Celui qui a quitté le groupe en pleine visite des Pyramides / Celle qui a suivi un oiseau de passage dont elle a quitté le nid plus tard à ce qu’on a dit mais peut-être est-ce lui qui l’a abandonnée au chat / Ceux qui ont donné leurs dernières nouvelles de Malmö autrement dit de nulle part / Celui dont tu as retrouvé les lettres dont la dernière explique pourquoi il va cesser de t’écrire reçue peu après son entrée à La Trappe / Celle qui à l’époque changeait de quartier comme de chemise de nuit après quoi elle a opté pour le pyjama / Ceux qui ont fait partie de plusieurs communautés dont certaines ont fait connaître l’Arvèche en Bavière et en Californie / Celui qui a bifurqué plusieurs fois dans sa vie avant de se retrouver coincé dans une impasse dont il est sorti par la lévitation / Celle qui a rompu avec les siens pour se consacrer aux chats / Ceux qui ont un fil à la patte que tient fermement la même Ariane / Celui qui demande à sa sœur Anne si vraiment elle ne voit rien venir alors que les Indiens sont dans le jardin pour le barbecue / Celle qui fait des patiences dans la cabine pressurisée du Manitoba qui comme on sait ne répond pas / Ceux qui ont mené plusieurs vies parallèles dont il est notoire qu’elles ne se rejoindront pas à l’infini sauf intervention du Vatican / Celui qui consulte les profils de Facebook pour voir les gens en face / Celle qui n’ayant point d’ordinateur n’a aucune chance de savoir qu’on la prétend déconnectée sur Facebook et ailleurs / Ceux qui se sont perdus de vue tout en vivant ensemble depuis quarante ans dans leur villa Chez nous / Celui qui cherche l’adresse de celle qu’il a dédaignée autour de leur dix-huit ans sans se douter qu’elle le trace par Twittter sous un autre nom / Celle qui était au collège avec Leo Di Caprio sans le voir jamais de si près qu’au cinéma quand il roule dans les bras de l’ourse / Ceux qui se sont connus en faisant ensemble la Tunisie et ne se sont revus qu’à l’enterrement récent du fameux cuisinier / Celui qui a retrouvé un ancien compère de la IV/6 au rayon tournevis du Do it dont le vendeur tatoué est également fan de Neil Young / Celle qui ne se souvient pas (prétend-elle) de toi qui lui réponds (et toc) que toi non plus / Ceux qui se sont retrouvés des années après la Tunisie chez l’ancien postier devenu musulman, etc.
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Matière et mémoire
Chemin faisant (130)
Le souci de Bonnard. - « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures », écrivait Pierre Bonnard dans ses carnets. « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».
Or j’ai vérifié la chose sur pièces, d’abord chez les mécènes Hahneloser de Berne, qui ont plus de vingt Bonnard à la maison et que j’ai donc pu scruter longuement et vraiment de tout près, ensuite à la Fondation Philips de Washington, où je me trouvais à peu près seul ce jour-là avec ma loupe spéciale, et enfin au musée de Sheffield qui ne compte qu’une pièce mais ô combien propice à la démonstration que le mystère de l’incarnation vaut même pour une femme qui se déshabille, comme le montre le Nu aux bas noirs, daté 1900, et que j’ai pu examiner en me juchant discrètement sur un escabeau avant de conclure au soulagement posthume des mânes de Bonnard: point de craquelures ! Ergo : la peinture respectueuse de la matière, de Lascaux à Soutine ou de Giotto à Renoir, ne vieillit pas.
Sacre de Soutine. – Il n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...
Soutine descend de Goya, notamment par ses bœufs écorchés que Francis Bacon ressuscitera à sa façon, mais ces trois peintres ne bravent le temps, comme Bonnard, que par ce mystère de l’incarnation révélé par la matière bonnement transfigurée, dans l’observance stricte ou bousculée (question de société et de tempérament) d’un métier.
Glacis de la mémoire. – Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce « sur pièce » ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…
Dernier examen au programme : vérifier, dès mon retour de Paris, que le chat de Floristella a gardé ses ailes de papillon !
