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  • Jim Harrison, en poète, prend La Position du mort flottant

     

     
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    Le dernier recueil du Big Jim, avec les accents émouvants du Little Jimmy affrontant le mal de vivre et la maladie au corps, fait de la poésie un exercice existentiel quotidien. Paru l’année de la mort de l’écrivain (2016), il revit dans la traduction de Brice Matthieussent, excellemment édité par Héros-Limite.

     


     

    Vous qui nagez volontiers par les mers et les lacs,  excellez à descendre les  fleuves ou remonter les rivières, pour nous en tenir aux eaux les plus vives, savez-vous pour autant ce que signifie la «position du mort flottant»?

    Si tel n’est pas le cas,  l’explication s’impose illico puisque l'expression constitue le titre d’un petit livre du grand Jim Harrison paru tout récemment dans une édition qui l’eût probablement enchanté de son vivant, tant par son élégant contenant, signé Héros-Limite, que par son contenu, avec la traduction et la postface qu’en propose le passeur exemplaire que représente une fois de plus Brice Matthieussent.

          C’est cependant le Big Jim lui-même qui s’en explique à mi-parcours de la petite centaine de «poèmes» rassemblés sous ce titre, qu’on pourrait dire autant de fragments d’un récit autobiographique éclaté, prières ou coups de gueule, aveux touchants de viveur blessé dans sa chair  ou méditations sur le sort plus général de l’humanité,  moments de grâce (Baudelaire aurait dit «minutes heureuses» avant Haldas) ou  tendres hommage à d’autres poètes qu’il a en affection autant qu’en admiration (notamment les Espagnols Lorca et Machado, et le Russe Mandelstam), tout cela marqué au sceau d’autant de vitalité généreuse que de mélancolie.

    La position du mort flottant, pour un nageur au long cours, est une technique de survie, apprise par Little Jimmy quand il était aux scouts,  qui  consiste à faire la planche mais à l’envers, la tête sous l’eau et en apnée, le temps de récupérer, avant de se retourner, de respirer un bon coup et de repartir.

    Or, en un «poème» narratif d’une page mêlant deux époques de sa vie – le vieil écrivain vanné qui a besoin de se reposer, et le nageur vaillant à un kilomètre de Key West où il a failli se noyer des années auparavant – Jim Harrison enrichit l’expression de nouvelles résonances, non sans humour et autodérision.

    Comme il le remarque lui-même, Jim Harrison est un écrivain et un poète «à cru», qui ne raffine ni ne peaufine.  Avec son refuge dans les bois, il participe en somme de la filiation des métaphysiques naturelles illustrée par Waldo Emerson et Henry Thoreau, au même titre qu’une Annie Dillard mais en plus rustaud quoique bien plus subtil et  cultivé − lecteur de René Char et de Rilke − que ne  le donne à penser son image de boucanier du Montana.

    Vous ne savez pas trop, les filles, ce que c’est que la poésie, et nous les garçons non plus. Pas mal de préjugés la classent au rang des futilités, ou au contraire la vénèrent à genoux ou en cercles fermés, la couronnant d’une majuscule. Beaucoup la limitent aux rimes ou au rythme, selon les cultures  elle est largement populaire ou au contraire se confine en élites plus ou moins guindées − peu importe à vrai dire, en tout cas c’est ce  qu’on se dit en lisant les poèmes de Jim Harrison qui ont l’air de morceaux de prose autant que le monceau de prose de Proust  est un poème.

    A la fin de sa vie de supervivant, Big Jim en a bavé un max: on a dû scier son grand corps malade de la nuque au coccyx et il a dû souffrir en plus, en clinique, de voir de jolies jeunes filles en chier encore plus que lui. Et cette saloperie de zona! Pardon pour tant de grossièretés, mais la vie  est parfois comme ça et la poésie non plus n’a pas alors à mettre de gants... 

    Donc Jim Harrison parle de tout ça dans ses poèmes qui ont l’air de ne pas en être et qui en sont pourtant. Parce que ce sont des concentrés de pensée et de musique, d’images et de rythmes alternés, de rêveries dans la nature et la vie pleine de ratures où l’on rencontre des chiens et Jésus-Christ, Dieu ou les dieux (comme on veut) et tout ce qui fait le sel de la vie et l’envie d’en finir quand le sel vient à manquer .

    Dans son inépuisable Journal, en date du 15 juillet 1956,Julien Green écrit ceci qui ferait la joie de plus d’un psy  en quête d’associations mentales révélatrices: «Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes».

