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Lettres sur l'amitié

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De la sincérité et de ses limites. De la trahison, de la jalousie et de la mesquinerie. Que le caractère sacré de l'amitié est aléatoire et non absolu. 

Pour JYD, qui sait pourquoi.

DDindo3.jpgu cinéaste Richard Dindo à JLK, et de JLK à Richard Dindo.

Kriegstetten, Hôtel Sternen, ce 22 janvier 2007. - je reçois ce message de Richard Dindo, à propos de L’Ambassade du papillon, qui me touche beaucoup par sa franchise: «Cher Jean-Louis, j’ai lu ces derniers jours avec grand intérêt, je dirais même avec passion, vos « Carnets », car comme vous savez, j’ai toujours été un fanatique de la littérature autobiographique. Dites-moi tout de suite ce qu’est devenue la fille de votre éditeur, son destin m’a fendu le coeur. J’espère qu’elle est toujours vivante et qu’elle va de nouveau bien. J’ai constaté par ailleurs que nous avons été marqué par les mêmes écrivains, encore que certains dont vous parlez je ne les connais que de nom, dont Antunes, Onetti, Gadda et Cingria. J’aime beaucoup comment vous parlez de votre femme et de vos filles, de votre mère, frère et beau-frère et j’aime ce que vous dites sur l’écriture et la lecture. J’aime beaucoup aussi votre goût de l’amitié et de la conversation amicale et finalement votre générosité. Des choses qui me sont plutôt inconnues. Je ne me suis toujours intéressé qu’aux femmes, les hommes m’ont toujours un peu ennuyé. Vous n’êtes pas loin finalement de penser pareil. Seule chose qui m’a un peu dérangé par moments: certaines citations sur votre premier roman, des louanges de vos amis, m’apparaissent un peu trop narcissiques. Je trouve aussi que vous allez un peu trop loin dans votre critique du caractère de Chessex. Une critique sans doute justifiée, mais à mon avis il ne fallait pas publier tous ces détails, je veux dire qu’il ne fallait pas aller au bout de cette critique. Ça devient trop humiliant pour l’autre, objectivement humiliant. Vous le mettez trop à nu à mon goût, ça m’a gêné. N’oubliez pas que les artistes ne sont pas des gens comme les autres, leur grain de folie fait partie de leur génie, il ne faut pas les juger psychologiquement, ni moralement, ni même politiquement, sinon on ne s’en sort plus. Je trouve votre « Journal » incroyablement honnête et sincère, parfois presque un peu trop honnête. J’ai toujours l’impression qu’il faut savoir garder des secrets dans la vie et ne pas tout dire ce qu’on pense. La grandeur est dans ce qu’on arrive à cacher, ce que les autres ne sauront jamais de nous, ce qu’on ne sait pas soi-même et ce qu’on ne veut peut-être même pas savoir et surtout dont on ne veut pas que les autres le sachent. La vraie dimension des gens et des choses restera toujours leur part cachée, laissée à l’imagination. L’intelligence ultime se trouve aux frontière du non-dit et de l’indicible, dans cette part non seulement maudite des choses, mais tout simplement absente qui se trouve toujours ailleurs et qui reste introuvable. On n’a pas toujours besoin de tout dire pour être honnête, à vrai dire je n’aime pas trop ce culte de l’honnêteté de chez nous, ce moralisme protestant dont je me méfie et que j’essaye d’exterminer dans mes films par la rigueur, la distance, la laconie, la réduction impitoyable à ce que je considère être l’essentiel. Ce qui n’exclut pas l’émotion, au contraire, émotion et analyse, à travers la beauté du langage, voilà ce qui m’intéresse. Mais tout cela vous le savez aussi bien que moi et vous le faites souvent comprendre d’une manière très belle et très touchante. Je sais bien qu’un « Journal » n’est pas un roman épuré, réduit à l’essentiel, mais des notes prises du jour au jour dans l’improvisation et le chaos du quotidien. Dans l’ensemble je suis très en phase avec vous. Ayant remarqué que vous aimez beaucoup Jean Genet aussi, je vous enverrai prochainement mon film sur lui, qui s’appelle Genet à Chatila. Je vous souhaite une bonne semaine, bien à vous, Richard.»

