Le plus fameux des écrivains romands s'est effondré hier soir, dans le bourg vaudois d'Yverdon-les-Bains, durant une causerie consacrée à l'un de ses livres, La Confession du pasteur Burg, préludant à la première de son adaptation théâtrale. Une interpellation virulente d'un spectateur sur l'affaire Polanski, dont il fut le fervent défenseur, est à l'origine de son effondrement. Il avait 75 ans.
C'est un grand styliste de la langue française qui vient de disparaître en la personne de Jacques Chessex, ainsi qu'un personnage quasi légendaire du monde des lettres romandes. La querelle, l’invective dans les cafés et les journaux, voire la bagarre à poings nus, n’auront point trouvé de représentant plus acharné que le meilleur des prosateurs romands apparus dans la filiation directe de Ramuz. Le dernier exemple d’un conflit spectaculaire auquel le Goncourt romand aura été mêlé remonte à la parution, en 1999, de son fameux pamphlet, Avez-vous jamais giflé un rat?, en réponse à un essai non moins virulent s’attaquant à lui sous la plume (à vrai dire médiocre) de l’enseignant lausannois Charles-Edouard Racine, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie.
Il y avait du forcené en Jacques Chessex, pour le pire autant que pour le meilleur. Rien de ce qui est écrit ne lui était étranger, pourrait-on dire de cet écrivain flaubertien par sa passion obsessionnelle, quasiment religieuse, du Monumentum littéraire. Chessex fut écrivain sans discontinuer et depuis toujours à ce qu’il semble, à l’imitation d’un père fou de mots avant lui (Pierre Chessex était historien, rappelons-le, spécialiste des étymologies), toute sa vie fut mise en mots et sa carrière d’homme de lettres, qui rappelle le fameux Eloi de Jules Renard, fit l’objet d’une stratégie tissée de plans et de calculs, de flatteries et de rejets, d’avancées sensationnelles (le premier Goncourt romand, en 1973) et de faux pas signalant la passion désordonnée d’un grand inquiet peu porté, au demeurant, à s’attarder dans les mondanités.
Jacques Chessex s’est portraituré maintes fois en renard, et c’est en effet la figure de bestiaire qui lui convient le mieux, rappelant la distinction d’Isaiah Berlin, à cela près qu’il y a aussi chez lui du hérisson bardé de piquants et rapportant tout à son Œuvre. Celle-ci n’a rien pour autant de statique ni de prévisible: elle impressionne au contraire par son évolution constante et son enrichissement, sa graduelle accession à une liberté d’écriture aux merveilleuses échappées, rappelant à l’évidence le meilleur Cingria ou le Traité du style d’Aragon.
L’œuvre de Jacques Chessex (né en 1934) tire l’essentiel de sa dramaturgie et de sa thématique d’un scénario existentiel marqué par le suicide du père, évoqué et réinterprété à d’innombrables reprises, à la fois comme une sombre nue zénithale et un horizon personnel dégagé, un poids de culpabilité et une mission compensatoire, une relation particulière avec la mort et un appel à la transgression.
L’œuvre de Jacques Chessex procède à la fois d’un noyau poétique donné et d’un geste artisanal hors du commun, d’un élan obscur et d’un travail concerté sans relâche. Dès la parution du premier de ses recueils, l’année de ses vingt ans, et avec les trois autres volumes qui ont suivi rapidement, le jeune poète se montre à la fois personnel, déterminé et bien conseillé, visant aussitôt la double reconnaissance romande et parisienne. Après quatre premiers recueils de poèmes qui s’inscrivent sans heurts sur la toile de fond de la poésie romande, l’écrivain va s’affirmer plus nettement dans les récits de La tête ouverte, publié chez Gallimard en 1962, et surtout avec La confession du pasteur Burg, paraissant en 1967 chez Christian Bourgois et qui amorce la série des variations romanesques sur quelques thèmes obsessionnels, à commencer par celui de l’opposition de l’homme de désir et des lois morales ou sociales. De facture plutôt classique, La confession du pasteur Burg, que l’auteur appelle encore récit, représente bel et bien le premier avatar d’un ensemble romanesque à la fois divers et très caractéristique en cela qu’il «tourne» essentiellement et presque exclusivement autour d’un protagoniste masculin constituant la projection plus ou moins directe de l’auteur. La cristallisation sera la plus dense dans Jonas, grand livre de l’expérience alcoolique, mais le romancier saura rebondir parfois à l’écart de l’autofiction, comme Le rêve de Voltaire l’illustre de la manière la plus heureuse. Ce qui nous paraît en revanche limité, chez le Chessex romancier, tient au développement des personnages et surtout des figures féminines, qui relèvent plus du type que de la personne intéressante en tant que telle.