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Ceux dont on ne sait rien
Celui qu’on a retrouvé dans le bois de la Grêle (rebaptisé plus tard bois du Pendu) et dont certains ont dit que c’était mal fait vu son âge (dix-huit ans) alors que d’autres insinuaient que sa façon précieuse de s’exprimer voulait sûrement dire quelque chose à part le fait qu’il se prétendait artiste (portant lavallière, tu te rends compte) ce qui ne s’est jamais vu dans le quartier à ce qu’on sache où déjà les Ritals font tache / Celle qui a prétendu sur Facebook qu’elle était en couple avec Kevin Dulaurier lequel a démenti quelque temps plus tard alors que la rumeur se répandait qu’elle avait fait ça pour déstabiliser sa cousine Laura qui se prend pour tu sais pas quoi même si Kevin se prétend aujourd’hui en couple avec elle sur Facebook / Ceux qui reprochent aux médias de ne jamais parler d’eux même quand ils sont témoins d’un assassinat (c’est arrivé dans le quartier) ou d’un accident mortel sur l’autoroute (assez près de chez eux pour qu’ils y courent au cas où) comme quoi il n’y en a que pour les stars dans ce pays où tout l’argent d’ailleurs se concentre dans les mains de quelques nababs et autres journaleux à la mords-moi / Celui qui s’est fait connaître par des livres illisibles écrits la nuit et dont on n’a jamais su ce qu’il branlait entre les heures où il dormait (une partie du jour) et celles qu’on dit entre chien et loup où tous les chats sont gris /Celle qui a beaucoup fait parler d’elle de son vivant malgré le peu de choses sûres dont disposaient vraiment les paparazzi des magazines spécialisés dans la mode et autres ragots donc au total on a jasé sans forcément ni voir ses films ni savoir ce qu’elle faisait au cours de ses déplacements prétendument humanitaires auprès de Mère Teresa (une Albanaise à ce qu’on a dit, soit dit en passant) mais on sait aussi qu’il y a toujours une part de vérité dans les racontars ce qui n’empêche que Miss Lonelyhearts après sa mort (crime passionnel ou accident sur une autoroute ? le mystère demeure) a gardé la cote auprès du grand public surtout au Brésil où la pauvreté fait rêver le peuple ça c’est clair / Ceux qui refusent absolument (menaces de procès à l’appui) qu’on évoque leur nom sur Facebook ou dans les médias en rappelant (avocats à l’appui) qu’eux seuls ont le droit de gérer leur image selon les lois non écrites de l’éthique et sauf si leur carrière exige le contraire, etc.
Image : JLK
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Mémoire vive (94)
Ce dimanche 1er novembre. - J’ai entrepris ces jours la lecture des Prépondérants du romancier tunisien Hédi Kaddour, avec un intérêt et un bonheur immédiats.
Tout de suite j’ai été saisi par la matière humaine du roman, dont les personnages nous transportent dans la Tunisie des années 20, et par la qualité de l’écriture à la fois racée, précise et très suggestive de l’auteur, qui restitue les multiples aspects d’une réalité composite où se rencontrent (et parfois s’affrontent) trois cultures, à savoir la française de France et de Tunisie, l’arabo-musulmane des Tunisiens éduqués ou plus frustes, et l’américaine aussi, par le truchement d’une équipe de cinéma venue tourner un film en ces lieux supposés pittoresques.
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Jules Renard : « Pourquoi tant jouir ? Ne pas jouir est aussi amusant, et ça fatigue moins ».Et ceci qui m’évoque quelques souvenirs :« Il m’est bientôt insupportable, tant il est fier de sa modestie ».
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Il est intéressant de comparer la vision de Boualem Sansal, dans 2084, qui relève de l’ébranlement panique et de la mise en garde, avec le tableau plus tranquillement équilibré et nuancé des Prépondérants de Kaddour.
De toute évidence, les deux hommes n’ont pas été soumis à la même pression historique et sociale, et diffèrent aussi par tempérament dans leur façon de percevoir le monde et de l’exprimer. En outre, et c’est le plus important, Kaddour parle d’une Tunisie en train de se préparer à une mutation, dont le roman va recenser les successives occasions manquées, tandis que Sansal évoque une Algérie d’après tous les gâchis, dominée et vaincue par le pouvoir le plus répressif et régressif qui soit.
Certaines scènes des Prépondérants, telles que l’affrontement de la vieille aux œufs et du marchand, ou le vol des bouteilles dont on accuse un indigène innocent en toute mauvaise foi, m’ont touché aussi fortement, sinon plus, que maintes pages plus ostensiblement choquantes, voire monstrueuses, de 2084, dont l’expressionnisme est plus « extérieur ».
On pourrait dire, alors, que Boualem Sansal s’inscrit plutôt dans la filiation « nocturne » d’un Dostoïevski, alors qu’Hédi Kaddour participe d’une littérature plutôt « diurne », du côté de Stendhal ou de Tolstoï.°°°
« Pendant la guerre, un homme affamé se résigne à manger son chien, regarde ensuite les os qui en restent et dit alors :« Pauvre Médor, comme il se serait régalé ! » (Journal de Jules Renard)
Ce mardi 3 novembre. – C’est aujourd’hui qu’est décerné le prix Goncourt, dont j’aurais trouvé juste qu’il récompensât Les prépondérants afin que cette lecture fût amplement partagée par les Français. Mais Hédi Kaddour a déjà eu droit, avec Boualem Sansal, au Grand Prix du roman de l’Académie française, ce qui aura donc « boosté » le livre (Boussole) peut-être plus « consensuel » de Mathias Enard, dont le tour « mitteleuropéen » a son charme, mais qui m’a fatigué, personnellement, par saturation de références culturelles, genre « grand tour » oriental en phase implicite avec les drames actuels en Irak ou en Syrie, etc.°°°
Ce jeudi 5 novembre. – Je viens d’apprendre la mort de René Girard, hier à Stanford, à l’âge de 91 ans, et j’en ai été touché quasi personnellement, me rappelant notre belle et bonne rencontre àParis. Or, de tous les penseurs actuels, c’était celui dont je me sentais le plus proche, sans voir pour autant en lui le prophète d’un nouveau christianisme, loué par les uns ou moqué par d’autres.