    Or il y a beaucoup de cela dans La position du mort flottant: beaucoup de non-dit subconscient qui resurgit − donc le contraire de n’importe quoi −, et c’est  enfin le mérite de Brice Matthieussent d’éclairer tout ça par des propos très amicalement pertinents sur le poète et sa démarche, et celui de l’éditeur de nous en faire un si joli paquet-cadeau à emporter partout comme un carnet de route où lire est une manière de faire revivre ce qui est consigné – bon pour le déconfinement!

    Jim Harrison. La Position du mort flottant. Traduction et postface de Brice Matthieussent. Héros-Limite, 2021.

     

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  • Le Grand Tour

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    43. Le scribe et les étudiants
     
    Mais quel bel endroit que la Manouba sous le soleil printanier, et que de belles étudiantes, voilées ou pas, s’égaillaient à présent sur les pelouses en attendant de rejoindre la salle où devait se donner la lecture d’une nouvelle (corsée) de Rafik Ben Salah, Le Harem en péril, dont elles tâcheraient d’imaginer une suite en atelier d’écriture…
    Autour des tables regroupées de la classe d’écriture créative, pour parler à l’américaine, se retrouvaient à présent une majorité de chattes, deux chiennes, un dauphin et deux footballeurs, plus un bison berbère. La belle grande prof à la coule avait eu cette idée par manière de premier tour de table: que chacune et chacun énoncerait son prénom et l’animal en lequel elle où il s’identifiait. Or la mine de la prof s’allongeait en constatant la foison de chattes pointant le museau, elle qui eût préféré visiblement de franches tigresses.
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    Et de me confier en aparté : « Pas moyen de les faire sortir de leur schémas de soumission et de leur ronron féminin. Ainsi, l’autre jour, l’une d’elles, à qui je demandais de qualifier la révolte d’Antigone, m’a répondu que cette réaction était d’un homme et pas d’une femme ! »
    °°°
    L’ami Rafik a captivé son auditoire en moins de deux, avec une nouvelle qui en dit long sur les relations entre hommes et femmes telles qu’elles subsistent assurément dans le monde arabo-musulman. Le Harem en péril évoque ainsi l’installation d’un jeune dentiste dans un bourg de l’arrière pays – on pense évidemment au Moknine natal de l’écrivain -, dont les hommes redoutent à la fois les neuves pratiques acquises en ville, les instruments étincelants destinés à pénétrer les bouches féminines, et plus encore le siège sur lequel les patientes semblent impatientes de s’allonger.
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    Une première rumeur qui se veut rassurante évoque les mœurs du dentiste, probablement comparables à celles du coiffeur ou du photographe, mais l’inquiétude reprend quand le jeune homme reçoit ces dames à des heures de moins en moins diurnes, pour des séances qui se prolongent.
    Au début de la séance d’écriture créative, les deux jeunes gens s’identifiant à des footballeurs (animaux fortement appréciés sur les stades tunisiens comme on sait), n’avaient pas vraiment l’air concerné ; mais le charme et la vivacité du récit, la saveur des mots renvoyant au sabir local, et la malice un peu salace de la nouvelle ont suffi à « retourner » nos férus de ballon rond, autant que chattes et chiennes…
    °°°
    Dans sa dédicace ajoutée à celle de Habib Mellakh sur mon exemplaire des Chroniques du Manoublistan, le Doyen Kazdaghli évoque le « combat tunisien pour la défense de valeurs en partage entres les deux rives de la Méditerranée », et j’ai pensé alors à tous les contes populaires du pourtour méditerranéen marqués (entre tant d’autres traits) par l’inquiétude des machos confrontés à la séculaire diablerie féminine; aux nouvelles fameuses de l’Espagne ou de l’Italie picaresques, ou au « théâtre » de Naguib Mahfouz.
    Et le fait est que le récit de Rafik a suscité un immédiat écho chez ces jeunes gens dont certains, en peu de temps, composèrent des compléments parfois piquants à sa nouvelle – surtout les chattes les moins voilées…
    Cette expérience, trop brève mais visiblement appréciée par les uns et les autres, laissera-t-elle la moindre trace dans la mémoire des étudiants de La Manouba ? J’en suis persuadé. Je suis convaincu que le passage d’un écrivain dans une classe, la lecture commune d’un bon texte et la tentative collective d’en imaginer une suite, relèvent d’une expérience rare et sans pareille, comme je l’ai vécu moi-même moult fois.
    Et puis il y avait cette lumière, en fin de rencontre, ces ronronnements de chattes, cette impression de vivre un instant dans ce cercle magique que la littérature seule suscite, à l’enseigne des minutes heureuses…