Le lendemain de l’attribution du prix Goncourt 1973 à L’ogre, un certain Jean-Louis Kuffer publiait, dans La Tribune de Lausanne, un article intitulé Un roman fait pour le Goncourt, dont le ton de juvénile impudence contrastait évidemment avec les vivats locaux, et pourtant il y avait du juste dans la mise en exergue du côté fait de L’ogre, et nous dirions plus précisément aujourd’hui, et sans intention critique malveillante pour autant: fait pour la France.
A l’évidence, et de son propre aveu d’ailleurs, Jacques Chessex a conçu son œuvre comme une suite de batailles, et le lui reprocher serait vain, même s’il est légitime de préférer tel aspect de son œuvre à tel autre. A cet égard, ses «romans Grasset» participant, peu ou prou, à la veine d’un certain réalisme français, issu de Flaubert et de Maupassant, auquel Edouard Rod s’est également rattaché, ont sans doute compté pour l’essentiel dans la reconnaissance de Jacques Chessex par la France, même s’ils ne représentent pas, à nos yeux, la véritable pointe de son œuvre. Cela étant, celle-ci est à prendre dans son ensemble multiforme, marqué par des hauts et des bas mais intéressant en toutes ses parties.
Jacques Chessex n’a cessé, de fait, de creuser plusieurs sillons, en alternance ou simultanément: la poésie, rassemblée chez Bernard Campiche en 1999 dans la collection référentielle de L’Oeuvre, en 3 volumes comptant quelque 1500 pages; le roman ou les nouvelles, dont certains recueils (Où vont mourir les oiseaux ou La saison des morts) comptent parmi les plus belles pages de l’auteur; les proses, autobiographiques le plus souvent, mais tissées de digressions et portraits constituant un autre aspect du grand art de Chessex, du (trop) fameux Portrait des Vaudois à L’Imparfait si délié dans sa libre inspiration et respiration, ou de Carabas à l’admirable Désir de Dieu; enfin de nombreux essais, dont un Charles-Albert Cingria qui a fait date et un très remarquable Flaubert, Les saintes écritures consacrées aux auteurs romands et nettement plus datées, entre autres écrits sur des peintres et autres lieux.
Dans la postérité de Ramuz, l’œuvre de Jacques Chessex est incontestablement, avec celles d’Alice Rivaz, de Maurice Chappaz ou de Georges Haldas, des plus marquantes de la littérature romande et francophone. Du seul point de vue des pointes de son écriture, Chessex nous semble n’avoir qu’un égal, en la personne de Maurice Chappaz. Or ce qui saisit, chez cet écrivain littéralement possédé par le démon de la littérature est, malgré des hauts et des bas, sa capacité de rebondir, de se rafraîchir et d’entretenir un véritable jaillissement créateur continu, comme dans la formidable galerie de portraits de ses Têtes ou dans Le Désir de Dieu, qu’on pourrait dire son provisoire testament existentiel, esthétique et spirituel. Plus récemment, Jacques Chessex avait renoué avec la faveur du grand public au fil de narrations réalistes pleines de relief, tel Le vampire de Ropraz, en 2006, l'hommage émouvant intitulé Pardon Mère, en 2008, ou la reprise, en 2009, d'un récit consacré à un meurtre raciste des années de guerre en Suisse, intitulé Un Juif pour l'exemple...
Dossier spécial Jacques Chessex. Le Passe-Muraille, No 75. Mais 2008. Commandes: http://www.revuelepassemuraille.ch/index04.html
Commentaires
Et aussi sur le blog de Pierre Assouline, la République des livres: http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/10/10/pour-saluer-chessex
Ce sont la virulence, la colère et son coeur qui l'ont emporté finalement.
Je n'aimerais pas être dans la peau du type qui l'a provoqué hier soir.
†
C'est un grand de la littérature qui nous quitte. J'aime ses visions, ses excès, son style précis, ciselé, taillé au burin, ses appétits de vie comme ses obsessions de la mort, son versant sombre et lumineux, baroque. Je me souviens du choc ressenti à la lecture de Carabas, paru en 1971, que je vais relire. Chessex aimait l’amour, le vin, les mots, la folie, les oiseaux, la lumière dans les arbres. Il était hanté et savait restituer ce qui de la hantise nous rend proche de l’autre.
« Graine, aguet. La chance d’une vie et l’effroi dans la fibre qui se sait mortelle.
Le vin, la lampe, la table, la main tenant le couteau et le verre. Toute la force, en somme. Pourtant la menace ne cesse pas dans le tableau comme la foreuse ouvre son chemin de mort. Et je pense aussitôt à ces arbres aujourd’hui s’abattant sous la hache dans l’horrible bruit des branches brisées et déchirées en pleine lumière. » (Bréviaire)
« Laissez-moi aller à rien.
Laissez-moi aux cimetières introuvables.
La mort n’est pas difficile à celui qui rejoint le premier site.
La mort est douce à celui qui se couche aux étages clairs,
parmi les labyrinthes d’ailes et les chants. »
("Où vont mourir les oiseaux", 1980).