Non : c’est autre chose qui m’arrachait à lui en profondeur, tenant à sa façon de lire, son exceptionnelle attention aux textes et ce qu’il en dégageait, de Stendhal à Dostoïevski ou de Cervantès à Shakespeare, afin d’étayer sa théorie du désir mimétique et des rivalités fécondes ou délétères.
À vrai dire je me méfiais, un peu, de ce que sa théorie avait de parfois trop systématique, mais peu importe : sa grille d’interprétation reste un formidable outil de connaissance, qui m’a permis de mieux comprendre, en deçà ou par delà la littérature, les tenants de nombreuses relations altérées ou anéanties par la rivalité mimétique.
La dimension anthropologique de son œuvre, sa réflexion sur le bouc émissaire et la crise mimétique des sociétés, ce que le christianisme a bouleversé dans notre approche de l’homme et dans l’instauration d’une nouvelle liberté spirituelle « sortie » de la religion tribale, sont évidemment décisifs, mais ce que René Girard dit de l’économie de la relation féconde, à propos des instances opposées de la médiation externe (qui fait que l’admiration partagée d’une grande œuvre nous fait dépasser toute rivalité, comme on le voit dans le Quichotte avec l’émulation vivifiante vécue avec le Bachelier ) et de la médiation interne qui instaure une sourde compétition entre Don Quichotte et Sancho, m’a éclairé de façon radicale, tant pour mieux comprendre les altérations de nombreuses relations que j’ai vécues, que pour démêler les mécanismes du mimétisme ressaisis par certaines œuvres littéraires.°°°
Je me suis amusé, ces jours, à passer en revue tout ce qu’il faudrait interdire, ou du moins déconseiller fortement, aux hommes (et aux femmes) de ce temps, à commencer par la soumission du politique au religieux, et ensuite la soumission du politique et du religieux au pouvoir de l’argent. Idéalement, le micmac politico-religieux devrait faire l’objet d’une interdiction totale. Je sais bien que tout ça peut sembler utopique, mais il faut bien commencer par un bout, et pointer le rôle néfaste du religieux en matière politique, et l’influence encore plus néfaste du culte de l’argent à tous égards.
Quant au micmac résultant de la mainmise de tout pouvoir d’argent sur le politique ou le religieux, il devrait être neutralisé par tous les moyens offerts dans une société démocratique dotée de contre-pouvoirs de toute espèce, etc.
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Mon compère P*** m’a appris hier que Joël Dicker s’est mis à faire de la pub pour Citroën après avoir vanté les mérites, en couple avec le chanteur Bastien Baker, de la compagnie aérienne Swiss. Mais un écrivain gagne-t-il, à part les milliers de francs qu’il empoche, à se transformer ainsi en homme-sandwich, de la même façon qu’un sportif de haut niveau style Federer ? Je me le demande.
Une autre question plus lancinante va se poser à propos du même Dicker : survivra-t-il, en tant qu’écrivain, à sa transformation en produit de consommation ?
Ce que je me dis en attendant de voir, c'est que le contenu du Livre des Baltimore relève déjà de la flatterie de type publicitaire, donc tout se tient apparemment…°°°
Nous sommes allés voir, avec J***, le film du jeune réalisateur hongrois Laszlo Nemes intitulé Le fils de Saul, dont le filmage a paru insupportable à ma chère fille, par excès de proximité et de mouvements de caméra à l’épaule.
Je lui ai objecté que c’était voulu : que le réalisateur entendait bel et bien déranger le spectateur en empêchant toute mise à distance et toute utilisation spectaculaire (esthétisée ou stylisée) de cette réalité d’Auschwitz estimée, par ailleurs, indicible par d’aucuns, ce qui reste discutable et ce que ce film contredit assez magistralement.
De fait, c’est un film qui dit bel et bien le chaos infernal à la fois silencieux et assourdissant, cauchemaresque et plus-que-réel du camp d'extermination.°°°
L’aquarelle est semblable, somme toute, dans le meilleur des cas, au haïku, dont la fulgurance peut toucher plus juste qu’un dessin longuement élaboré ou qu’une patiente composition à l’huile.
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Charles Dantzig à propos de la lecture : « L’impureté de la littérature vient de ce qu’elle mêle au raisonnement la risible émotion ».
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Je suis réellement passionné par la (re)lecture de Jean-François Revel, auquel je suis revenu par le truchement de Simon Leys, et je vais tâcher de m’expliquer pourquoi.
Dans Ni Marx ni Jésus, c’est la vision de l’homme de gauche tiraillé entre le blocage systématique de toute réforme par les communistes, en France, et les légitimes aspirations révolutionnaires des contestataires américains des années 60, qui m’intéresse aujourd’hui en dépit de sa propension utopique largement démentie par les faits, me remémorant plus que tout le climat de notre propre jeunesse – me rappelant en outre l’un de mes premiers entretiens de jeune journaliste avec Edgar Morin, en 1970, après la publication de son Journal de Californie.
