Celui qui sait de source sûre que la pâtisserie préférée de Bob Dylan est l'Hamlet norvégienne / Celle qui a lu TOUT Shakespeare en écoutant Homesick blues en boucle mais ne se rappelle plus ni ceci ni cela vu qu'elle a rencontré Jésus en écoutant Alain Finkielkraut sur France-culture / Ceux qui signalent la pléthore du signifié dans l'œuvre de William Shakespeare que Bob Dylan ne surdétermine que par l'oreille / Celui qui n'a pas lu Annie Ernaux par l'oreille et suspend donc son jugement tandis que le wind blows dans le feuillage automnal / Celle qui constate que Pierre Assouline dégomme Bob Dylan le Shakespeare à Fender comme il l'a fait de Knausgaard le Proust norvégien à Stratocaster comme quoi y a une logique même chez les académiciens Goncourt / Ceux qui rappellent que Dylan a écrit plus de 500 chansons donc plus que Shakespeare de pièces considérées de sa seule main et encore c'est pas sûr / Celui qui explique que le sampling est le propre de Bob Dylan autant que de DJ Shakespeare qui mixait des masses de vieilles pièces pour en faire de neuves / Celle qui attend le discours de Stockholm pour se faire une idée / Ceux qui voient en Renaud un Zola avec accordéon / Celui qui affirme que Bob Dylan est le Walt Whitman du blues alors que celui-ci préférait la gymnastique suédoise et les beaux marins / Celle qui a fait du jogging avec un autre Robert Zimmerman blond et bien découplé dans les parcs arborés de Houston Texas / Ceux qui répètent qu'il faut absolument lire les Chronicles de Bob Dylan même sans savoir l'anglais / Celui qui reconnaît qu'y comprend rien aux paroles des chansons de Dylan pas plus qu'au sous-texte des tragédies de Shakespeare qui d'ailleurs finissent trop mal / Celle qui se dit la Lady Macbeth du rock industriel / Ceux qui rappellent que la tradition des bardes remontent à des temps immémoriaux genre l'époque viking avec les slips de peau de renne et les vierges nattées style Björk / Celui qui fait valoir à ses élèves de terminale que comparaison n'est pas raison tout en les invitant à plancher sur ce qui relie Raymond Carver le Tchékhov américain et Patrick Modiano le Tourgueniev français, etc.
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Le gag du Nobel
(Dialogue schizo)
Bob Dylan rejoint Sully Prudhomme. Quand le gâtisme se la joue jeunisme attardé. À quand le Nobel de la BD et du tag ou de la sitcom ? Un bel hommage du poète italien Erri De Luca…
Moi l’autre : - Alors compère, le Prix Nobel de littérature à Bob Dylan, tu kiffes grave ?
Moi l’un : - C’est peu dire : je me sens cinquante berges de moins ! J’me revois à Woodstock. Je plane à l’île de Wight ! Non mais j’y crois pas : j’ose pas croire qu’ils aient osé ! J’les croyais vieux jeu c’te bande, enfin quoi Modiano c’était quasiment la France de l’Occupation et les boutiques obscures, et v’là le coup de djeune. Notre vieux camarade Dario Fo se tire en douce et v’là Tambourine Man le dealer ! Tu veux quoi de plus, blaireau ?
Moi l’autre : - Je sens comme un relent d’ironie dans ton propos… Non mais vraiment, littérairement parlant, tu trouves que les chansons de Dylan tiennent la route à côté, j’sais pas moi, de Dante ou de Shakespeare ?
Moi l’un : - T’as dis quoi : littérairement parlant ? Mais tu sors d’où ? T’oserais expliquer à des kids, littérairement parlant, ce que racontent les chansons de Dylan dont aucun ne connaît aucune ? Et d’ailleurs Dante et Shakespeare, tu crois qu’ils auraient eu le Prix Nobel de littérature, même s’ils assurent littérairement parlant ?
Moi l’autre : - Ah mais tu biaises. Je vais donc de te le demander frontalement: les chansons de Bob Dylan, dont je sais que tu en aimes pas mal, relèvent-elles de la littérature, ou disons de la poésie psalmodiée, et méritent-elles d’être placées plus haut que les plus hautes œuvres présumées de la littérature américaine contemporaine, puisque c’est les States qu’on galonne enfin ?
Moi l’un : - Tu connais Sully Prudhomme ?
Moi l’autre : - Euh, oui, enfin, euh, non, pas vraiment…
Moi l’un : - Ecoute ça, je ferme les yeux et te le récite par cœur :
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut l'effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé.