En fait je ne devrais pas signer NLR – pardon Jacques, qui nous voit de là-Haut – je devrais mettre Nicolaï Lo Russo. Et faire un lien. Voilà, c'est fait.
Quelle triste jour, un grand écrivain s'en va. Ces lignes d'"Où vont mourir les oiseaux" sont très belles, et de circonstance. Mais le recueil de nouvelles est difficile à trouver, espérons qu'il soit réédité.
Belle réponse à votre article sur ce site...
http://peterrothenbuhler.bleublog.lematin.ch/archive/2009/10/10/jacques-chessex.html#comments
Voici une belle réponse à votre article....
http://peterrothenbuhler.bleublog.lematin.ch/
Cette attaque de Peter Rothenbühler est d'une telle mesquinerie - dont il m'accuse... - et d'une telle démagogie que je devrais en être surpris, sauf que la démagogie est l'air même que respire le rédacteur en chef du Matin. Il me reprochera mon manque de confraternité, alors même qu'il me traite avec vilenie, mais bon: je crois l'avoir mouché gentiment, cela m'a coûté un peu d'énervement, et voilà tout...
Je viens de retrouver Carabas dans mon foutoir... à relire et relire.
Merci de cet article (et que cessent les polémiques venimeuses dont certains souffrent et dont d'autres meurent...)
Faut-il vraiment s'étonner de voir M. Rothenbühler prendre des mines de talapoin et de moraliste dépité pour défendre l'"image" de Jacques Chessex ? Ce pourrait être amusant. C'est simplement affligeant... Jacques Chessex n'a pas besoin d'un tel thuriféraire. Son œuvre suffit. Passons outre.
À l'instant Maître Jacques repose dans la pénombre de Saint-Roch. Je lui devine un doux sourire. Repose en paix, le poète.
J'avais écrit une petite note sur lui dans mon site http://ungraindesable.hautetfort.com/archive/2006/05/01/jacques-chessex.html
En cliquant sur l’émission « La Librairie Francophone » vous allez entendre Jacques Chessex parler de ses passions et sa colère après avoir attendu 1 h30 derrière une vitre à écouter de la mauvaise musique.
Mourir pour défendre Polanski... c'est vraiment bête !
Lu l’article dans Libé que Lindon consacre à Chessex. Notamment la citation de “Monsieur”, ce passage sur les cris de fer rouge de la fille que couvre (viole ?) le père de Chessex, surpris en action par son fils.
Est-on en droit de penser que si quelqu’un devait mourir d’être questionné sur son soutien à Polanski, c’était Chessex ?
Ne mélangeons pas tout. L'écrivain n'a jamais vraiment cassé le morceau à propos de son père, dont le motif du suicide reste obscur. Dans Le Pasteur Burg, il est question des relations d'icelui avec une jeune catéchumène, pas d'un enfant. Dans L'économie du ciel, ou plus exactement dans le marketing de ce livre plein de sous-entendus, le fils accuse (à mots couverts) le père d'avoir assassiné la logeuse de la jeune élève du père, mais pas d'un enfant non plus. J'avais dénoncé l'usage que Chessex avait fait, dans les médias, de ce soupçon de meurtre que rien de sérieux n'étayait, et il s'en repent dans Pardon mère. Mais ces zones troubles n'ont pas de rapport direct avec la défense de Polanski. Jacques Chessex a pris la défense d'un artiste aussi pétri de contradictions que lui, mais pas du tout de la pédophilie en tant que telle - pour autant que je le connaisse, et je le connais un peu quand même...
C'est un auteur que je lisais depuis peu..excessif sans aucun doute , et très sombre...
le reste ne m'intéresse pas...Seuls les mots devraient comptés et l'usage qu'on en fait en littérature...
Jacques Chessex (prix Goncourt 1973) et sa captivante "confession" :
http://lesseptembriseurs.blogspot.com/2009/11/une-trame-puissante.html
Un grand auteur que je ne connais que par le "Portrait d'une ombre". J'ai acheté le livre de son prix Goncourt pour m'y replonger.
Il avait aussi quelque chose du taureau, non? C'est vraiment intéressant, de dire que pour plaire aux Français, il faut faire dans une certaine école réaliste issue de Flaubert et Maupassant. C'est profondément vrai, mais vous relativisez (à juste titre) l'intérêt de cette école en soi, alors qu'à Paris, on croit souvent que c'est le sommet de l'évolution littéraire, et que rien n'est plus "universel". Il faudrait aussi être capable de porter à Paris non ce qui est susceptible de plaire aux Français, mais un tel débat, avec de telles idées. Car la classe intellectuelle universaliste française a aussi quelque chose d'assez fermé au reste de l'univers, je pense. Eriger en valeur universelle ce qu'on fait dans son village, cela permet aussi de ne pas beaucoup s'intéresser à ce qu'on fait dans l'ombre du clocher d'en face. Celui-ci apparaît trop immédiatement comme simple clocher, contrairement à celui qu'on a derrière et au-dessus de soi, et qu'on ne voit pas.
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