Ensuite, Pourquoi des philosophes recoupe également ma propre expérience, sur les bancs de la faculté des lettres de Lausanne, où les cours de philo m’ont tout de suite rebuté par leur sécheresse technicienne et le profond ennui qui en émanait.
Or je me souviens qu’à la même époque, et notamment chez mes camarades de la Jeunesse progressiste, le nom de Revel suscitait déjà la plus vive méfiance, pour ne pas dire le rejet d’un social-traître osant mettre Marx sur le même rang que Jésus…Ce dimanche 15 novembre. – Nous avons passé des heures, aujourd’hui, à regarder les épisodes de la très addictive série Revenge, pendant que les appels à la vengeance déferlaient sur les réseaux sociaux, entrecoupés d’injonctions (« Pas d’amalgame ! » - « Rien à voir avec l’islam !) sur tous les tons.
Comme on pouvait s’y attendre, le serpent n’en finit pas de se mordre la queue, et sans doute les dirigeants français vont-ils faire la même erreur que Bush après les attentats du 11 septembre.
Curieusement, je n’ai pas noté la moindre chose au jour des attentats du 13 novembre, ni le lendemain, pas plus que je n’ai commenté, sur le vif, l’attaque de septembre 2001 à laquelle j’ai assisté à Paris via la télé, dans le studio du journal de la rue du Bac.
Comme s’il m’était impossible de parler de « ça » sans y être confronté directement, ou comme si je ressentais le caractère factice de toute participation à la jactance de la meute.
Ce lundi 16 novembre. – Comme au lendemain des attentats contre Charlie-Hebdo, la déferlante des réactions, émotions légitimes, sincères ou feintes (les islamistes d’Ennahdha qui osent présenter leurs condoléances à la France après avoir lancé des milliers de jeunes gens dans le djihad), tentatives d’explications ou éructations tapageuses, n’en finit pas, une fois de plus, d’évoquer à mes yeux l’image du serpent qui se mord la queue, de sorte qu’une fois de plus je m’efforce, sur Facebook, de résister à l’emballement de la meute.Ce matin, j’ai cependant partagé une longue analyse du sociologue algérien gauchiste Saïd Bouamama, qui dit ce qu’il faut dire à propos des racines du mal et des commanditaires du crime organisé politico-religieux dont les jeunes kamikazes ne sont que les pantins.
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Simon Leys à propos de Céline : « J’ai ici un disque de Céline que j’écoute de temps à autre : les première pages du Voyage au bout de la nuit (lues par Michel Simon) vous donnent physiquement (chair de poule) le sentiment du génie à l’état pur. C’est bouleversant. Puis vient une longue interview de l’auteur, qui radote et rabâche des platitudes. C’est consternant. Céline et le docteur Destouches auraient-ils donc été deux individus différents ? »
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Je faufile, dans une liste consacrée à Ceux qui gesticulent, un hommage implicite à Montaigne, qui incarne à mes yeux la position intellectuelle et morale la plus conséquente contre tous les pouvoirs abusifs, qu’ils soient d’ordre politique ou religieux. Hors de tout système, à la fois lucide et amical, c’est avec Rabelais l’incarnation d’une pensée d'honnête homme conjuguant l’esprit évangélique et la lettre moderne à venir.
°°°Je suis épaté et reconnaissant à chaque fois que je rencontre un honnête homme de bon sens et de bonne foi, comme l’est un Simon Leys et comme le sont aussi un René Girard ou un Jean-François Revel.
Celui-ci m’est un peu moins proche que les deux premiers, avec lesquels je me sens vraiment en pleine confiance, mais j’apprécie l’indépendance d’esprit de l’auteur de Pourquoi des philosophes, de La cabale des dévots et de l’Histoire de la philosophie en Occident,pour son indépendance d’esprit et son insolence polémique, aussi, qui me plait particulièrement quand il enfonce Bergson, débusque les élégantes platitude d’un Merleau-Ponty ou se gausse des raisonnements nébuleux du sacro-saint Heidegger sans se tortiller, en fustigeant du même coup tous les « philosophes » autoproclamés impatients de dégommer leurs prédécesseurs (un Michel Onfray m’en semble le parangon) sans amener rien qui nous aide effectivement à penser et à vivre.
J’aime aussi que Revel rende justice, à l’opposé des pions dogmatiques et stériles dont la France entretient les serres tièdes que Nizan fustigeait dans ses Chiens de garde, le « penseur artiste » dont Nietzsche est l’exemple parfait, ou Bachelard ou le meilleur Sartre, auxquels j’ajouterais aujourd’hui un Peter Sloterdijk.