Voilà, mon cher, les vers du premier prix Nobel de Littérature, en 1901. Un poète de l’Académie française de l’époque, que les académiciens suédois d’aujourd’hui eussent snobé, ça ne fait pas un pli.
Maintenant je ferme les yeux et je me pince le nez pour te chuinter cette ballade :
Come gather 'round people
where ever you roam
And admit that the waters
around you have grown
And accept it that soon
you'll be drenched to the bone
If your time to you is worth savin'
Then you better start swimmin'
or you'll sink like a stone,
For the times they are a' changin'!
Moi l’autre : - En somme d’après toi, y aurait que les académiciens suédois à ne pas changer avec le temps ?
Moi l’un : - Je ne serais pas aussi catégorique. Ce que je dirais plutôt, c’est qu’ils se sont montrés extraordinairement académiques en 1907 et qu’ils ne l’auront pas été moins cette année, même en consacrant un poète populaire non-académique selon nos codes. C’est leur choix qui est archi-convenu. Entre deux, il leur est arrivé de faire mieux...
Moi l’autre : - Ah bon, voilà que tu sors du bois ! Donc tu ne penses pas, au tréfonds de toi, que ce choix soit si cool ?
Moi l’un : - Je pense que c’est une totale foutaise qui apparaît dès que tu mets une chanson de Bob Dylan à côté d’un poème de Dylan Thomas, et quelque intérêt et charme qu’on puisse trouver aux ballades de celui-là. Les chansons de Dylan traduisent l’esprit et la rage, l’envie de vivre et la douleur de toute une génération confrontée, notamment, au matérialisme triomphant de l’après-guerre, au racisme et au carnage du Vietnam. De surcroît, et c’est bien moins connu, les Chronicles de Dylan révèlent bel et bien une patte d’écrivain, mais consacrer cette « œuvre » pour écarter une fois de plus celle de Philip Roth, qui aurait dû être nobélisé il y a dix ans au moins, fait figure de gag. Dans la foulée, on attend le Nobel du tag, du rap ou de la sitcom...Moi l’autre : - Ceci dit, notre compère JLK nous disait, l’autre jour, que l’auteur italien Erri De Luca fait le plus bel éloge de Bob Dylan dans son dernier livre, Le plus et le moins…
Moi l’un : - Auquel je souscris - les yeux fermés une fois de plus…
Moi l’autre : - Ah bon, parce que tu l’as lu ?
Moi l’un : - Non seulement je l’ai lu mais je l’ai appris par cœur et le voici en bribes : « La révolte n’était pas seulement politique : il n’était pas seulement question du funeste et détestable Vietnam où étaient anéanti pour rien un pourcentage énorme de la jeunesse américaine, prise et envoyée crever et s’aigrir dans les marécages du Mékong ».
Voilà ce que De Luca écrit d’abord, et ensuite : « Dylan sifflait le départ d’un train, en appelant dehors une génération vaste comme elle ne l’avait jamais été auparavant à l’échelle mondiale. Le monde était devenu un. Une jeunesse chantait Dylan et s’affrontait à toutes les polices, de Prague à Berlin, à Paris, à Rome, aux Etats-Unis et en Amérique du Sud. Les mêmes couplets et des airs identiques : être du même âge, avoir une même musique à jouer dans la rue ou dans un pré, donnaient des frissons. Aujourd’hui, le monde est un marché unique, à cette époque-là c’était une seule jeunesse »…
Moi l’autre : - Et tu ne trouve pas que ça vaut un Nobel autant que celui de Kissinger ?
Moi l’un : - Ne mêle pas les serviettes immaculées (hum) de la littérature et les torchons de la politique. D’ailleurs je continue à citer Erri De Luca les yeux fermés : «Mais lui, Dylan, ne pouvait se contenter de la politique, de l’amour. Il chantait et il passait son chemin. Il ne voulait pas, n’a jamais voulu être le guide de personne : il voulait la liberté de se perdre ».
Moi l’autre : - Oui, c’est un bel hommage, et qu’on pourrait faire aussi de Fabrizio De André, de Jacques Brel ou de Georges Brassens et Léo Ferré…
Moi l’un : - Dans les plus étroites largeurs, tu as raison. Mais qui aurait l’idée loufoque de les proposer au Nobel à titre posthume ?
Moi l’autre : - Donc ta réaction n’est pas vraiment élitiste ?