Cette lettre m’a beaucoup intéressé, plus que tous les compliments sur L’Ambassade du papillon. Ce que Dindo me dit sur notre part cachée, et de la pudeur qu’il faut préserver, est tout à fait vrai, mais je vais tâcher de lui dire mon sentiment à ce propos. Voici d’ailleurs ce que je lui ai répondu: «Cher Richard, La petite fille est morte le 21 décembre 2000. J’en raconte la fin atroce dans mes carnets de cette année. Le petit garçon a retenu les parents en vie, qui se battent depuis contre le CHUV pour obtenir justice après deux erreurs médicales caractérisées. Les hiérarques de l’Administration se sont conduits comme des brutes, mais le procès civil est en train d’aboutir, qui ne ressuscitera pas l’enfant. Voilà. Pour le caractère extrême, à certains égards, de ces carnets, je vous donne entièrement raison, sans regretter rien. J’ai été comme ça à ce moment-là, obsédé par certaines choses qui me paraissent aujourd’hui dérisoires, et ressentimental autant que je suis sentimental. Ils ont paru obscènes à certains, d’autres les ont trouvé pudiques. Je n’en sais rien. Sur Chessex, vous avez raison, mais moi aussi. J’ai raconté l’animal dans notre amitié et dans sa trahison. Il est comme ça et je trouvais intéressant de le montrer comme ça, sans le juger vraiment pour autant. Par la suite, j’ai dit le pire bien de certains de ses livres, et du mal de ceux qui me paraissaient trichés. Je ne serai plus jamais ami avec lui, pas à cause de moi mais pour l’attitude qu’il a eue envers Bernard Campiche lors de la maladie de la petite fille. A la sortie de L’Ambassade du papillon, il m’a traîné dans la boue en appelant à mon interdiction professionnelle. Je ne lui en veux pas. Lorsque j’ai dit ce que je pensais d’un de ses derniers livres, il m’a dit que j’étais son meilleur lecteur. Ainsi de suite. Je ne suis pas dupe. Honnête? Je ne sais pas. Vous l’êtes sûrement plus que moi, parce que vous avez plus lutté que moi et que vous êtes n’êtes pas un dépravé moralisant comme je l’ai été jusqu’à ma rencontre de celle qui a changé ma vie. Pour le narcissisme, vous avez encore raison, comme ceux qui ont parlé d’un plaidoyer pro domo. Mais tout cela je le vis, comme l’amitié vertigineuse avec mon ami le Roumain, qui a failli finir dans le sang après avoir fait beaucoup souffrir ma douce. Pourtant je ne regrette rien de rien. J’essaie de ne plus faire de mal à ceux que j’aime et j’essaie de ne faire que ce que j’aime, donc les aléas de la vie sociale ne me touchent plus guère. Ces derniers temps, j’ai été content de vous rencontrer. A l’instant je suis seul dans ma chambre du Sternen à Kriegstetten après avoir assisté à l’ouverture des Journées de Soleure. Je vous remercie de la parfaite franchise de votre mot et vous enverrai à mon retour Les passions partagées, qui a d’autres qualités et d’autres défauts. Je vais aller racheter le Journal de Frisch que je ne trouve plus et me réjouis de voir votre film. Je travaille actuellement au troisième recueil de mes carnets qui s’intitulera Le souffle de la vie »…

C'était donc en 2007, entretemps j'ai publié le troisième recueil de mes carnets sous le titre de Riches Heures, à L'Age d'Homme, et Le souffle de la vie est devenu Chemins de traverse. Je tutoie désormais Richard Dindo et lui ai proposé de publier, dans Le Passe-Muraille, un extrait de son journal évoquant sa rencontre à New York avec Robert Frank, son père spirituel au même titre que Max Frisch...

 

Romain.jpgDe l’écrivain Jean Romain à JLK, et de JLK à Jean Romain

À La Désirade, ce 16 juin 2001.À l’écrivain et prof de philo Jean Romain qui m’envoie une longue lettre intéressante à propos de L’Ambassade du papillon, où il daube un peu sur ma naïveté (que j’aie pu, n’est-ce pas, faire confiance à des gens comme Jacques Chessex ou Vladimir Dimitrijevic !) et voit dans mon « aventure littéraire » une tentative de « nettoyer la saleté du monde », je réponds assez longuement et notamment ceci : « Vous avez l’air de penser que l’amitié est à mes yeux une valeur supérieure, mais je me le demande. Comme vous pratiquez le grec, vous devez avoir l’usage d’autres mots et notions dont je ne dispose pas. Il est certain que j’aime les gens (et à l’instant précis je puis vous dire que j’aime Dimitri et Maître Jacques, même si je ne désire plus les revoir), mais je me demande si je suis un ami sûr et si je tiens à l’amitié ? En fait, je tiens plus à la liberté qu’à l’amitié. En outre je tiens beaucoup plus à l’intimité qu’à l’amitié. Je tiens plus à la paix intérieure qu’à l’amitié. Je tiens plus à l’accomplissement de soi qu’à l’amitié. Divers crétins ont parlé de mon art de la brouille, comme si je prenais plaisir à rompre ou à m’éloigner d’amis décevants. Je vous assure que j’aime l’amitié, mais pas celle qui m’oblige à me trahir, et si j’ai rompu avec Dimitri et Maître Jacques, ce fourbe qui m’a traité partout de Judas après m’avoir trahi, c’est parce que tous deux m’empêchaient, chacun à sa façon, de rester libre… »  