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Dans son Pourquoi lire, qui contient de bonnes pages, Charles Dantzig écrit ceci de regrettablement pertinent :« Dans la première émission de téléréalité française, Le Loft, où l’on pouvait tout voir, du manger au baiser, un seul acte était interdit, la lecture. Les producteurs, sachant très bien ce que c’est qu’un public, n’avaient pas voulu choquer le leur en filmant cette révoltante pratique ».
Et ceci qui se tient aussi, quoique pas toujours: « Un bon lecteur écrit en même temps qu’il lit ».
°°°En survolant les opinions et contre-opinions qui déferlent sans discontinuer sur Facebook, je me rappelle cette remarque d’Alain Finkielkraut affirmant qu’il n’avait point d’opinion à balancer, mais que des convictions à défendre, et c’est exactement ainsi que je le ressens aussi, opposant par ailleurs la position mûrement étayée à la posture plus ou moins opportune.
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Edgar Degas : « En art, on donne l’idée du vrai avec du faux »
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Magie des cafés
Chemin faisant (129)
Haldas chez Saïd. – Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.S’il y a bien quelque chose d’un peu touristique dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.
J’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.
Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos « minutes heureuses » passées au café me restent inoubliables.
Café complet au Select. - D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien…
Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.
Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.
Entre Francis et Lipp. – Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.
Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.
Et ce soir ces glaces étaient celles de la Brasserie Lipp, où mon compère Florian le Savoyard, rencontré sur Facebook et devenu l’un de mes plus proches complices de lecture de ces derniers temps, avait tenu à m’inviter à son tour, moi qui avait passé cent fois devant l’enseigne au prestige littéraire certes en déclin mais de fameuse mémoire, sans y pénétrer pourtant, faute d’envie snob ou d’occasion.
Or chez Lipp ou ailleurs, sous les plafonds peinturlurés art déco de Vagenende ou dans n’importe quel troquet des Batignolles ou de la Contrescarpe, au Café de la Butte-aux-Piafs, à La Coupole ou au Rosebud, enseignes qui en jettent ou pas, sommelières sympas ou serveurs claqués: qu’importe aux amis si la magie du café revit, à Paris ou ailleurs…
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Ceux qui reprennent pied
Celui qui se rappelle que Mozart a écrit ses pages les plus lumineuses sans cesser de penser à la mort / Celle qui a compris ce que l’amitié n’est pas en lisant la Lettre à Lucilius de Sénèque / Ceux qui ont appris à garder les distances afin de se sentir plus proches de leurs vrais amis / Celui qui affirme (en russe dans le texte) que la fleur est le visage de la plante dont le fruit est l’intelligence / Celle qui ne communique vraiment que par l’odorat et la langue / Ceux qui se disent libérés sans qu’on sache bien de quoi ni eux non plus d’ailleurs / Celui qui s’entend bien avec lui-même en dépit (ou à cause) de diverses névroses obsessionnelles / Celle qui pense avec les mains et médite avec les pieds / Ceux qui ont l’impression d’exister plus sur Facebook où ils échangent à mort / Celui qui s’est longtemps demandé pourquoi l’homme souffrait tant du monde avant de s’aviser de cela que le monde souffre plus encore de l’homme / Celle qui affirme doctement qu’une femme de docteur doit être appelée Frau Doktor / Ceux qui se demandent si JE EST UN AUTRE les concerne aussi ou si ce n’est que pour les autres / Celui qui pose des questions et n'en retient rien / Celle qui aspire (comme le premier Nietzsche, n’est-ce pas) à se délivrer de soi / Ceux qui disent ce qu’ils ont à dire pour savoir ce qu’ils pensent / Celui qui revient toujours aux textes qui l’aident à vivre en le surprenant à tout coup ou juste pour l’ambiance ou le parfum enfin tu vois quoi / Celle qui convient ce matin (un nuage rose flotte sur l’Acropole) de cela qu’à Dionysos appartient la musique et sa force narcotique et à Apollon la bienheureuse évidence du mythe / Ceux qui ont assisté au colloque confidentiel (douze personnes) du philologue F.N. dont la conclusion revient à dire que l’œuvre d’art tragique naît de la fusuion du dionysiaque et de l’apollinien / Celui qui combat sincèrement son contre-monde de forces obscures voire obscènes mais pas tous les jours / Celle qui comme Prévert (taxé de con par Houellebecq mais à tort selon les ornithologues) estime qu’un oiseau symbolise mieux la liberté qu’un soulier ferré / Ceux qui subliment leurs fantasmes en écrivant des haïkus olé olé / Celui qui rappelle que la liberté de l’art ne s’obtient qu’au prix de l’art / Celle qui n’exprime vraiment ce qu’elle pense qu’en dansant / Ceux qui se rendent une fois de plus sur la montagne magique pour y écouter la flûte enchantée, etc.
Peinture: Douanier Rousseau
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Boualem Sansal visionnaire panique
Lecture de 2084 de Boualem Sansal, fable épique et satire tragique du totalitarisme « religieux ». Un roman dérangeant et nécessaire.
Livre I (pp.1-73)
Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente.
Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait original et particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux.