  • Le Grand Tour

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    42. Mon compte Facebook censuré…
    Je ne dirai pas que je l’ai cherché : pas vraiment, mais sans doute n’était-ce pas très futé, de ma part, de marquer mon début de séjour en Tunisie en diffusant, sur Facebook où je compte plus de 3000 « amis », et sur mon blog perso, qui reçoit ces temps plus de 1000 visiteurs par jour, deux textes évoquant le « niqab arme de guerre », à propos des Chroniques du Manoubistan, signées Habib Mellakh, dont je faisais l’éloge.
    Comme j’avais trouvé l’ouvrage en question dans la vitrine de la librairie voisine, El Kitab, je n’ai pas pensé une seconde qu’en parler serait mal pris; en revanche, ma liste du jour, intitulée Ceux qui en ont ras le niqab, aura peut-être provoqué l’attaque en raison de son ton ironique voire sarcastique, typique des chiens de mécréants que nous sommes.
    En tout cas, le fait est que, dès le surlendemain soir de mon arrivée au Bonheur International, mon profil Facebook m’était devenu inaccessible, tout en restant lisible de l’extérieur par mes amis. Quant à mon blog, l’attaque s’y montrait plus subtile, tout formatage de mes textes y étant devenu impossible.
    Bref, j’avais oublié tout ce que nos amis nous avaient dit en été 2011 à propos des ruses inventées par les révoltés depuis des mois, face aux vigiles plus ou moins hackers du pouvoir, je m’étais montré crâne et sot, imbu de ma conception de la liberté et ne pensant même pas qu’elle pût déplaire. Mais aussi, j’ai l’habitude de prendre tout en terme d'expérience et celle-ci me disait quelque chose, évidemment, sur la réalité tunisienne…
    Or une semaine plus tard, à la Manouba, lorsque je racontai cette péripétie au recteur de l'Institution, Habib Kazdaghli, qui avait vécu les événements du Manoubistan au premier rang des affrontements avec un courage et une ténacité impressionnants, le cher homme me sourit avec un clin d’œil éloquent signifiant « bienvenue au club », lui-même ayant subi le même genre d’attaques.
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    Dans la foulée, c’était un honneur exceptionnel, sans rien d’académique, que de pouvoir retrouver les deux Habib à la cafète de la Manouba où ils nous avaient rejoints entre deux cours – je me trouvais là avec Rafik Ben Salah et deux profs des lettres assez girondes -, tant leur double action avait relevé de la résistance à l’inacceptable.
    Quelques jours plus tôt, notre ami Hafedh Ben Salah, désormais ministre de la justice transitionnelle, m’avait expliqué la signification symbolique de La Manouba, creuset de l’intelligentsia d'élite, et donc de la critique possible (Bourguiba l’avait déjà à l’oeil) en pointant tout le travail incombant à son ministère « pour que cela ne se reproduise plus »…
    Or, me trouvant tranquillement, dans la lumière de Midi, en face du Doyen Habib Kazdaghli, j’ai tâché de me représenter la force morale et la détermination physique que cet homme d’étude, historien de formation, a dû puiser en lui pour résister aux fanatiques. Je me le suis figuré en face des deux niqabées hystériques déboulant dans son bureau, y ravageant ses papiers avant que l’une d’elle, jouant la victime, prétendument giflée, se fasse conduire à l’hôpital. La scène, inouïe, mais filmée par un témoin qui a prouvé l’innocence du Doyen, fut la base d’un procès à la fois ubuesque et de haute signification politique. Mimant devant moi ce qu’on lui reprochait, à savoir gifler la joue droite d’un jeune femme voilée se trouvant en face de lui (il a esquissé le geste par-dessus la table, bien que je ne fusse point voilé, et a conclu qu'un droitier ne pouvait bien gifler la joue droite de son vis-à-vis sans faire le tour de la table - Allah en est témoin), il nous a fait rire comme on rit des pires énormités.
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    Cependant il n’y a pas de quoi rire des événements de la Manouba. Rappelant le rôle de procureur du ministre de l’Enseignement «qui n’a fait qu’encourager les agresseurs », Habib Kazdaghli affirme que « l’agression contre la Manouba était bel et bien une phase d’un vaste projet voulant imposer un modèle sociétal à tout le pays en passant par la mise au pas de l’université tunisienne. »
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    Un aperçu des pratiques en cours, donné le 7 mars 2012 par Habib Mellakh, fait froid dans le dos : « Ce groupuscule politique qui a pris en otage aujourd'hui notre faculté était composé d'une centaine de salafistes et de membres du parti Ettahrir, arborant les drapeaux de leur partis respectifs. Ces miliciens dont certains ont été reconnus comme des commerçants ayant pignon sur rue dans les quartiers populaires voisins de la faculté et qui rappellent par leurs uniformes - habit afghan et brodequins militaires - leur comportement violent, leurs chants, les groupuscules fascistes et extrémistes qui ont défilé dans d'autres contrées, sont venus réclamer la démission du Doyen élu de la Manouba »...