 

Moeri70001.JPGDe l’écrivain Antonin Moeri à JLK, et de JLK à Antonin Moeri

À La Bruschetta, ce 31 juillet 2003. - Reçu ce matin une lettre de ce cher Antonin qui, demandant à Bernard Campiche quelle sorte de vie je mène, s’est entendu répondre que je m’étais bien amélioré depuis que je fréquentais moins « mon Roumain , ayant visiblement renoncé à l’ «éduquer ».  Pauvre Bernard à ragots. Quant à Tonio, je lui ai fait cette réponse sur un coin de table de la Bruschetta: « Caro Antonio, nous avons la chance d’avoir des maisons, d’avoir eu des pères et d’avoir de bonnes femmes, d’avoir de beaux enfants et de bons animaux de compagnie, et des jardins et plein de livres aussi. Moi si je m’écoutais je ne ferais plus que de la peinture, mais les mots veulent qu’on s’occupe d’eux, les mots et les poules. Parce que j’ai maintenant des poules. Une vache a vêlé cette nuit dans le champ d’en dessous, pendant le gros orage qui a terrifié notre scottish Fellow, dit Filou. Toute la nuit en outre mon ami que vous appelez « son Roumain » m’a envoyé des SMS de Zinal où pour la première fois il a découvert l’Altitude, les chanterelles, les chamois et les choucas. A ce propos cela m’amuse qu’on puisse penser que j’aie à « éduquer » mon Roumain. Certaines fins de nuit, quand il m’échappait définitivement, « mon » Roumain claquait un mois de salaire dans un cabaret tenu par la mafia russe, où il a une brochette d’amies roumaines plus caressantes les unes que les autres mais auxquelles moi, mesquin, j’ai toujours refusé de payer des Champ’s à 800 francs. J’appelle parfois Marius Daniel mon Brésil, parce qu’il est en effet ingouvernable, mais question de l’éduquer je ne dirai pas ça vu qu’il connaît mieux que moi la poésie et la sylviculture et l’art de parler aux petites filles et la pêche à mains nues. Mon Roumain est certainement « exalté », selon ton expression de pantoufle, du moins après deux ou trois fioles de rouge, mais avant c’est un être doux qui peut en remontrer à beaucoup en beaucoup de matières et par exemple je le trouve infiniment plus subtil dans certains jugements sur la vie ou les livres qu’un cerveau hypertrophié du genre d’Alexandre Zinoviev et plus « classe », humainement parlant, qu’un Dimitri ou qu’un Haldas. En tout cas je ne regrette aucune de nos folies, ni qu’on nous ait interdit à peu près tous les bistrots de l’Ouest lausannois ni moins encore de m’être brouillé avec l’ancienne équipe de souris blanches du Passe-Muraille qui ne supportait pas nos foucades, ni non plus d’avoir failli basculer plusieurs fois dans les précipices ou le coma éthylique, ni nos cassées de gueules réciproques, nos semaines de rage et tutti quanti. J’ai mis le hola à tout ça parce que mon ange gardien n’en pouvait plus, que ma bonne amie était à bout, que mes filles pleuraient et que l’infarctus s’annonçait grave à de multiples signes. Mais me suis-je amélioré pour autant ? Si oui c’est surtout ma phrase qui va mieux et mes aquarelles, et ça c’est aussi grâce à « mon » Roumain - grâce en somme à la vie qui est une grâce. » 

(Les deux dernières lettres de ce triptyque se retrouvent dans les pages de Chemins de traverse ; lecture du monde 2000-2005, à paraître ce vendredi chez Olivier Morattel)  

Image ci-dessus: Marius Daniel Popescu enfant.

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