !

    14333843_10210566092455393_7024406005358416529_n.jpg14333632_10210566196978006_5041607459261648600_n.jpg

     

     


    Karl Ove Knausgaard. Un homme amoureux. Folio Denoël, 727p.
    Frédéric Pajak, Van Gogh - l’étincellement.Noir sur blanc, 253p.
    Lambert Schlechter. Inévitables bifurcations. Les doigts dans la prose, 161p.