Plus précisément, le jeune protagoniste Ati (qui à 30 ans se sent pourtant déjà vieux), tuberculeux en fin de traitement en lequel on pressent illico un élément non aligné qui se pose des questions, apparaît aussitôt comme l’éternel (faux) naïf des contes picaresques, recyclé dans une tonalité contemporaine plus ironique qu’humoristique, en « innocent » kafkaïen .
Or le monde environnant Ati évoque autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell,sans qu’on puisse parler d’influence ou de copie littéraire servile alors même que l’auteur joue à tout moment, par ironie autant que pour lui rendre hommage, avec certains aspects du roman d’Orwell, à commencer par l’invention d’un langage propre à l’Abistan, explicitement démarqué de la novlangue.
L’Abistan en question, pays aux dimensions improbables, îlot de pureté entouré d’une Frontière au-delà de laquelle se trouve (?) l’Ennemi, est parfois assimilé à la planète entière, mais ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est absolument sûr en Abistan, et d’abord ce que signifie le chiffre 2014.
2014 correspond-il à l’année de naissance d’Abi (à ne pas confondre avec Ati), futur prophète du Tout-Puissant Yölah, ou bien est-ce en 2014 que le même Abi, à un âge qu’on ignore, a eu la révélation de la Toute-Puissance de Yölah, dont il est devenu le Délégué.
Ce qui est certain, c’est que le jeune tubard Ati (à ne pas confondre avec Abi) a toujours été bercé par les formules incantatoires en vigueur en Abistan, telles que « Yölah est grand et juste, il donne et reprend à son gré », ou plus souvent « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », ou séparément « Yölah est patient », et « Abi est avec toi », repris par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion.
Ce qu’il faut préciser alors, c’est que Yölah est le nouveau nom de Dieu offert aux générations futures par les instances supérieures de l’Appareil, des décennies après la dernière Grande Guerre Sainte, dite aussi le Char, dans l’Abistan enfin purifié de toute présence ennemie assimilable à la Grande Mécréance.
Tout au long du roman, l’organisation à la fois très simple et très compliquée de l’Abistan sera décrite avec une foule de détails rappelant ceci ou cela au lecteur en dépit de l’avertissement initial de l’Auteur selon lequel tout cela n’a aucune espèce de réalité,- tout étant « parfaitement faux et le reste sous contrôle ».
L’Appareil de l’Abistan est ainsi dominé par les Honorables et autres hiérarques de la Juste Fraternité, constituée de 40 dignitaires hypercroyants choisis par Abi lui-même.
Une Administration pléthorique, on pourrait presque dire pharaonique (l’analogie avec l’Egypte ancienne se fera d’ailleurs dans la foulée), se trouve concentrée en la capitale de Qodsabad, mais il en sera question plus tard : quand Ati aura quitté le sanatorium pour un long périple caravanier, durant lequel il fera une rencontre décisive.
Dans l’immédiat, le lecteur en apprend cependant un peu plus sur le système de surveillance généralisée et de répression qui ne cesse de s’exercer avec le concours de la population pratiquant la délation à haute dose au nom de Yölah et de son Délégué.
« En Abistan il n’y avait d’économie que religieuse », apprend-on aussi, et bientôt on comprendra comment l’Appareil fait pisser le Dinar, pour parler trivialement,
Pèlerinages incessants, rassemblements monstres, exécutions publiques plus ou moins massives sur le Stade devant des foules intéressées à tous les sens du terme, commémorations des innombrables victoires sur l’Ennemi, commerce de reliques fabriquées de manière industriellee : tout est bon dans ce système clos qui ne vise qu’à produire et reproduire de la peur et de la soumission.
Est-ce à dire que la foi soit l’idéal absolu prôné par l’Appareil en Abistan ? Bien plutôt, une intuition soudaine fait comprendre à Ati qu’il n’en est rien :« Le Système ne veut pas que les gens croient ! Le but intime est là, car quand on croit à une idée on peut croire à une autre, son opposée par exemple, et en faire un cheval de bataille pour combattre la première illusion. Mais comme il est ridicule, impossible et dangereux d’interdire aux gens de croire à l’idée qu’on leur impose, la proposition est transformée en interdiction de mécroire, en d’autres termes le Grand Ordonnateur dit ceci : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter, dites et répétez que ma vérité est unique et juste et ainsi vous l’aurez constamment à l’esprit, et n’oubliez pas que votre vie et vos biens m’appartiennent ».
C’est au sanatorium, dans le premier des quatre livres du roman, que le noyau du doute a commencé de germer en Ati : « Quelque chose cristallisait au fond de son cœur, un petit grain de vrai courage, un diamant. »
Moins que la religion, ce qu’il rejette est cependant l’écrasement de l’homme par la religion, et l’abjection à laquelle il a participé en espionnant les voisins et en faisant semblant de se soumettre.