Moi l’un : - Absolument pas, et je ne crois absolument pas, non plus, à la sincérité des académiciens suédois, dont on sait qu’ils se sont battus comme des chiffonniers pour ne pas consacrer ces grands écrivains de portée internationale que sont Philip Roth (la bête noire de certains d’entre eux) ou Amos Oz l’Israélien magnifique, le poète libanais Adonis (qui a eu le front de s’en prendre à la barbarie islamiste !), Haruki Murakami le Japonais ou Antonio Lobo Antunes le Portugais, etc. Donc on te sort Dylan du chapeau et tout le monde est content d’être mécontent, en parfaite démagogie pseudo-moderne.
Moi l’autre : - Ce qui ne vas pas nous empêcher, compère, de nous passer Desolation row en nous désolant pour plus grave que ça.
Moi l’un : - Let’s go, it ain’t me Babe… -
Wajda pour mémoire
À propos de Katyn l’un des films du grand réalisateur polonais Andrzej Wajda, témoin de l’Histoire du XXe siècle, qui vient de s’éteindre à l’âge de 90 ans. L’auteur du magnifique Cendres et diamants et de L’Homme de fer, entre tant d’autres oeuvres de premier plan, fut l’un des initiateurs du Musée Czapski de Varsovie, à la mémoire de son ami Joseph Czapski, qui consacra sa vie à rétablir la vérité sur le charnier.
J'ai vu ce soir les corps tomber l'un après l'autre dans la fosse, après les balles tirées à bout portant dans chaque tête, et je revoyais le vieil homme dans sa mansarde de Maisons-Laffitte, à la fin des années 70, qui pleurait pendant que je lui lisais des pages de Nuits florentines.
Ensuite le film de Wajda m'a laissé comme abattu, physiquement lessivé, sans voix. Je savais pourtant à peu près tout de Katyn, et d'abord de vive voix par Czapski, avant même la lecture de ses livres; je savais que tout ce qui était raconté là s'était réellement passé. Je le savais par l'esprit, mais le cinéma parle au corps, les images parlent aux sens et aux nerfs, le matraquage est réel et le fait est qu'il m'a semblé vivre ce soir dans mon corps, tout bien assis dans mon fauteuil que je fusse, l'atroce fin de ces hommes massacrés l'un après l'autre par les sbires de Staline.
Je savais pour l'essentiel ce que signifiait le nom de Katyn et tout ce qui l'entourait, bien au-delà du seul charnier désigné par ce nom. Je savais tout ce que, désormais, tout quidam soucieux d'en savoir plus sur cette "tragédie parmi d'autres" survenues entre 1939 et 1945: je connaissais le détail de la manipulation soviétique et l'opération de propagande longtemps entretenue en France et en Occident, visant à attribuer le massacre aux nazis. Je savais les circonstances de ce crime de masse occulté et comment, par exemple, le major-général du NKVD Vassili Mikhailovitch Blokhine en personne, vêtu d'un tablier de boucher et armé d'un pistolet allemand Walther PPK, avec l'aide de deux exécuteurs fameux, les frères Ivan et Vassili Jigarev, "traita" 7000 hommes en 28 nuits pendant que des millions de pères de famille soviétiques (présumée bons) crevaient sur le front de la même mort que des millions de pères de famille allemands (présumés méchants), et je revoyais Joseph Czapski, dont une partie de la vie avait été consacrée à rétablir la vérité sur l'assassinat des 25.000 officiers et étudiants polonais assassinés par les Soviétiques, qui pleurait ce jour-là sur une page des Nuits florentines de Heinrich Heine que je lui lisais dans sa modeste soupente où voisinaient ses toiles récentes et les centaines de carnets reliés de son légendaire journal.Les bras réunis autour de ses immenses jambes pliées, ses immenses mains jointes comme pour une prière, la voix haut perchée d'un vieil enfant, Czapski m'avait donc demandé de lui lire deux ou trois pages des Nuits florentines que notre ami Dimitri aimait tant lui aussi et qu'il rééditerait des années plus tard, mais je ne me rappelle pas ce qui avait tant ému, ce jour-là, l'artiste octogénaire revenu de toutes les horreurs du XXe siècle - des bombardements de Varsovie où l'essentiel de son oeuvre avait été détruit, à la bataille de Monte Cassino où les Polonais avaient appris la forfaiture des Alliés les livrant à une nouvelle dictature. Je ne me souviens pas de la source de cette émotion si vive, mais celle-ci me rappelle, à l'instant, les mots que Varlam Chalamov consacre à la rosée du matin dont les perles scintillent au soleil, derrière les barbelés du goulag...
Un homme est trop fragile pour résister à une balle qu'on lui tire à bout portant dans la tête. Mais le même homme fragile est capable de résister à la violence par son art ou par ses larmes.