« Et, tout à coup, il eut la révélation de la réalité profonde du conditionnement qui faisait de lui, et de chacun, une machine bornée et fière de l’être, un croyant heureux de sa cécité, un zombie confit dans la soumission et l'obséquiosité. Qui vivait pour rien, par simple obligation, par devoir inutile, un être mesquin capable de tuer l’humanité par un claquement de doigts ». C’est dans la forteresse de Sin, transformée après la Guerre Sainte en sanatorium où les poitrinaires ont été relégués, chassés des villes comme des pestiférés coupables de tous les maux du pays, qu’Ati a découvert à la fois la nature du Système et la vision, qu’il croit encore inatteignable, d’un autre monde.
Or son voyage vers celui-ci va commencer…
Livre II (pp.73 -115)
L’originalité saisissante de 2084, qui distingue très nettement ce roman de la contre-utopie de George Orwell, rigoureuse et limpide dans sa construction et son économie narrative, c’est sa dimension monstrueuse et cauchemaresque, dans un espace à peu près incommensurable (les distances sont comptées en chabirs, et la traversée en diagonale de l’Abistan en compte plus de 50.000…) et une organisation générale et particulière connue des seuls Honorables, des grands maîtres de la Juste Fraternité et des cadres supérieurs de l’Appareil. Lorsque Ati quitte le sanatorium pour regagner la capitale de Qodsabad, distante de 6000 chabirs, c’est pour un périple qui va durer plus d’une année, dans un environnement désertique sillonné par des processions de pèlerins et des colonnes de camions porteurs de canons et autres lance-missiles. Or Ati ne sait encore que peu de chose de l’Abistan, en dépit de ce qu’il a entendu pendant son séjour, et c’est par bribes que le lecteur en apprend plus au fil du récit oscillant sans cesse entre une réalité renvoyant au monde que nous connaissons et un univers plus ou moins absurde. Sur la base d’un livre sacré genre Bible ou Coran, intitulée Gkabul, la vie en Abistan est entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. « Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’est le Mal et ce qu’est le Bien », est-il écrit dans le Gkabul (verset 618 du chapitre 30, comme chacun se le rappelle), de fait l’homme n’a rien d’autre à savoir que son bonheur est garanti par Yölah et Abi.
Dans les migrations géantes observées par Ati durant son voyage, où voisinent des fonctionnaires de l’Appareil et des cortèges de théologiens et autres pèlerins cheminant d’un lieu saint à l’autre, l’on remarque aussi des femmes couvertes de la tête aux pieds de sombres burniqabs, contraintes de marcher loin en arrière des hommes tant elles dégagent d’aigre puanteur.
Mais voici qu’Ati rencontre, en voyage, un certain Nas, archéologue de son âge qui lui dit avoir découvert un village antique jamais touché par la Grande Guerre sainte, dont la révélation de l’existence risque de bousculer l’édifice des dogmes vu qu’il semble plus ancien que le Gkabul et date probablement d’un temps antérieur à la naissance d’Abi , quand le nom de Yölah n’était pas encore apparu. Or cet épisode fait apparaître une première fois les terribles rivalités qui divisent les hiérarques de la Juste Frtarenité et de l’Appareil, et l’on enverra plus tard les conséquences. Quant à Ati, arrivé à Qodsabad, il va se lier avec un certain Koa, fils en révolte d’un éminent Honorable, qui a passé des années à lire les saintes écriture sans cesser, comme Abi, de se poser des questions.
Tous deux se passionnent, en outre, pour la langue de l’Abistan, cet abilang que Koa a étudié à l’Ecole de la Parole divine. Dans un passage relevant de la conjecture para-scientifique, qui ravirait un Houellebecq ou un Philip K. Dick , renvoyant aussi à La Fabrique d’absolu de Karel Capek, Boualem Sansal prête à son héros une découverte, en matière de langage, qui va bien au-delà du paradoxe. Evoquant la manière dont « les paroles chargées de la magie des prières et des scansions répétées à l’infini s’étaient incrustée dans les chromosomes et avaient modifié leur programme », Ati a la révélation « que la langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire »… Si l’on en reste là, sous couvert d’ironie cinglante, sur l’observation « scientifique » de l’abilang, Ati va mesurer le pouvoir effectif de cette novlangue sur les multitudes au moyen de formules ressassées inlassablement, telles : « Le mensonge c’est la vérité », ou « La logique c’est l’absurde », ou encore « La mort c’est la vie », etc.
Autre observation carabinée, à caractère sociologique, marquant l’exploration, par Ati et Koa, du ghetto de Qodsabad : le fait que cette cour des miracles en forme de dédale où grouillent tous les déchets de la société, mécréants de toute sortes, éléments asociaux et autres femmes exhibant impudiquement leurs visages, soit en même temps un quartier d’intense et lucratif commerce que l’Appareil se garde de « nettoyer ».
C’est par ailleurs de son odyssée en ce monde interdit qu’Ati rapporte la preuve qu’un anti-Système cohérent se perpétue dans le ghetto, une « culture de la résistance, une économie de la débrouille ».
« Il y aurait beaucoup à dire sur le ghetto, ses réalités et ses mystères, ses atouts et ses vices, ses drames et ses espoirs, mais réellement la chose la plus extraordinaire, jamais vue à Qodsabad, était celle-ci : la présence des femmes dans les rues, reconnaisssables comme femmes humaines et non comme ombres filantes, c’est-à-dire qu’elles ne portaient ni masque ni burniqab et clairement pas de bandages sous leurs chemises. Mieux,elles étaient libres de leurs mouvements, vaquaient à leurs tâches domestiques dans la rue,en tenues débraillées comme si elles étaient dans leurs chambres, faisaient du commerce sur la place publique, participaient à la défense civile, chantaient à l’ouvrage, papotaient à la pause et se doraient au faible soleil du ghetto car en plus elles saveint prendre du temps pour s’adonner à la coquetterie. Ati et Koa étaient si émus lorsqu’une femme les approchait pour leur proposer quelque article qu’ils baissaient la tête et tremblaient de tous leurs membres. C’était la vie à l’envers ».
Comme on le voit dans cet extrait, la prose deBoualem Sansal n’est pas toujours la plus fine, le conteur pratiquant lesouffle et l’énergie « dans la masse » plus que le style châtié. Maispeu importe : la vision du roman, et sa substance lestée de sens, lemélange vertigineux de lucidité et de délire imaginatif, de révolte et d’espoir, fondent la beauté sans fioritures et l’urgence de 2084.
Livre
3 (pp.119- 210)
« L’amitié, l’amour, la vérité sont des ressorts puissants pour aller de l’avant, mais que peuvent-ils dans un monde gouverné par des lois non humaines ? »
À cette question posée en exergue du troisièmelivre de 2084, il sera répondu de façon de plus en plus explicite, avecl’exposé des méthodes coercitives employée par l’Appareil afin de briser lamoindre velléité d’émancipation., sous prétexte de participer à laconsolidation d el’harmonie générale.
C’est ainsi qu’Ati a subi un interrogatoire serré par le Comité de la santé morale (Samo), sommé de faires on autocritique en bonne et due forme avant de s’entendre dire par les juges.« Va souvent au stade pour apprendre à châtier les traîtres et les mauvaises femmes, parmi eux se trouvent très certainement des adeptes de Balis le Rénégat, prends plaisir à les châtier. »
Dans le même espreit de salubrité collective,quelques milliers de prisonniers seront exécutés au même stade sanglant(« du renégat, du de la canaille, du fornicateur, des gensindignes ») après quarante jours de liesse populaire marquant la prétenduedécouverte d’un nouveau lieu saint où l’on annonçait d^’ores et déjà lepèlerinage de millions de pénitents : « Les réservations étaientprise pour les dix prochaines années. Tout s’était emballé, les genss’énervaient, les prix flambaient, ceux des burnis, des besaces, des baboucheset des bourdons atteignaient des niveaux fous, la pénurie menaçait. Une èrenouvelle était en route ».
Il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev,dans L’avenir radieux, ou du Swiftdes Voyages de Gulliver.
Est-ce à dire qu’il exagère ? Et comment ne pas se rappeler les très récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, à la punition de laquelle l’ami d’Ati, Koba, est supposé participer en tant que Pourfendeur ?
On pense aussi au terrifiant Metropolis deFritz Lang, ou au Château de Kafka, en pénétrant ensuite, avec Ati et Koa, dans le centre vital hyper-sécurisé de l’Abigouv: “La Cité de Dieu était un ensemble architectural comme on ne peut imaginer, c’était labyrinthique et chaotique à souhait, cela a été dut. Et impressionnant: entre ses murs se concentrait la totalité du pouvoir de l’Abistan. Selon Koa, qui s’y connaissait un peu en histoire ancienne, la Kiiba de la Juste Fraternité était la copie de la grande pyramide de la vingt-deuxième province, le pays du Grand Fleuve blanc. Le Livre d’Abi apprenait aux croyants que sa construction étaient un miracle accompli par Yölah lorsqu’en ces temps lointains il n’avait d’autre nom que Râ ou Rab ».
C’est pourtant dans ce cadre hautement paranoïaque que les compères Ati et Koa vont rencontrer un personnage en rupture apparente complète avec les coutumes vestimentaires de l’Abistan, vêtu d’étranges pièces d’habillements aux noms bizarres de pantalon ou de chemise, complétés par des souliers étanches…
Or le même Toz, collectionneur d’objets plus insolites les uns que les autres tels que chaises ou bahuts, tables ou bibelots, évoquera tout un monde disparu aux jeunes compères, leur parlant même d’une entité énigmatique au nom de Démoc ou peut-être Dimouc (« démo…démoc…démon ») dont le seul nom fait encore figure d’incongruité alors même qu’Ati se demande qui peut bien être ce Toz par lequel une porte secrète s’est ouverte en lui.
Et avec celle-ci, ce sera l’intranquillité assurée. « Une fois lancée, la machine du doute ne s’arrête pas. En peu de temps, Ati se trouva assailli par mille questions inattendues »...
(A suivre...)
Boualem Sansal, 2084. Gallimard, 273p.